Fondateur et premier Président du Directoire de RTE
Il y a quelques jours, le Conseil supérieur de l'énergie (CSE) a rendu un avis défavorable sur la décision du gouvernement d'augmenter le volume d'électricité qu'EDF devra vendre à prix cassés à ses concurrents en 2022 afin de faire face à la flambée des prix de l'énergie. De son côté, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) a défendu cette mesure, son président Jean-François Carenco laissant entendre qu'EDF aurait, sans ce dispositif, bénéficié d'un important effet d'aubaine. Qu'en pensez-vous ?
D'abord, le fait que le CSE s'oppose à une décision du gouvernement est absolument exceptionnel. Mais personnellement, j'irais encore plus loin : au-delà de ce relèvement du plafond pour 2022, je considère que ce dispositif de vente par EDF d'une partie de sa production à prix bradés constitue, à l'origine, une fausse bonne idée pour accroître la concurrence et faire baisser les prix pour les consommateurs.
En quelques mots, on parle là de l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), qui est l'obligation faite à l'opérateur historique de vendre à « prix coûtant » 100 milliards de kWh d'énergie nucléaire à ses concurrents chaque année, soit autant que ces derniers n'auront pas à acheter sur le marché dérégulé de l'électricité. Proposé en 2009 par l'administration française, ce mécanisme apparaissait à l'époque comme un moyen d'accroître le nombre de fournisseurs, étant donné qu'EDF se trouvait en position dominante.
J'avais alors émis des réserves : dans un marché qui fonctionne à l'échelle européenne, il était clair que ce dispositif dérogeait aux règles de la concurrence. Pourtant, dès 2010, le gouvernement l'a introduit dans la loi NOME. Mais il a fallu deux ans pour que la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne donne son feu vert. Sans doute l'a-t-elle fait pour multiplier le nombre d'acteurs sur le marché français. Sur ce point, force est de constater que cela a fonctionné : près de 80 fournisseurs d'électricité opèrent actuellement en France. Or, en 2010, on ne trouvait, aux côtés d'EDF, que GDF Suez et quelques opérateurs étrangers, comme Eni ou Iberdrola.
Mais aujourd'hui, on s'aperçoit que la plupart des nouveaux acteurs n'ont pas investi dans des actifs de production, ou n'ont pas lié de contrats avec des producteurs d'électricité, contrairement à ce qui leur était demandé. On se retrouve donc avec une multitude de simples fournisseurs, qui achètent et revendent. Si l'ARENH n'existait pas, ils seraient donc totalement soumis aux lois du marché, dont les cours fluctuent énormément. Mais grâce à l'électricité nucléaire qui leur est cédée chaque année, ils ont pu s'engager vis-à-vis de leurs clients sur des contrats à prix fixes, dans beaucoup de cas sur trois ans ou plus. Ce sont donc de simples traders.
Avec l'explosion soudaine du prix de l'électricité, forcément, ils se trouvent en difficulté. Quelques-uns ont fait faillite, et tous ou presque ont demandé un appui aux pouvoirs publics. Lesquels sont donc intervenus en imposant à EDF de leur fournir non pas 100, mais 120 milliards de kWh cette année, à un tarif toujours inférieur à celui du prix de revient du nucléaire. Mais alors qu'EDF avait déjà vendu l'ensemble de sa production pour 2022 à la fin de l'année dernière, l'entreprise devra racheter sur les marchés la quantité qu'elle cédera à prix coûtant à ses concurrents, au moment même où les cours explosent. Cela va forcément lui coûter très cher : le groupe considère que la charge financière pèsera pour plusieurs milliards d'euros sur l'année en cours. C'est une situation assez choquante, d'où la réaction véhémente du personnel et d'anciens cadres dirigeants d'EDF. Et si l'on veut parler d'effet d'aubaine, il faut plutôt viser ses grands concurrents, comme Engie, Total, Eni et Iberdrola. Car ceux-ci récupèrent à prix bradés une partie de l'électricité nucléaire d'EDF, sans aucune contrepartie.
Quelle alternative proposez-vous ?
Dès 2008, j'ai été nommé conseiller spécial du commissaire européen à l'énergie et de la commissaire à la concurrence, laquelle m'a demandé de jouer le rôle de médiateur, en accord avec le Premier ministre français, afin de finaliser un contrat à long terme négocié entre EDF et ses grands clients industriels. Après de longues discussions entre le service de la concurrence, EDF et l'association des grands clients électro-intensifs, nous avons obtenu un accord pour un contrat de vingt ans de la part de Bruxelles. C'était une première. Baptisé Exeltium, ce contrat est toujours en vigueur aujourd'hui, et permet d'offrir une visibilité à la fois aux groupes concernés et à EDF, et donc in fine , de participer à stabiliser les prix.
Pour moi, c'est dans ce genre de dispositif que se trouve la solution. Et je souhaite même aller plus loin : je considère qu'il faudrait mettre en place une forme de contrat à long terme entre EDF et ses concurrents, les fournisseurs alternatifs, au même titre qu'avec les électro-intensifs. À l'époque, je n'ai pas été suivi, mais aujourd'hui, les anciens cadres dirigeants d'EDF eux-mêmes proposent ce genre de mécanisme. Et pour cause, cela permettrait de maintenir un nombre élevé d'acteurs opérant sur le marché français, tout en posant des conditions qui paraissent plus conformes aux règles de la concurrence.
Concrètement, au travers de ces ententes, il y aurait un accord commercial clair et encadré sur les financements réalisés ou à réaliser par ces opérateurs. Aujourd'hui, ces derniers peuvent choisir chaque année de bénéficier ou non de l'ARENH, en fonction des prix plus ou moins élevés sur le marché. Il faut en finir avec cette asymétrie et cette logique de court terme. D'autant que cela permettrait de leur éviter d'être tributaire de la hausse ou de la baisse des cours. L'ARENH s'achève en 2025 et c'est l'occasion de rebattre les cartes.
Une autre possibilité, serait que les opérateurs les plus importants et qui disposent de moyens de production, comme Total ou Engie, puissent co-investir dans des projets de réacteurs nucléaires en France. Engie possède déjà des actifs nucléaires en Belgique, et Total en a les moyens. C'est donc une possibilité, à condition que des contrats encadrent cela en bonne et due forme.
Mais le consommateur y gagnerait-il vraiment ? On entend beaucoup que la construction du prix de l'électricité se fait à l'échelle européenne, et que la France peut seulement s'attaquer aux conséquences des fluctuations de ce marché, et non à ses causes...
Il n'y a pas qu'un seul marché de l'électricité en Europe. Mais plusieurs marchés nationaux couplés les uns aux autres. Et la responsabilité de choisir son mix énergétique revient toujours aux États membres.
D'abord, il faut comprendre qu'on utilise les moyens de production dans l'ordre de préséance économique. Par conséquent, le prix relevé par les bourses d'électricité fonctionne sur le principe de la vente au prix marginal, c'est-à-dire correspondant à la dernière unité appelée pour satisfaire la demande dans chaque État membre. Il s'agit dans de nombreux pays des centrales à énergie fossile très sensibles à l'évolution des prix des hydrocarbures, notamment en ce moment, puisque celui du gaz explose. Ce qui influe sur le prix de l'électricité payé par le consommateur, même en France en période de pointe, alors que le gaz représente une part minime de notre mix électrique.
C'est ce phénomène qui a poussé le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, à fustiger « le marché européen de l'électricité », et affirmer que ce système ne permet pas de refléter le coût du mix national de chaque pays. C'est pourtant plus compliqué que cela. Imaginons qu'on dispose d'assez de tranches nucléaires en France pour satisfaire l'ensemble de la demande des citoyens. Même si les marchés de l'électricité restaient interconnectés, le prix de l'électricité dans l'Hexagone serait alors beaucoup plus bas. Et pour cause, les échanges entre pays sont en fait freinés techniquement par des capacités limitées d'interconnexion électrique entre les réseaux. Il y a donc forcément un impact fort du mix national sur le prix de l'électricité dans chaque pays, en dépit des échanges entre États.
Le mix national continue donc d'influer sur le cours de l'électricité dans chaque pays, malgré l'interconnexion entre les Vingt-Sept. À quoi devrait ressembler celui de la France pour contenir la facture des consommateurs, selon vous ?
Concrètement, pour faire baisser les prix, il faut accroître les capacités de production pilotables du système électrique français. Autrement dit, il est nécessaire de disposer de moyens de puissance garantie, obtenue par des systèmes de production capables d'assurer un suivi de charge.
En France, nous avons de la chance : c'est une source d'énergie décarbonée qui joue ce rôle, le nucléaire. La fission de l'atome constitue en effet presque 70% de la consommation d'électricité de nos concitoyens, grâce au parc historique mis sur pied au cours du vingtième siècle. Mais en Espagne, par exemple, il s'agit majoritairement de centrales au gaz. Quant à l'Allemagne, ce sont des centrales au charbon qui permettent d'assurer la flexibilité du système, même si elles sont peu à peu remplacées par des centrales à gaz.
L'éolien ou le solaire ne peuvent pas jouer ce rôle, et ce, pour une raison simple : même si leur production se développe, elles restent des énergies intermittentes non pilotables. Par ailleurs, elles ne peuvent pas apporter l'inertie électromécanique que fournissent les machines tournantes des centrales thermiques ou hydrauliques. Or, cette inertie assure le bon fonctionnement du système électrique interconnecté.
Si ces deux sources d'énergie renouvelable participent bien à la fourniture en énergie, elles ne contribuent pas toujours à satisfaire les besoins.
Il s'agit d'un point clé, et pourtant, certains écologistes ont du mal à reconnaître que, malheureusement, ces énergies ont forcément besoin, en complément, d'autres moyens de production qui eux sont pilotables et non intermittents. Du moins, tant que nous ne saurons pas stocker l'électricité à grande échelle.
Pourtant, dans ses six scénarios « Futurs énergétiques 2050 » qui tracent les trajectoires possibles vers un mix électrique décarboné, RTE retient trois voies sans nouveau nucléaire, dont une 100% renouvelable (même s'il considère que ce scénario est à la fois le plus risqué et le plus cher). Vous réfutez donc le bien-fondé de ce scénario ?
J'estime que RTE a été incité à élaborer ce scénario, et orienté pour des raisons politiques. Car envisager un mix « 100% EnR » n'est pas réaliste en l'état de nos connaissances. Tant sur le plan de la faisabilité technique, comme je l'ai expliqué, que sur le plan économique. Dans le cas de l'éolien par exemple, il faut prendre en compte la production garantie nécessaire pour pallier l'absence de vent, y compris en mer, et un facteur de charge difficile à anticiper. C'est pourquoi rapprocher le prix du kWh éolien avec celui du kWh nucléaire revient à tromper son monde, car cela consiste à comparer deux choses complètement différentes.
Il y a quelques jours, Emmanuel Macron a dévoilé son programme énergétique, qui comprend une relance du nucléaire, avec la construction de 14 EPR, dont 8 posés en option sur le long terme, et l'émergence des SMR, ces petits réacteurs modulaires. Cette stratégie correspond peu ou prou au scénario de RTE le plus poussé en termes de nouveau nucléaire, avec une consommation forte d'électricité liée à une réindustrialisation de l'Hexagone. Considérez-vous qu'il emprunte la bonne direction ?
Oui, sans doute, mais je pense qu'il faut aller plus loin. Sa stratégie correspond à la trajectoire vers un mix électrique composé à 40 ou 50% de nucléaire d'ici à 2050, tout au plus.
Pour moi, un objectif plus adapté serait d'arriver à 3/4 de nucléaire et 1/4 d'énergies renouvelables, couplées à un peu de gaz si possible décarboné, comme c'est presque le cas actuellement. Ce qui reviendrait à mettre en service deux EPR par an dès 2035, soit 50 d'ici à 2060.
La France a déjà lancé un programme industriel d'une telle ampleur dans le passé, le plan Messmer. Cela peut paraître colossal, mais j'assume : c'est nécessaire, et notamment si l'on veut développer l'hydrogène bas carbone, qui nécessitera énormément d'électricité pour en produire par électrolyse de l'eau.
À côté de cela, je crois beaucoup aux économies d'énergie, à la fois grâce à l'efficacité, c'est-à-dire l'amélioration des procédés afin d'éviter tout gaspillage énergétique, et à la sobriété, qui implique un changement des comportements au vu de l'urgence climatique. Il n'y a aucune raison de ne pas fournir d'efforts sur la réduction de la demande si l'on investit dans le nucléaire, qui n'est pas gratuit. Mais il ne faut pas se leurrer : contrairement à ce qu'affirment certains écologistes, la consommation électrique va forcément augmenter pour pallier la sortie des énergies fossiles, notamment en cas de relocalisation de la production de certains biens industriels. Nous devrons y répondre en investissant dans tous les moyens décarbonés possibles, notamment pilotables, sans quoi le black-out nous guette.
Sources / Notes
Cette interview a été publiée par La Tribune le 16 février 2022. Les propos d'André Merlin ont été recueillis par Marine Godelier.
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