Professeur de géopolitique de l'énergie à l’Université libre de Bruxelles
Président de la Société européenne des Ingénieurs et Industriels
Ça y est ! Le seuil de production de 100 millions de barils de pétrole par jour est désormais atteint. Il y a cinquante ans, on en consommait le tiers et c’est une perspective que beaucoup d’experts autoproclamés n’avaient pas envisagé. C’est une nouvelle occasion de répéter, à l’intention de ces « experts » et de ceux qui leur emboîtent le pas, qu’il est temps de cesser la rengaine de la fin du pétrole.
Bien que toutes les annonces passées relatives à la fin du pétrole aient été démenties par les faits, des semeurs de peur s’aventurent encore à lancer ces prévisions fantaisistes. S’ils le font, c’est parce que la peur fait vendre. Tout le monde y trouve son compte: le public reçoit sa dose d’adrénaline – même s’il se plaint du prix prohibitif de son plein de carburant – les auteurs perçoivent leurs droits, les éditeurs vendent des livres ou de la publicité sur leur site internet et des traders actifs à Genève profitent de la situation pour gagner, ne serait-ce que quelques cents en plus, sur les millions de barils de pétrole brut qu’ils négocient.
Toute la difficulté vient du fait que l'on confond ressources et réserves.
La première référence, avec des conséquences législatives bien documentées, à la fin du pétrole que j’ai trouvée remonte à 1924 quand la CIA avait confirmé les « études » de Henry Latham Doherty, le fondateur de l’entreprise de services énergétiques Cities Service selon lesquelles le pétrole allait bientôt manquer. Le développement de l’automobile avec moteur à essence était alors en plein boom (supplantant l’électrique) et le président des États-Unis de l’époque, Calvin Coolidge, crut bon d’intervenir par la législation. Il mit en place un attirail de mesures que les législateurs modernes, tout aussi convaincus de la fin imminente de l’or noir sur la base d’études décrétées sérieuses, n’ont eu qu’à copier : auditions avec les parties prenantes, régulation par l’État, création d’une agence fédérale et allocations de quotas de production, etc.
Voyons pourquoi toutes ces craintes se sont avérées erronées. Toute la difficulté vient du fait que l'on confond « ressources » et « réserves ». Les ressources sont inconnues puisque personne ne connaît avec précision où elles se trouvent et leur volume. Dans le domaine minéral, les océans recèlent par exemple d’immenses quantités d’or mais on ne sait pas vraiment combien : sa dilution est telle qu’il n’y a – avec les technologies actuelles – aucune perspective d’exploitation économique. Cet or est une ressource et non pas une réserve. Morris Alderman, un géologue expert pétrolier, avait raison lorsqu’il écrivait : « les ressources sont inconnues, il est impossible de les mesurer et elles sont sans importance » !
Les réserves pétrolières dépendent du prix que l'on est prêt à payer…
Il en va autrement pour les réserves. Elles sont connues parce qu’on les quantifie de façon précise (géologie, géophysique) et elles sont importantes parce qu’elles déterminent la valeur boursière des entreprises pétrolières. Souvenons-nous de la chute du cours en Bourse de Royal Dutch Shell en 2004, lorsque cette compagnie pétrolière avait révélé que ses réserves étaient de 4,5 milliards de barils inférieures à celles annoncées précédemment (une différence de 23%).
Les réserves pétrolières – c’est aussi vrai pour le gaz naturel ou pour tout autre produit de l’industrie minière – dépendent du prix que l'on est prêt à payer, d’abord pour les découvrir et ensuite pour les exploiter. En conséquence, les réserves sont fonction du prix de marché prévisible à moyen terme, et donc aussi de la technologie qui permet d'exploiter cette ressource devenue réserve (à un coût satisfaisant au regard du prix de marché). Le smartphone sur lequel vous lisez peut-être ce texte n’a absolument rien à voir avec le téléphone à cadran rotatif qu’utilisait votre mère ou votre grand-père. La technologie évolue. Elle nous surprend. Celle de l’industrie pétrolière aussi. Elle fait chuter les coûts d’exploration et de production. Les réserves évoluent donc au fur et à mesure des améliorations de la technologie, et cette évolution ne date pas d’aujourd’hui…
Le pétrole ne sera jamais épuisé ! Le jour où il deviendra trop cher par rapport aux autres solutions, il ne sera plus extrait.
Aucun commerce, aucun supermarché, aucune boulangerie, aucune pharmacie ne détient en magasin ou officine plus que ce qu'il pense vendre prochainement. Il en est de même pour les industries extractives. Elles investissent pour produire en fonction du marché prévisible. Il faudrait être fou pour dépenser des millions d'euros uniquement pour clouer le bec des oiseaux de mauvaise augure en leur montrant que les réserves sont plus abondantes que nécessaire.
Le pétrole ne sera jamais épuisé ! Le jour – sans doute lointain mais certainement inéluctable – où il deviendra trop cher par rapport aux autres solutions, il ne sera plus extrait. Il restera enfoui à jamais, tout comme le charbon qui se trouve dans le sous-sol du Pas-de-Calais... La houille qui a fait la gloire du Nord était devenue d’abord trop chère à extraire, puis inutile car le nucléaire a remplacé les centrales électriques au charbon en France. Les réserves de charbon ne se sont pas épuisées. Elles ont constitué des ressources jusqu’au développement des houillères au 19e siècle ; elles sont ensuite redevenues des ressources et le resteront désormais à jamais.
Cela adviendra pour le pétrole aussi le jour où les chimistes auront découvert des catalyseurs qui favoriseront la réaction de la photosynthèse artificielle. À partir de l’énergie du soleil (les photons), d’eau et de CO2 – l’objet de tant de méfiance aujourd'hui – on produira alors les hydrocarbures qui sont pour l’instant extraits ou produits à partir du pétrole. Pour le moment, nous n’en sommes, hélas, qu’au niveau de la recherche fondamentale. À titre d’exemple, on peut citer les travaux du Professeur Marc Fontecave du Collège de France, une sommité en la matière, qui essaie de « s’inspirer » des enzymes pour mettre au point des catalyseurs qui copieront la nature. Dans la présentation de son cours de 2018 au Collège de France, il indique qu’ « après des centaines d'années où nous avons brûlé des hydrocarbures pour faire du CO2, le rêve est ici de faire le chemin inverse, c'est-à-dire de transformer le CO2 en hydrocarbures ». Ça, c’est pour demain. Et aujourd’hui ?
Grâce à la technologie, le monde de l’énergie a connu une révolution inédite mais il reste toujours difficile d’établir des prévisions sur le prix du pétrole ; tout le monde s’y fourvoie. Pendant des décennies, la gestion de ces réserves essentielles comporta une dimension temporelle explicite, les propriétaires des réserves de pétrole tenant compte de la valeur du précieux liquide conservé « dans le sous-sol » (une théorie économique développée par Harold Hotelling en 1931). Jusqu’à présent, on a souvent pensé que conserver pour demain le pétrole en tant qu’actif physique dans le sous-sol pourrait être plus intéressant financièrement que le transformer aujourd'hui en un actif financier. C’est la base de la politique des pays de l’OPEP. Avec des coûts de production de l’ordre de 2 $/baril dans un marché ouvert, ils auraient pu être les seuls à vendre du brut mais ils ont préféré garder leur pétrole dans leur « coffre-fort » dans l’espoir d’en retirer plus d’argent à l’avenir.
Or, cette théorie économique est remise en question dans le cas du pétrole. La géographie du monde a changé grâce à la Convention des Nations Unies du Droit de la Mer, l’arrivée de nouveaux pays producteurs et la concurrence du gaz naturel. Grâce au développement du gaz de roche-mère aux États-Unis et aux nouvelles découvertes de gisements de gaz naturel conventionnel à travers le monde (Asie centrale, Mozambique, Égypte, Israël, Chypre, Australie, Papouasie-Nouvelle-Guinée, et bientôt en offshore algérien et libyen, etc.), le marché gazier deviendra enfin concurrentiel. Le gaz naturel devient de plus en plus abondant, disponible et abordable.
Le 2 novembre 2018, l’entreprise Cuadrilla a réalisé sa première extraction de gaz de roche-mère sur son site situé dans le nord-ouest de l'Angleterre. La British Geological Survey estime que les ressources en gaz de roche-mère dans le nord de l’Angleterre pourraient contenir 37 000 milliards de m3 de gaz, dont 10% pourraient satisfaire la demande du pays pendant près de 40 ans.
La Russie, le Qatar et l’Iran auront de vrais concurrents et ne pourront plus contrôler le prix de cette énergie primaire. En conséquence, le « pétrole dans le sous-sol » ne saurait plus être un actif aussi précieux qu’on le prévoyait avant le changement du marché du gaz naturel. Cela crée de facto un plafond naturel pour le prix du pétrole.
La fin du pétrole viendra plus vite qu’on ne le pense mais en faveur d’une autre énergie fossile : le gaz naturel.
La nouvelle géopolitique du gaz fait que le gaz naturel liquéfié (GNL) devient un carburant de transport tout indiqué pour les transports de marchandises, les navires et les trains, et le gaz naturel comprimé (GNC) un carburant urbain « propre » pour les voitures privées. L'évolution est inéluctable aussi parce que les infrastructures de transport et de distribution du gaz naturel sont en place, contrairement à toutes les autres solutions proposées pour les carburants alternatifs(1).
Pour ne citer que deux exemples, aux États-Unis, les véhicules de livraison de la société de courrier UPS fonctionnent de plus en plus au GNL. Avec 32,6 millions de kilomètres parcourus sans encombre, le projet de démonstration de la Commission européenne LNG Blue Corridor s’est révélé un grand succès, ce qui prouve qu’il n’y a plus rien à démontrer dans le transport de marchandises avec des camions opérant au gaz naturel sur les autoroutes européennes. Il n’y a plus qu’à l’appliquer massivement.
Le gaz naturel constitue donc la solution « propre » pour le transport, tant interurbain qu’urbain. Il est d’ailleurs déjà utilisé dans la pièce la plus propre de nos maisons : la cuisine. Le sort des réserves de pétrole ne dépend ainsi pas du développement des énergies renouvelables mais de celui du gaz naturel. La fin du pétrole viendra plus vite qu’on ne le pense mais en faveur d’une autre énergie fossile : le gaz naturel.
Dans une interview récente au Financial Times, le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie Fathi Birol se préoccupait de la croissance des constructions de centrales électriques au charbon en Chine, rappelant que ces nouvelles centrales vont « verrouiller la trajectoire des émissions mondiales de CO2 »(2). Ce sera également le cas des centrales au gaz naturel... Parce qu’il n’y a pas moyen d’assurer la croissance du monde, une priorité absolue en dehors de l’UE, sans cette énergie qui est la surprise énergétique du 21e siècle.
Sources / Notes
- Commentaire de l'auteur : le véhicule électrique restera quant à lui marginal par manque de capacités électriques suffisantes : en Belgique, 10% du parc automobile actuel converti à l’électricité nécessiterait par exemple, pour bénéficier d’une charge rapide simultanée, de doubler la puissance installée des centrales électriques existantes dans le pays. « La voiture électrique va aggraver le chaos électrique », Samuel Furfari dans L’Écho, 3 octobre 2018.
- « New Asian coal plants knock climate goals off course », Financial Times, 31 octobre 2018.
« The changing world of energy and the geopolitical challenges », Samuele Furfari.
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TRIBUNE D'ACTUALITÉ
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