
Laboratoire TREE (TRansition Energétique et Environnementale) de l'Université de Pau et des Pays de l'Adour
Dans le cadre de la transition énergétique, l’aviation se tourne vers des e-fuels nécessitant des volumes importants d’électricité bas carbone pour être produits. Or, cette électricité est bien moins taxée que l’électricité destinée à des besoins « primaires », tels que le chauffage ou l'éclairage, comme le détaille mon étude publiée dans Climate Policy(1).
Cette situation constitue une injustice énergétique majeure, sachant que les 1% les plus riches de la population au sein de l’UE sont responsables de 66% de la distance globale actuellement parcourue en avion. Concrètement, le transport aérien est presque inexistant pour 50% des citoyens de l'UE, et même très limité pour 90% d'entre eux. Et ce sont in fine les 10% les plus riches, environ 45 millions de personnes, qui génèrent 88% des émissions de CO2 eq. du transport aérien.

Prenons l’exemple de la France (la méthodologie et les principales conclusions suivantes peuvent être transposées à d’autres pays(2)) : l’électricité qui y est consommée par les ménages à leur domicile (besoins primaires(3) : se chauffer, s’éclairer, se nourrir) ou pour recharger des véhicules électriques (besoins dits secondaires, comme la mobilité courte distance pour des besoins professionnels et sociaux) est environ trois fois plus chère que l'électricité destinée aux besoins tertiaires (les moins essentiels comme la mobilité longue distance), tels que la production d’e-fuels pour l’aviation, et ce principalement en raison des politiques fiscales.
Les données retenues dans l’étude portent sur 2019 (soit avant les crises Covid et impact sur les prix de l’énergie suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les impacts de ces crises perturbant très sensiblement le prix de l’électricité dans la zone UE) et démontrent que :
- l'électricité destinée aux besoins des ménages et à la mobilité locale coûtait en moyenne 194 €/MWh , soit trois fois plus que l'électricité utilisée pour produire des e-fuels destinés au secteur aérien (65,5 €/MWh) ;
- ce sont pour l’essentiel les politiques fiscales qui expliquent cet écart : les taxes s’élevaient à 120 €/MWh pour les ménages (en incluant le tarif TURPE couvrant les coûts de transport et de distribution), contre 11,2 €/MWh pour l’aérien puisque l’électricité destinée à la production d’ e-fuels est notamment exemptée de l’accise sur l’électricité et de la TVA, les installations électro-intensives bénéficiant d’une taxation faible ou nulle, et le produit final, considéré comme jet fuel, n'étant pas non plus taxé).

Il convient de rappeler ici quelques ordres de grandeur. En moyenne, l’ensemble des besoins primaires (chauffage, éclairage,…) et secondaires (ici représentés par l’utilisation d’une voiture électrique) d’un Français s’élèvent à environ 5 000 kWh par an. Un unique aller-retour entre Paris et New-York, pour un avion alimenté en e-fuel, représente 7 300 kWh par passager, soit presque moitié plus.
Concernant la production, produire 1 kg d'e-fuel requiert entre 23 et 28 kWh selon les études. Le monde consommant actuellement 4 500 Mt de pétrole par an, cela supposerait environ 120 000 TWh, soit 4 fois la production globale d'électricité. Si, comme cela semble souhaitable, ce vecteur énergétique était réservé à la seule mobilité aérienne, il faudrait, de par les coproduits associés lors de la production, environ 37 kWh par kg. Convertir la mobilité aérienne en totalité à l’e-fuel, plus de 300 Mt, nécessiterait alors environ 12 000 TWh au niveau mondial, soit la moitié de la production actuelle, et un quart de celle projetée d'ici à 2050. Ce sont des volumes très significatifs, et cela pourrait inciter à prioriser les SAF produits à partir de la biomasse (ces derniers présentant par ailleurs un meilleur taux de retour énergétique)
Pour une plus grande justice climatique
L'Union européenne a récemment introduit l'obligation d'incorporer des e-fuels pour la mobilité aérienne dès 2030. Comme ces nouveaux vecteurs énergétiques basés sur l’électricité ne dépassent pas encore le stade des études, ma recommandation vers les principaux décideurs politiques serait de prendre des dispositions quant à la fiscalité pour ne pas interférer avec la justice énergétique, tout en permettant à cette technologie d’éclore dans les prochaines années.
La transition énergétique doit être juste, et il me semble que les futurs taux d'imposition devraient plus largement être proportionnels à la finalité de l'énergie, et je propose d’ailleurs dans l’étude que cela devienne un pilier de la justice énergétique.
En qualité de chercheur, je défends que la neutralité technologique est rarement pertinente et que c’est l’efficacité énergétique qui devrait guider nos politiques publiques et nos investissements. Le transport terrestre peut et doit s’électrifier et il serait contre-productif d’utiliser un vecteur énergétique comme l’e-fuel pour ce secteur (le rendement énergétique étant proche de 15%, contre 85% pour un véhicule électrique) : les effets d’échelles, comme les coûts, démontrent que ce n’est pas réaliste.
Une production d’e-fuels même « raisonnable », signifie plusieurs milliers de TWh à l’échelle mondiale...
À l’inverse, pour les secteurs difficiles à décarboner, comme l’aérien et le maritime, une production raisonnée, en complément des vecteurs énergétiques produits à partir des biomasses de seconde génération (déchets ligno-cellulosiques et huiles de cuisson usagées notamment), me semble possible. Raisonnée car une production massive de ces e-fuels pourrait sensiblement accroître les inégalités par les effets de l’offre et de la demande. En effet, une production d’e-fuels même « raisonnable », signifie plusieurs milliers de TWh à l’échelle mondiale, ce qui pourrait perturber les marchés et induire une pression à la hausse sur les prix. Cet effet à déjà été observé dans la production de biocarburants, il conviendrait donc d’y être très attentif.
Reste à savoir où taxer dans la chaîne de valeur. C’est une question particulièrement importante car, si l’e-fuel serait le moins mauvais des vecteurs énergétiques basés sur l’électricité pour la mobilité aérienne (en comparaison de l’hydrogène ou de l’électrification directe avec batteries), son taux de retour énergétique reste négatif, et, sa production requiert d’importants volumes d’électricité, à faible teneur en carbone et à facteur de charge élevé : peu de pays disposent de cette combinatoire, et à ce titre, l'UE dispose d'atouts considérables pour devenir un producteur potentiel, plutôt qu'un importateur.
Ce serait donc très probablement sur le produit final (carburéacteur) que devrait porter la taxation, plutôt que sur l’électricité. L’outil à privilégier au sein de l’UE serait l’ETD (Energy Tax Directive), qui reste en discussion au sein de la Commission européenne.
Sources / Notes
- Comparing electricity policies between the primary and tertiary needs:the need for distributive justice within the energy transition, Jean-Baptiste Jarin.
- Bien qu'elle soit basée sur la réglementation européenne, ici appliquée à la France, la méthodologie et les conclusions de mon étude peuvent être transposées à d'autres pays, et à d'autres vecteurs énergétiques basés sur l'électricité, tels que la production d’hydrogène.
- La hiérarchie des besoins (Green, Citation 2000) permet de classer les besoins en fonction de leur degré d'urgence dans notre vie.
Les besoins primaires comprennent les besoins vitaux et de base, ou encore les besoins physiologiques et la sécurité. Il faut pouvoir les satisfaire sous peine d'affecter sa survie. La respiration, la nourriture, la boisson, l'habillement et le logement entrent dans cette catégorie. La plupart de ces besoins primaires nécessitent de l'électricité dans notre monde moderne et le chauffage, la cuisine ou l'éclairage sont ici pris en compte.
Les besoins secondaires ne sont pris en compte que lorsque les besoins primaires sont continuellement satisfaits. Il s'agit de besoins moins essentiels (de la survie à la vie) tels que les rencontres avec des amis, l'éducation, le travail et les déplacements. La mobilité locale entre dans cette catégorie et le chargement d'une voiture électrique est considéré ici.
Les besoins tertiaires sont les besoins les moins essentiels et apparaissent lorsque nous pouvons satisfaire continuellement la totalité de nos besoins primaires et secondaires. Le luxe, les voitures de sport et les vacances à l'étranger sont des besoins tertiaires. La mobilité à longue distance, telle que l'aviation, entre dans cette catégorie et la production d’e-fuel pour l'aérien est retenu dans cette étude.
Le droit des mobilités, ouvrage sous la direction de Sébastien Martin et Louis De Fontenelle.