Peter Budgell est analyste sur l'approvisionnement pétrolier au sein de l’Office national de l’énergie du Canada. (©Suncor)
Si le Canada est le 5e producteur mondial de pétrole (derrière les États-Unis, l’Arabie saoudite, la Russie et la Chine), il le doit à ses gisements de sables bitumineux qui le placent au 3e rang en matière de réserves prouvées (derrière le Venezuela et l’Arabie saoudite). Face à la chute des cours du brut, l'Alberta est toutefois en difficultés et le Premier ministre canadien Justin Trudeau a récemment annoncé une aide financière pour relancer l'économie de cette province pétrolière. Les sables bitumineux sont d’autre part montrés du doigt en raison de leur impact environnemental. Quel sera l’avenir de ces ressources ?
Nous avons interrogé sur ce sujet Peter Budgell et Natalia Lis qui sont respectivement analyste de l’approvisionnement pétrolier et analyste de marché au sein de l’Office national de l’énergie du Canada(1).
1) En quoi l'exploitation des sables bitumineux se distingue-t-elle de celle des autres types de pétrole ?
Les sables bitumineux sont composés de sable, d’argile, de bitume brut et d’eau déposés dans des gisements situés à plusieurs endroits du globe. Ces gisements peuvent être exploités au moyen de techniques d’extraction, soit à ciel ouvert, soit « in situ » (autrement dit, « sur place »).
L’extraction à ciel ouvert est envisageable pour des gisements situés à moins de 65 mètres de profondeur. On utilise alors des pelles mécaniques et des camions géants pour accéder aux sables bitumineux en surface, le bitume étant ensuite séparé de l’argile à l’aide d’eau chaude et de produits chimiques. On estime que les zones où l’extraction à ciel ouvert est réalisable s’étendent sur à peu près 4 800 km2 au Canada, ce qui correspond à seulement 3% de l’étendue totale des gisements canadiens de sables bitumineux (qui couvrent une surface d’environ 142 000 km2).
Les gisements plus profonds sont exploités en utilisant les méthodes « in situ » qui consistent à récupérer le bitume directement sous terre au moyen de forages. Il existe alors deux techniques principales : la production « primaire » et la production par méthodes thermiques.
L’extraction est dite « primaire » lorsque le bitume peut être récupéré dans un puits sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à de la chaleur, comme dans les environs de Peace River (nord de l’Alberta) et de Cold Lake (est de l’Alberta). Ce cas de figure dépend notamment de la viscosité du bitume ainsi que de la pression et de la température des gisements. Les sites offrant de telles conditions sont limités et la part de cette récupération primaire dans la production « in situ » totale a diminué de 42 % en 2000 à 23 % en 2014. Ce déclin devrait se poursuivre et cette part atteindre 11 % en 2040.
L'exploitation in situ « thermique » exige beaucoup plus d’énergie : elle consiste à utiliser du gaz naturel pour chauffer de l'eau et injecter la vapeur ainsi produite dans le gisement pour réchauffer le bitume. Cela réduit la viscosité de ce dernier qui peut alors être pompé jusqu'à la surface.
Depuis 2014, la récupération « in situ » est devenue la méthode privilégiée d'exploitation des sables bitumineux et devrait continuer à l’être dans les décennies à venir. En 2040, on estime qu’elle s’élèvera à 66 % de la production totale de bitume.
Les sables bitumineux sont un mélande de sable, d’argile, de bitume brut et d’eau. (©Suncor)
2) Quel est le poids des sables bitumineux dans la production canadienne de pétrole ? Et quel est leur potentiel de croissance ?
En 2015, la production canadienne provenant des sables bitumineux a atteint 2,37 millions de barils par jour (Mb/j) de pétrole brut et d’équivalents (notamment des diluants qui permettent de faciliter son transport par pipeline), soit 61% de la production totale canadienne de 3,9 Mb/j.
Selon nos projections actuelles, la production tirée des sables bitumineux augmentera de plus de 0,8 Mb/j au cours des cinq prochaines années pour atteindre 3,3 Mb/j en 2020(2). Elle devrait même doubler entre 2015 et 2040 et atteindre 4,8 Mb/j à cet horizon.
Pour rappel, les gisements de sables bitumineux contiennent 97 % des réserves prouvées de pétrole au Canada qui s'élèvent à 171 milliards de barils, d’après les estimations établies à fin 2014, ce qui en fait les troisièmes réserves au monde après le Venezuela et l’Arabie saoudite.
3) Où sont situés les principaux gisements de sables bitumineux ?
Les gisements des sables bitumineux les plus exploités se trouvent dans le nord-est de l'Alberta (ouest du Canada) mais ils s'étendent jusqu'à la province voisine de Saskatchewan (plus au centre du pays). Il est important de rappeler qu'on retrouve également des gisements des sables bitumineux dans d'autres endroits du globe tels que les États-Unis, la Russie et le Venezuela, bien que ces gisements ne soient pas aussi développés qu’au Canada.
L’existence des gisements des sables bitumineux au Canada est connue de longue date, ce qui a pu contribuer à leur développement dès les années 1960. L’ampleur de la ressource a probablement aussi favorisé l’exploitation plus intensive de ces gisements au Canada.
4) Quel est le seuil de rentabilité des gisements de sables bitumineux et quel impact a eu la chute des cours sur leur exploitation ?
La récupération in situ constitue la méthode la plus économique pour extraire les sables bitumineux. Les producteurs ont besoin d'un prix autour de 50 à 60 dollars par baril(3) pour couvrir tous leurs coûts. Les procédés d'extraction à ciel ouvert, de séparation et de valorisation sont plus dispendieux car ils impliquent de convertir le bitume en pétrole de qualité supérieure, le plus souvent en pétrole léger synthétique. Le bitume peut également être transformé en carburant et en lubrifiant dans les raffineries ou utilisé dans les usines pétrochimiques.
Dépenses en immobilisations : investissements nécessaires pour développer un nouveau projet ($/b de capacité) | Seuil de rentabilité* (équivalent de WTI en $US/b) | |
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Récupération « in situ » | 25 000 – 45 000 | 50 – 60 |
Extraction à ciel ouvert, séparation et valorisation** | 100 000 – 120 000 | 80 – 100 |
Extraction à ciel ouvert, séparation (aucune valorisation) | 55 000 – 75 000 | 80 – 90 |
* Comprend un taux réaliste de rendement après impôts, généralement de l'ordre de 10 à 15%.
** Conversion du bitume en pétrole plus léger, de qualité supérieure.
Vu les prix actuels, il est probable que certains producteurs vont avoir des difficultés à défrayer leurs coûts d'opérations. A court terme, on estime toutefois que les répercussions des prix bas du pétrole brut sur la production tirée des sables bitumineux seront limitées. On ne s'attend pas à ce que les producteurs de sables bitumineux réduisent leur production provenant des projets actuellement en cours d'exploitation. La croissance de la production au cours des cinq prochaines années devrait ainsi demeurer inchangée par rapport à celle des dernières années.
Ce n'est qu'après 2020 que les décisions prises aujourd'hui de reporter la mise en production de nouveaux gisements ou d'annuler des projets risquent de diminuer la croissance de la production. En effet, des projets portant sur un potentiel de production de plus de 700 000 b/j ont déjà été annulés ou reportés(4).
5) Quel est la part du pétrole issu des sables bitumineux qui est actuellement exportée ? L'abandon du projet d’oléoduc Keystone XL est-il susceptible de freiner l'exploitation de ces hydrocarbures ?
En troisième trimestre de 2015, le Canada a exporté 907 333 barils de « pétrole bitumineux » par jour, ce qui représentait environ 40% de la production totale issue des sables bitumineux(5). Le dernier rapport de l’Office national de l’énergie comporte un scénario de capacité limitée qui s'intéresse aux répercussions qu'aurait sur la filière énergétique canadienne l’absence de construction d'un nouvel oléoduc d'envergure (comme Keystone XL, Northern Gateway, Énergie Est et l'agrandissement de Trans Mountain).
Dans ce scénario, la capacité pipelinière de transport du pétrole brut de l'Ouest canadien atteindrait 4,0 Mb/j et les producteurs se tourneraient vers le transport ferroviaire pour acheminer l'excédent de production. Le transport du pétrole par chemin de fer porterait alors sur environ 1,2 Mb/j mais ce mode de transport est plus coûteux que les oléoducs. En posant comme hypothèse que les volumes additionnels de pétrole produits au Canada seront acheminés vers la côte américaine du golfe du Mexique, le coût supplémentaire pour transporter le pétrole brut lourd canadien par chemin de fer plutôt que par pipeline s’élèverait à environ 10 dollars américains par baril.
Dans ce scénario de faible capacité de transport, la production totale de pétrole brut canadien serait, en 2040, environ 8% inférieure à celle de notre scénario de référence.