Directeur de Recherche émérite au CNRS
Chercheur associé à la Chaire European Electricity Markets (Université Paris-Dauphine) et au CIRED (Pont ParisTech & CNRS)
Ancien président de l'Association des économistes de l'énergie (FAEE)
La COP28 récemment réunie à Dubaï a fait l’objet d’amples débats autour de la nécessité d’engagements des États de sortir des fossiles, en plus du respect des engagements de réduction des émissions de CO2 pris après l’accord de Paris de 2015. Les militants du climat proposent de mettre en place des mécanismes contraignants ciblant les exploitations de charbon, de pétrole et de gaz dans tous les pays disposant de ressources, sans tenir compte des responsables des émissions directes de CO2 que sont les consommateurs de fossiles.
On voit déjà cette agressivité s’exercer dans leurs attaques par médias interposés et leurs recours juridiques contre les grandes entreprises pétrolières, du pain bénit pour ceux qui sont à la recherche de boucs émissaires pour oublier la réalité des grandes difficultés à agir sur la réduction des émissions dans l’urgence climatique. On le voit aussi dans la démarche d’universitaires et scientifiques très respectables qui, en dramatisant la responsabilité des producteurs de pétrole et d’autres fossiles pour les émissions associées aux utilisations de ces combustibles en appelaient dans des tribunes récentes du journal Le Monde, les uns à l’ostracisation complète de TotalEnergies(1), les autres à un « traité de non-prolifération (TNP) des combustibles fossiles »(2). Ils n’hésitaient pas pour ce faire à se référer au pouvoir de destruction des exploitations fossiles ou à parler de bombes carbone.
Ce dernier concept a été récemment développé par un groupe d’universitaires européens dans une publication scientifique d’avril 2022 qui a fait grand bruit(3). Dans celle-ci, ces scientifiques militants ont établi une liste des 425 principaux projets d’exploitation de ressources fossiles, qu’ils appellent de façon peu innocente « bombe carbone » dans l’objectif d’alimenter le débat pour trouver rapidement un accord entre pays pour ralentir les productions fossiles en avançant l’idée d’un TNP fossile. Par la suite, on critiquera l’inanité de ce concept destiné à effrayer, puis le non-sens consistant à s’en prendre uniquement aux exploitations fossiles dans l’ignorance de la demande, et enfin on s’étonnera de la prétention naïve à favoriser la recherche d’un compromis international sur la réduction rapide des productions fossiles par des marchandages entre pays.
Où sont les « bombes carbone » dans le monde ?
Dans cette publication, le recensement des « bombes carbone » couvre à la foi les gisements en exploitation et les projets pétro-gaziers et charbonniers, dont le contenu en carbone serait susceptible pour chacun de provoquer plus d’un gigatonne d’émissions de CO2 directes et celles indirectes au niveau des usages tout au long de la durée de vie de chaque exploitation. Sur les 425 « bombes carbone » recensées dans le monde (dont 45% sont en charbon et 55% en hydrocarbures), 295 seraient en exploitation et 130 en projet. Collectivement, elles peuvent libérer plus de 1 000 gigatonnes (Gt) d'émissions de CO2, ce qui dépasse de loin le budget carbone de 500 Gt environ pour rester en deçà d'un réchauffement de +1,5°C en 2100.
Ce budget carbone est calculé selon les résultats du travail prospectif basé sur le rapport spécial du GIEC sur le +1,5°C de 2018 et sur le rapport NZE (Net Zero Emissions in 2050) de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) d’avril 2021. Cet exercice normatif est devenu une référence absolue au point de faire dogme, bien que, comme on le va le voir, il repose sur un scénario totalement hors sol. Le dogme qu’il fonde est qu’il faudrait ne plus investir dès maintenant dans des projets fossiles et mettre à l’arrêt un certain nombre d’exploitations actuelles, pour que les émissions mondiales chutent de 40% d’ici 2030 afin de tenir cette limite de + 1,5°C. En plus de tous les projets nouveaux auxquels il faudrait renoncer, l’AIE souligne la nécessité de fermetures anticipées d’une partie des exploitations actuelles pour tenir le budget carbone, car l’ensemble de celles-ci contribuerait à plus de la moitié du dépassement du budget carbone.
Il n’y a pas moins de 48 pays qui accueillent une ou plusieurs bombes carbone sur leur sol.
Il n’y a pas moins de 48 pays qui accueillent une ou plusieurs bombes carbone sur leur sol. La moitié des installations et des projets sont concentrés dans trois États : la Chine, qui en héberge à elle seule 141 essentiellement en charbon – qui représenteraient 28 % des émissions potentielles à l’échelle mondiale, la Russie qui compte 40 bombes carbone surtout en hydrocarbures, représentant 10 % des émissions potentielles et les États-Unis qui arrivent en troisième position, avec 28 bombes carbone et 13 % des émissions potentielles. Parmi les pays suivants viennent sans ordre des pays charbonniers (Australie, Inde, Mongolie, Afrique du Sud, Indonésie), les États pétrogaziers du Moyen-Orient et les pays producteurs d’autres régions comme le Brésil et le Canada.
Cette publication a eu une suite avec une étude visant à identifier les responsables de ces « bombes carbone », qui a été financée par les médias européens les plus sérieux dont Le Monde et The Guardian, qui ont été fortement séduits par l’étude précédente. Cette nouvelle étude, entreprise par deux ONG militantes Eclaircies et Data for Good et mise en ligne sur le site Carbon-Bombs.org, a été largement présentée dans Le Monde daté du 1-2 novembre 2023(4). La démarche consiste à remonter la chaîne des responsabilités depuis les entreprises (pétroliers internationaux et nationaux, charbonniers chinois et autres) jusqu’à leurs financeurs (banques privées et publiques, fonds d’investissement, compagnies d’assurances) en passant par les États pétroliers entrepreneurs et les autres États qui accordent les permis. À côté des usual suspects qui n’ont pas fini d’être mis sur la sellette, il s’agit de mettre les investisseurs financiers sous une pression médiatique supplémentaire pour les dissuader de prêter aux « poseurs de bombes », selon le vocable élégant des auteurs de l’étude.
C’est ainsi que 454 entreprises liées à des « bombes carbone » ont été identifiées, pour lesquelles elles jouent le rôle d’opérateur, d’actionnaire ou de financeur. Parmi elles, on retrouve 126 groupes américains, plutôt spécialisés dans le pétrole et le gaz, dont ExxonMobil (avec 16 bombes) et Chevron (avec 9 bombes) ; 125 groupes chinois, principalement investis dans l’extraction de charbon, comme China Energy ou China Coal Xinji Energy. Bien sûr les entreprises pétro-gazières européennes ne sont pas oubliées avec Shell (9 bombes), l’italien ENI (6 bombes), l’espagnol Repsol (4 bombes), mais surtout TotalEnergies qui cumule pas moins de 23 participations dans des « bombes carbone », ce qui le place au deuxième rang du classement mondial, derrière China Energy et devant le géant saoudien Saudi Aramco et les américains ExxonMobil et Chevron.
Le but du mapping des « bombes carbone »
Kjell Kühne de l’université de Leeds et ses co-auteurs ont choisi de jouer sur le pouvoir émotionnel du concept de bombes pour sensibiliser les opinions publiques, les médias et les gouvernements sur la nécessité d’arrêter les projets fossiles dans le monde afin de diminuer rapidement les émissions mondiales de CO2 pour respecter le budget carbone restant. Ils pensent implicitement qu’il est plus efficace de s’attaquer au problème par l’amont, que se contenter d’attendre les effets des politiques de transition au niveau des différents usages des fossiles. Derrière il y a l’ambition, apparemment légitime, de faire en sorte que les pays s’engagent à réduire leurs productions de combustibles fossiles et d’établir les bases de compromis successifs dont les règles seraient formalisées dans un traité de non-prolifération des fossiles. Lister les projets et les exploitations principales de ressources fossiles donnerait une bonne base de départ pour la discussion.
Mais est ce que la diabolisation de chaque exploitation de combustible fossile traitée de « bombe » pour activer la réduction les émissions mondiales de CO2 relève de la rigueur intellectuelle que l’on serait en droit d’attendre de scientifiques et universitaires ? Il y a en effet trois bonnes raisons de se poser la question.
- Le parallèle avec des engins militaires au pouvoir létal puissant (et au-delà avec les armes nucléaires quand on vise à un traité de non-prolifération) est plus que trompeur, quand bien même on aurait une excellente raison de le faire au nom de l’urgence climatique.
- Tout le monde sait pertinemment que le plafond du 1,5°C est inatteignable alors que c’est devenu un dogme religieux au point qu’on ne peut plus discuter d’autres voies que la renonciation à exploiter des ressources pétrogazières et charbonnières en ignorant la demande.
- La prétention à alimenter le débat pour mettre sur pied un accord multilatéral sur la réduction des productions fossiles à partir de dénonciations quasi-inquisitoriales relève d’une grande naïveté, tant les intérêts des différents pays où l’on extrait des combustibles fossiles divergent des lubies des experts de tout acabit aveugles au fait qu’il y aura pendant longtemps une demande soutenue de fossiles liée en particulier aux besoins des pays qui sont en développement.
Le parallèle douteux avec la puissance létale des bombes
Comme Kjell Kühne, le principal responsable de l’étude, le reconnaît dans un article sur le site The Conversation de septembre 2022(5), l'expression « bombe carbone » est volontairement effrayante. Le but est « de transformer la façon dont on doit considérer les efforts à déployer pour atténuer le changement climatique ». Il s’agit par exemple « d'effrayer les investisseurs prêt à financer de nouvelles bombes à carbone par la menace de campagnes et d’actions en justice » écrit-il. « La prise de conscience sous l’effet de la dramatisation faciliterait déjà les mises en question des projets qui n’ont pas encore commencé à se développer qui constituent 40% des bombes carbone ». La prochaine étape de progression du régime climatique, qui devrait être, selon lui, un accord sur des engagements crédibles à sortir des fossiles « serait plus facile à franchir si l'on présentait chaque nouvelle mine ou chaque nouveau gisement de pétrole comme une bombe de carbone potentielle [...] Grâce à notre étude (ajoute-t-il), le principe selon lequel il ne faut pas investir dans de nouveaux projets deviendra reconnu dans les discussions internationales »
Le détournement du mot bombe et la comparaison implicite avec les armes nucléaires pour proposer un TNP sur les fossiles ne le gêne pas du tout parce que, dit-il, « parler de bombes à propos de ces exploitations ne cache pas le fait que le réchauffement climatique tue des gens, tout comme les bombes ». Ce parallèle, on le reconnaîtra, est plus que douteux de la part d’un scientifique. La puissance létale des bombes classiques et nucléaires avec leurs effets instantanés de mortalités et destructions massives n’a rien à voir avec la responsabilité des producteurs de fossiles dans les effets des émissions de ceux qui utilisent les hydrocarbures ou le charbon. Ces émissions dont, à l’évidence, ils ne sont pas responsables ont un effet très diffus sur le dérèglement climatique qui, lui-même, n’a pas de conséquences morbides bien identifiables dans le temps et l’espace. Il y a donc de quoi perdre son latin. La démarche de ces auteurs - qui recherchent une légitimité scientifique en publiant dans une revue à comité de lecture (Energy Policy) - dépasse les bornes de l’intégrité scientifique, avec leur dénonciation d’on ne sait quelle faute sur le mode émotionnel.
Le dogme religieux du +1,5°C
L’exercice cherche sa légitimité dans le rapport NZE de l'AIE d’avril 2021 dont, comme on l’a déjà précisé, la conclusion principale est qu’aucun nouveau projet de combustible fossile ne doit être développé à partir de maintenant pour éviter un changement climatique catastrophique. On retrouve cette même croyance dogmatique du côté des médias, même les plus sérieux, et de tous les experts militants, sans que tout ce monde cherche à comprendre qu’il s’agit d’un pur exercice de prospective normative en backcasting. Dans un tel exercice, on part de l’objectif à atteindre et on travaille à rebours en remontant toutes les étapes nécessaires pour y arriver en jouant de toutes les possibilités, mêmes les moins crédibles et les moins faisables économiquement, socialement, politiquement et quels que soient les pays.
Le scénario NZE suppose ainsi une stratégie de rupture rapide pour rattraper le retard dans l’action des deux dernières décennies pour atteindre les objectifs exigeants de l’accord de Paris. Il faut qu’il y ait une réduction très rapide de la demande de fossiles de 25% d’ici à 2030, pour arriver ensuite à 55% d’ici 2040 et environ 80% en 2050. Pour le pétrole il faut arriver à cette date à 24 Mb/j, près du quart de la consommation actuelle de 102 Mb/j. La conclusion de l’exercice de l’AIE concernant l’arrêt de tout investissement en exploration-production d’hydrocarbures et dans le développement de toute nouvelle exploitation charbonnière a été transformée en injonction par les experts militants et les médias, encouragés d’ailleurs par les sermons du directeur général de l’AIE, Fatih Birol, devenu donneur en chef de leçons planétaires, ce qui, à notre connaissance, n’est pas dans les mandats de l’AIE.
C’est d’autant plus surprenant que l’Agence procède en parallèle à des prospectives plus réalistes qui prouvent le caractère très hypothétique du scénario NZE, notamment dans son rapport annuel, le World Energy Outlook. Ces scénarios plus réalistes prouvent qu’on ne peut pas avoir une telle décroissance rapide de la demande de fossiles. Ils prennent en compte les réalités sociales politiques, les inerties des systèmes énergétiques et les impératifs de croissance des pays en développement. En ce qui concerne le pétrole, le scénarios APC (Annouced Pledges Case) - qui suppose la mise en œuvre des différents engagements des pays s’inscrivant dans l’accord de Paris de 2015 et permettrait de ne pas dépasser + 2,5°C en 2100 - arrive à une demande de pétrole de 55 Mb/j en 2050 au lieu de 24 Mb/j dans NZE. Le scénario STEPS (State Policies Scenario) sur la base des politiques annoncées par les gouvernements conduit à une quasi-stagnation de la demande de pétrole, d’abord avec un plateau de 104 Mb/j jusqu’en 2030, puis un déclin très lent vers 95 Mb/j en 2050. Ce lent déclin s’explique par les besoins croissants des pays en développement difficiles à infléchir, et le ralentissement trop lent des besoins des pays industrialisés.
En définitive la comparaison des scénarios montre que les injonctions à arrêter le développement de nouveaux gisements et des exploitations existantes repose sur le postulat irréaliste d’une décroissance très rapide de la demande d’hydrocarbures et de charbon, condition absolument nécessaire pour ne pas dépasser un réchauffement de +1,5°C ou 2°C. La fixation d’objectifs très ambitieux de neutralité carbone à 2050-2060 qui correspond à ceux fixés dans le scénario NZE ne doit donc pas leurrer. Ce n’est pas parce qu’on se donne des objectifs très volontaristes qu’ils peuvent se réaliser. La demande mondiale de carburants et de bases pétrochimiques n’est pas prête de s’infléchir du fait du développement des économies des pays du Sud. De même, celle de la demande d’électricité des économies émergentes dans les pays qui disposent de ressources de charbon, notamment la Chine, l’Inde et l’Indonésie, qui ne manqueront pas de les utiliser pour la production électrique, quand bien même ils recourent dès maintenant aux énergies renouvelables à grande échelle.
Il est regrettable que les experts du climat et les médias aient transformé les résultats du scénario normatif NZE de l’AIE en une « feuille de route impérative » (selon une expression du Monde du 1-2 novembre). Cessons de faire du +1,5°C et du budget carbone associé un slogan religieux qui ne décrit en rien les possibilités réelles d’agir alors qu’il condamne de facto les économies émergentes à rester pauvres.
L’ambition naïve de faciliter la mise sur pied d’un TNP sur les combustibles fossiles
Étant donné l’urgence d’arriver à respecter le fameux budget carbone pour ne pas dépasser le +1,5°C, les auteurs pensent qu’on ne peut pas se contenter d’ engagements peu contraignants et non coordonnés de transition en dehors des combustibles fossiles dans un accord lors d’une COP, comme celle s’étant tenue à Dubaï. Pour eux il faut arriver à définir un calendrier de compromis sur l’abandon de projets en cours et la fermeture anticipée d’exploitations existantes. Pour Kjell Kühne, « étant donné la limite du budget carbone restant, il n'est pas difficile de comprendre que si certains pays déclenchent leurs bombes, d'autres ne pourront pas le faire […] Les pays riches devraient être les premiers à réduire leurs productions et renoncer à leurs projets fossiles, pour permettre aux autres de produire ». Pour ce faire, les auteurs prétendent pouvoir s’inspirer de l’esprit qui a conduit à mettre sur pied le TNP sur les armes nucléaires de 1967 signé progressivement par 190 États. Ce traité a permis de limiter leur dissémination sur la base d’engagement des États, sous la surveillance d’un contrôle international et avec des révisions successives.
On a un bien commun à préserver sur la base d’engagements à limiter les émissions de CO2. L’enjeu est déplacé sur l’engagement de détenteurs de ressources fossiles à s’auto-restreindre dans leur exploitation pour limiter les émissions mondiales. On ne voit pas ce qui peut conduire à un équilibre des intérêts très divers de l’ensemble des pays détenteurs de ressources.
On ne discutera pas du fait que les déterminants qui ont conduit à ce TNP - à savoir une insécurité géopolitique liée à l’affrontement des deux superpuissances de l’époque et leurs intérêts communs de limiter le nombre de pays dotés de l’arme atomique pour maintenir cet équilibre géopolitique - ne se retrouvent en aucune façon pour un TNP sur les fossiles, dès lors qu’il ne s’agit pas d’armes qui pourraient être dirigées contre d’autres pays. On a un bien commun à préserver sur la base d’engagements à limiter les émissions de CO2. L’enjeu est déplacé sur l’engagement de détenteurs de ressources fossiles à s’auto-restreindre dans leur exploitation pour limiter les émissions mondiales. On ne voit pas ce qui peut conduire à un équilibre des intérêts très divers de l’ensemble des pays détenteurs de ressources.
Pour les promoteurs de l’idée d’un tel TNP, dont nos auteurs, il serait fondé sur des marchandages réguliers entre pays ayant des ressources fossiles. Pour ce faire, on dresserait la liste des projets gros émetteurs potentiels et celle des exploitations pour identifier celles qui pourraient être arrêtées. Les négociations en vue de compromis successifs qui baliseront la décroissance des productions fossiles mondiales s’effectueraient entre les pays qui voudraient poursuivre le développement de « bombes carbone » et d’autres qui feraient le sacrifice de s’en passer, pour reprendre le langage des auteurs. Dans la préparation de ce traité, puis à chaque étape de sa révision, il faudra lister les « bombes carbone » par « ordre de facilité de désamorçage ». Dans cette hiérarchie, on prioriserait la fermeture de certaines exploitations actuelles et l’abandon des projets futurs qui seront déclarés par les États.
Toujours dans le langage des auteurs, les exploitations charbonnières devraient être les « premières bombes à être désamorcées », suivies par les nouveaux projets de pétrole et de gaz. Dans cette hiérarchisation devront aussi être pris en compte les niveaux de richesse et de développement des pays. Les pays riches par exemple, le Royaume Uni, la Norvège, l’Allemagne, la Canada, sans parler des États-Unis et de l’Australie, devraient être les premiers à réduire leurs productions et renoncer à des projets fossiles, pour permettre aux autres de produire. Comme les auteurs ne prennent pas en considération les émissions directes de CO2, ils ne croisent pas ce critère avec celui des responsabilités de tous les pays riches dans les émissions passées.
Quid à présent du réalisme d’une telle négociation sur les fermetures anticipées et sur l’abandon de projets d’exploitation ? On voit mal la Chine et l’Inde se prêter à un jeu de marchandage avec d’autres pays sur leurs projets de développement de nouveaux gisements de charbon, ou sur leur investissement en centrales à charbon parce qu’ils veulent préserver leurs marges de manœuvre pour se développer, quand bien même ils auraient des projets ambitieux de développement des ENR. De leur côté, les États pétroliers, notamment ceux du Moyen-Orient, ne chercheront certainement pas à s’engager sur des objectifs précis de réduction de leurs productions, comme on l’a vu lors des discussions de la COP28 sur les engagements à sortir des fossiles. Ils préfèrent clairement gérer eux-mêmes la diversification progressive de leurs économies pour sortir de leur dépendance de la rente pétrolière, d’autant qu’ils ne croient pas du tout au déclin rapide de la demande mondiale d’hydrocarbures, à la fermeture de leurs débouchés et aux risques de coûts échoués sur lesquels les beaux esprits récemment convertis à la finance durable cherchent à les alarmer, d’autant qu’ils possèdent le potentiel des ressources les moins coûteuses à développer.
Pour conclure, effrayer n’est pas productif, contrairement à ce qu’affirme Kjell Kühne, surtout si la cause est gauchie par la religiosité climatique qui incline à se focaliser sur les mauvais suspects et à répéter comme un mantra l’injonction à tenir un budget carbone intenable. Effrayer en diabolisant les exploitations fossiles crée inutilement de l’angoisse et amplifiera l’anxiété climatique de la jeunesse. De plus, le problème n’étant pas traité correctement car il ignore l’inertie de la demande des différents hydrocarbures et autres fossiles, l’échec d’une politique multilatéral ciblant les productions fossiles est prévisible, ce qui sera source de découragement et de méfiance accrue vis-à-vis de gouvernements accusés de ne pas agir suffisamment. L’urgence climatique n’est pas un alibi pour justifier et faire n’importe quoi dans la précipitation. Ça ne facilite pas en tout cas la tenue de débats sereins pour définir des objectifs faisables. Si l’émotion est utile pour initier le changement, la rationalité demeure le moins mauvais système pour le maîtriser.
Sources / Notes
- https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/05/07/nous-scientifiques-et-experts-appelons-les-actionnaires-de-totalenergies-a-voter-contre-la-strategie-climat-de-la-firme_6172438_3232.html
- https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/01/la-planification-ecologique-vue-par-jean-jouzel-alain-grandjean-et-claude-henry-loin-d-etre-coherents-nos-dirigeants-politiques-pratiquent-sans-complexe-l-art-du-double-jeu_6191898_3232.html
- Kjell Kühne et alii. “Carbon Bombs”. Mapping key fossil fuel projects. Energy Policy n°166. C’est une revue scientifique à comité de lecture.
- La publication des résultats de cette second étude dans le Monde daté du 1-2 novembre 2022, p.8-9, est intitulé « Ces "bombes-carbone” qui menacent le climat ».
- https://theconversation.com/why-defusing-carbon-bombs-offers-a-promising-new-agenda-for-tackling-climate-change-185619
Les autres articles de Dominique Finon
TRIBUNE D'ACTUALITÉ