Valérie Faudon est la Déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire. (©EDF-Christophe Guibbaud)
La Société française d’énergie nucléaire (SFEN) a publié le 9 février un livre blanc à l’attention des candidats à l’élection présidentielle française(1). Elle y expose 6 grandes recommandations pour « donner une nouvelle ambition à la filière nucléaire française ». Nous avons interrogé sur ce sujet Valérie Faudon, Déléguée générale de la SFEN et ancienne directrice marketing d’Areva.
1) Dans quelle situation se trouve aujourd’hui la filière nucléaire française ?
La filière nucléaire française a vécu une année assez difficile en raison des recapitalisations et du lancement d’un audit de grande ampleur sur le parc de 58 réacteurs. Elle constitue toutefois toujours un atout énorme pour le pays, tant d’un point de vue économique qu’industriel et environnemental.
Les prix de l’électricité en France figurent, grâce au nucléaire, parmi les moins chers au sein de l’Union européenne. Les ménages allemands paient par exemple leur électricité 70% plus cher que les ménages français. Le prix de l’électricité pour les industriels français est inférieur de 25% à la moyenne européenne. Le nucléaire apporte ainsi un atout économique considérable, tant pour le pouvoir de marché des ménages que pour la compétitivité de l’industrie.
Le nucléaire est la 3e filière industrielle en France (derrière l’aéronautique et l’automobile), avec 2 500 entreprises et 220 000 employés. Signe du très haut niveau de technicité de cette filière, le taux de qualification moyen des employés du nucléaire est 2 fois plus élevé que la moyenne de l’industrie française : deux tiers d’entre eux sont cadres ou techniciens agents de maîtrise. La France exporte chaque année, grâce à l’énergie nucléaire, près de 6 milliards d’euros de biens et services et 2 milliards d’électricité.
Le nucléaire constitue enfin un atout environnemental pour la France, tant dans la lutte contre le réchauffement climatique que pour la qualité de l’air. La production électrique française est décarbonée à près de 94%(2), ce qui constitue la meilleure performance au sein du G7. Les centrales nucléaires ne produisent ni particules fines, ni oxydes de soufre (SOx) ou d’azote (NOx).
2) Quel bilan tirez-vous des décisions ayant affecté la filière française au cours des dernières années ?
Alors que la filière nucléaire se réorganise et va être recapitalisée, la question que nous nous posons aujourd’hui est celle de l’ambition qui sera définie lors des 5 prochaines années. Il est nécessaire d’avoir une vision d’avenir plutôt que d’évoquer une fermeture de centrale (Fessenheim) ou une limitation de production (la loi de transition énergétique prévoit que la part du nucléaire dans la production électrique française soit réduite à 50% en 2025 contre 72,3% en 2016).
Avant le chantier de Flamanville, la France n’avait pas construit de centrale nucléaire depuis 15 ans, ce qui a entraîné une perte d’expertise. Nous avons soutenu l’investissement d’Hinkley Point et il est capital d’engager de nouveaux chantiers pour maintenir et même développer cette expertise. Avec la centrale d’Hinkley Point, près de 7 000 emplois en France devraient être créés selon PricewaterhouseCoopers qui évalue qu’un EPR construit en Europe entraîne la création de 3 500 emplois en France. EDF dispose en outre d’un très bon contrat au Royaume-Uni : le « contract for difference » lui garantit une rentabilité exceptionnelle de 10% de son capital investi.
Il est donc tout à fait normal qu’EDF ait actuellement besoin d’investissements. La filière nucléaire intervient sur de grandes infrastructures très capitalistiques avec une rentabilité sur des temps longs. Rappelons qu’EDF a fourni d’importants revenus à l’État français sous forme de dividendes : près de 20 milliards d’euros ont été versés à l’actionnaire principal du groupe au cours des dix dernières années, soit 2 milliards d’euros par an. Il semble logique que cet actionnaire qui a beaucoup bénéficié de cette manne laisse une partie de ses dividendes dans l’entreprise pour lui permettre d’investir aujourd’hui.
Le rapprochement avec Areva constitue par ailleurs une clarification opportune pour partir à l’export. Les perspectives mondiales du marché nucléaire sont excellentes : 70 réacteurs sont en cours de construction et l’AIE recommande de doubler la capacité du parc nucléaire mondial d’ici à 2050 pour tenir l’engagement des « 2°C » conclu lors de la COP21. Les industriels français doivent se positionner sur ces marchés, en particulier en Asie. En Inde, près de 300 millions de personnes n’ont par exemple pas encore accès à l’électricité.
3) Vous souhaitez que la France soit « le pays où s’invente le nucléaire du futur ». Quelles sont vos recommandations pour y parvenir ?
Nous souhaitons que la France se situe parmi les 3 ou 4 premières nations en matière de « nucléaire du futur » à l’horizon 2030, ce qui implique de placer l’innovation au cœur de notre réflexion. Le nucléaire est une énergie jeune, le premier réacteur civil en France datant de la fin des années 1950.
Il existe aujourd’hui une réelle effervescence autour de nouveaux modèles de réacteurs nucléaires, dans le contexte de la lutte contre le réchauffement climatique. Aux États-Unis, Bill Gates et de nombreux fonds privés investissent dans des start-up de solutions d’énergie bas-carbone, tant renouvelables que nucléaires. Près de 50 start-up travaillent dans ce pays sur les nouveaux réacteurs nucléaires en tirant parti des nouveaux outils de simulation numérique. Ce sont les « SpaceX » du nucléaire. La Chine a également lancé des programmes de recherche sur tous les nouveaux designs de réacteurs.
La France a la capacité de participer à ce mouvement. Nous travaillons déjà sur les prochaines générations de réacteur à eau légère avec l’EPR « Nouvelle Modèle » (EPR NM) qui doit permettre de couper les coûts de 30% par rapport à l’EPR actuel. Des recherches portent également sur des petits réacteurs modulaires qui font aussi l’objet d’une attention particulière aux États-Unis (NuScale y travaille sur un réacteur modulaire de 50 MW). La France étudie également les réacteurs à neutrons rapides avec le projet Astrid qui fait l’objet d’un partenariat très fort avec le Japon et le Royaume-Uni. La filière nucléaire française travaille enfin sur des designs de réacteurs plus futuristes comme les réacteurs à sels fondus portés par le CNRS.
Il existe donc de nombreux modèles de réacteurs différents étudiés par la France avec différents partenaires. Au-delà du design des réacteurs, la filière nucléaire française se positionne sur des « briques » technologiques (matériaux, numérique, combustible, etc.) et est capable d’intervenir sur des sous-ensembles à l’étranger, comme c’est déjà le cas sur des réacteurs russes et coréens. La France dispose également d’importantes infrastructures de recherche au sein desquelles peuvent être développés et testés de nouveaux concepts de réacteurs, avec notamment de gros moyens de simulation au CEA.
A l’image de la mission « French Tech », nous souhaitons qu’une « French Tech Nucléaire » soit lancée afin d’en faire un accélérateur d’innovations. Le plateau de Saclay dispose d’énormément d’universités et d’écoles d’ingénieurs et pourrait constituer un centre d’innovations comme la Silicon Valley. Des collaborations tripartites ont été mises en place entre le CEA, Areva et EDF et devraient être élargies à d’autres acteurs pour encourager encore l’innovation.
L’Union européenne est aujourd’hui trop timide sur la question du nucléaire en raison de l’opposition de quelques pays. Il y a pourtant 14 pays qui sont favorables à cette énergie et ils doivent pouvoir collaborer sur le nucléaire du futur. Le seul projet sur lequel il y a une coopération aujourd’hui est le projet de fusion ITER qui porte sur un horizon de temps lointain, aux horizons de 2100 au niveau industriel. Trop peu de financements européens portent sur la fission nucléaire : l’argent dédié n’est en outre pas orienté vers les réacteurs du futur mais sur des problématiques de sûreté et de gestion des déchets, comme s’il n’y avait pas de future génération de réacteurs à développer en parallèle.
4) Selon vous, « réussir la transition énergétique » en France nécessite une forte électrification des transports et de l’habitat. Quelles sont vos attentes dans ces secteurs ?
Nous disposons d’une électricité décarbonée qu’il est possible d’utiliser pour décarboner d’autres secteurs comme les transports et l’habitat où se concentrent l’essentiel de la consommation d’énergies fossiles. Certains pays ont des ressources naturelles exceptionnelles comme l’Islande, la Norvège, le Costa Rica et d’autres ont misé sur le nucléaire et les renouvelables comme la France, la Suède ou la Suisse.
Dans les transports, nous plaidons pour un objectif de 45% de véhicules électriques et hybrides rechargeables en circulation en France à l’horizon 2050, sur la base du rapport de l’ANCRE.
Pour l’habitat, la dernière réglementation thermique (RT2012), très axée sur l’efficacité énergétique, a conduit à une croissance importante de la consommation de gaz dans les logements neufs, son mode de calcul reposant essentiellement sur la consommation d’énergie primaire. Un outil augmentant l’efficacité énergétique ne diminue ainsi pas nécessairement les émissions de gaz à effet de serre. Nous avons donc demandé un audit de la RT2012 et une discussion transparente sur les méthodologies utilisées avant la rédaction de la RT2018.
5) L’Anccli(3) a également alerté les candidats à l’élection présidentielle sur les enjeux de sûreté. Le nucléaire est-il vraiment « peu cher et sûr » aujourd’hui ?
En intégrant l’investissement lié au programme « Grand Carénage », estimé à 50 milliards d’euros par EDF, la Cour des Comptes estime le coût complet de production du nucléaire à 56,5 euros/MWh en 2025, un coût inférieur à ceux des énergies renouvelables présentés récemment par l’Ademe.
Pour rappel, le prix de l’électricité aux particuliers est schématiquement constitué des coûts de production, de réseaux et des taxes. Les subventions dont bénéficient les énergies renouvelables comptent pour une part importante desdites taxes. En Allemagne, ces taxes constituent aujourd’hui la moitié du prix de l’électricité dont s’acquittent les particuliers et les subventions pour les tarifs d’achat garantis atteignent 24 milliards d’euros par an, contre 5 milliards par an en France selon les données de la CRE.
Les méthodologies de calcul de ces coûts ne sont pas évidentes et il faut également prendre en compte les services rendus par les différentes énergies : le nucléaire présente la particularité d’être programmable et disponible 24h sur 24h.
Pour le nucléaire comme les renouvelables, l’essentiel du coût de production est constitué par l’amortissement de l’investissement initial. Ces filières ont donc besoin d’une visibilité sur le prix de vente de l’électricité, à l’image du système britannique de « contract for difference » en versant une prime entre le prix de marché de gros et un prix garanti.
En matière de sûreté, l’exercice que vient de vivre le parc français avec une série de contrôles démontre que le système fonctionne : après un audit sans précédent, l’ASN autorise les redémarrages de réacteurs, ce qui conforte l’idée que ces derniers sont sûres.
Il est désormais possible de simplifier la chaîne de contrôle de la filière tout en renforçant la sûreté. Nous avons à ce titre recommandé la mise en place d’un groupe de travail multi-parties sous l’autorité de l’Etat pour identifier les opportunités de simplification de la réglementation. Cette simplification est réclamée par les nombreuses petites entreprises de la filière. Nous recommandons également des consultations en amont sur les réglementations pour vérifier la faisabilité industrielle et une stabilité dans le temps du cadre réglementaire, ce qui est une attente commune de toutes les industries.
Sur la question des déchets radioactifs, pour diminuer leur volume et mieux valoriser les matières des combustibles usés, la filière nucléaire a développé des capacités technologiques uniques au monde permettant le recyclage de 96% des matières issues du combustible usé. Ces matières recyclées peuvent être utilisées pour produire de nouveaux combustibles (MOX). Cette technique permet de diviser par 5 le volume des déchets HAVL (haute activité à vie longue) et de produire chaque année 10 % de l’électricité française. Par ailleurs, l’Andra a déjà mis en place des solutions de stockage pour 90% du volume de déchets radioactifs produits en France. Ces déchets, qui représentent une quantité réduite (2 kg par an et par personne) et un faible niveau de radioactivité, sont conditionnés et stockés en surface dans deux centres exploités par l’Andra dans l’Aube. Ils continueront d’être surveillés le temps que leur radioactivité décroisse. Pour les 10% de déchets restants à plus haute activité, l’Andra étudie la création d’un centre de stockage (Cigéo) situé dans une formation géologique stable, capable de confiner la radioactivité de ces déchets sur de très longues échelles de temps.
6) Quel regard portez-vous sur la place du nucléaire dans ce début de campagne de l’élection présidentielle ? Avez-vous échangé avec des candidats ?
Notre livre blanc vient d’être publié et nous n’avons pas eu de retours à ce jour. Le nucléaire n’est ni de droite, ni de gauche. Historiquement, le parc français s’est d’ailleurs développé sous des gouvernements de gauche et de droite : le lancement du programme nucléaire a été décidé par Pierre Messmer et l’essentiel des centrales ont été construites sous la présidence de François Mitterrand.
Il doit y avoir un socle consensuel dans cette campagne. Nous souhaitons que les décisions soient prises sur la base de données exactes et de rapports reconnus. Une grande partie de la loi de transition énergétique pour la croissance verte portait sur l’arbitrage du mix électrique entre renouvelables et nucléaire. Cela n’a pourtant rien à voir avec la transition qui consiste d’abord à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Une confusion s’est créée sur ces sujets : on peut dire qu’on veut réduire le recours au nucléaire pour certaines raisons mais sûrement pas pour lutter contre le réchauffement climatique et la pollution de l’air.