Les études menées sur le sodium, entre autres sur l’instrumentation et les systèmes de conversion d’énergie, constituent un volet important de la R&D du projet Astrid. (©PF. Grosjean/CEA)
À RETENIR
Le projet Astrid a été abandonné en 2019. Cet article rédigé en 2014 présente les grandes caractéristiques de ce projet.
Définition du projet nucléaire
ASTRID (Advanced Sodium Technological Reactor for Industrial Demonstration) est un projet français de démonstrateur industriel de réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium. Contrairement aux réacteurs de 2e et de 3e générations, ce réacteur, dit de « 4e génération », consommerait de l’uranium 238 (constituant 99,3% de l’uranium naturel) plutôt que de l’uranium 235 (0,7% de l’uranium naturel), ce qui nécessiterait in fine moins d’uranium naturel extrait du sous-sol pour produire de l’électricité. Ce démonstrateur industriel pourrait également brûler du plutonium et transformer des actinides mineurs, déchets nucléaires à vie longue, en des déchets nucléaires à vie plus courte.
Le projet piloté par le CEA a vocation à démontrer la capacité à gérer de façon durable les déchets hautement radioactifs, conformément à la loi du 28 juin 2006(1). Il pourrait permettre le déploiement ultérieur de réacteurs nucléaires dits « du futur » disposant d’un meilleur rendement que le parc nucléaire actuel et s’appuyant sur des ressources déjà disponibles en France.
En utilisant les stocks d’uranium appauvri issu des procédés de fabrication du combustible actuellement utilisé et le combustible usé provenant du parc actuel, ces réacteurs du futur seraient capables de fournir de l’électricité à notre pays de façon autonome durant des milliers d’années.
Fonctionnement
Principe des réacteurs à neutrons rapides
Les réacteurs à neutrons rapides (RNR) exploitent la fertilité de l’uranium 238 (contenu dans l’uranium naturel ou appauvri). Bombardé par des neutrons rapides, celui-ci est converti en plutonium 239 fissile. Avec la même quantité d’uranium naturel initial, on peut ainsi produire avec ces RNR jusqu’à 100 fois plus d’électricité que dans les réacteurs actuels. Pour rappel, l’uranium naturel est en effet composé de 99,3% d’isotope 238 et de seulement 0,7% d’isotope 235(2). Ce dernier est utilisé dans le parc nucléaire français actuel après enrichissement à hauteur de 3,5% (étape coûteuse qui n’est plus nécessaire pour alimenter les réacteurs à neutrons rapides).
Ces systèmes à neutrons rapides consomment également dans le même temps directement du plutonium dont ils permettent un multi-recyclage. Dans les réacteurs actuels (REP ou REB) en France, le recyclage du plutonium est limité à un seul cycle sous forme de combustible appelé MOX (Mixed OXide fuel).
Enfin, l’un des grands enjeux des réacteurs de quatrième génération à neutrons rapides est de faciliter la gestion des déchets radioactifs en réduisant le volume et la radiotoxicité intrinsèque à long terme des déchets ultimes. Ces réacteurs pourraient en particulier transformer des éléments radioactifs à vie longue, les actinides mineurs (américium, neptunium, voire curium), en éléments à vie plus courte. Cette transformation est appelée la transmutation.
Les déchets ultimes se limiteraient alors aux produits de fission de ces actinides mineurs dont le stockage serait plus simple : ils retrouveraient le niveau de radioactivité de l’uranium naturel non plus au bout de plusieurs centaines de milliers d’années comme les actinides mineurs, mais au bout de 300 ans environ.
Durée de vie et radiotoxicité des déchets ultimes (d’après CEA)
La régénération
Les RNR peuvent produire autant ou plus de matière fissile qu’ils n’en consomment. Concrètement, à chaque fois qu’un neutron rapide provoque la fission d’un atome de plutonium 239, d’autres neutrons transforment dans le même temps de l’uranium 238 en plutonium 239. Une condition centrale de la régénération continue du plutonium est de ne pas ralentir des neutrons par un « modérateur » (ce qui exclut l’eau dont le rôle dans les réacteurs de 2e et 3e générations est entre autres de ralentir les neutrons).
Les réacteurs à neutrons rapides peuvent fonctionner en différents modes selon l’usage recherché :
- en mode iso-générateur (égalité entre la production et la consommation de matière fissile) ;
- en mode sous-générateur (consommation nette de matières fissiles) ou mode « brûleur » pour consommer du plutonium de façon intensive ;
- en mode surgénérateur (production de plutonium supérieure à sa consommation).
Spécificités de la filière sodium
Le réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium (RNR-Na ou SFR) est l’un des 3 principaux systèmes à neutrons rapides envisagés, avec les réacteurs refroidis au gaz et au plomb ou plomb-bismuth. Le choix du sodium comme fluide caloporteur pour refroidir le cœur et transporter la chaleur résulte de plusieurs avantages :
- il a une grande inertie thermique, restant liquide entre 97,8°C et 881,5°C (température d’ébullition) ;
- il est facile à pomper (contrairement au plomb-bismuth) ;
- il n’est pas corrosif et est donc compatible avec les aciers utilisés ;
- il est disponible en grande quantité, étant déjà utilisé aujourd’hui dans l’industrie ;
- il est peu coûteux.
Le sodium présente toutefois des inconvénients (opacité, réactivité chimique avec l’eau et l’air) que le projet Astrid doit intégrer afin de garantir des conditions de sûreté optimales. Cette filière sodium a déjà fait l’objet de nombreuses expérimentations, notamment en France où elle a été employée pour concevoir les réacteurs Rapsodie, Phénix et Superphénix, mais aussi à l’étranger où des RNR-Na sont actuellement exploités et en construction, par exemple en Russie ou en Inde.
Principe de fonctionnement
Le réacteur Astrid fonctionne selon le même principe général que les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium précédents mais il intègre des innovations supplémentaires visant principalement à renforcer sa sûreté. La puissance envisagée de ce démonstrateur industriel est d’environ 600 MW électriques (1 500 MW thermiques).
Le combustible employé se présente sous forme de pastilles constituées d’un mélange d’uranium 238 (à 80% environ) et de plutonium (à 20% environ). Les actinides mineurs à « transmuter » (américium, neptunium) en éléments radioactifs à vie moins longue peuvent également être intégrés dans ces pastilles (à hauteur de 1 à 2%). Notons que le curium, autre actinide mineur dont la manipulation est particulièrement difficile dans des ateliers de fabrication du combustible, ne peut a priori pas faire l’objet d’une transmutation dans le cadre du démonstrateur industriel Astrid.
Le combustible baigne dans une cuve de sodium liquide qui sert de fluide caloporteur : il transmet les calories créées par la fission du plutonium 239 à un circuit secondaire (via un échangeur de chaleur) dans lequel circule également du sodium liquide. Dans un circuit tertiaire, la chaleur est transmise à un circuit d’eau (ou de gaz, voir plus bas les innovations testées). Celle-ci s’évapore et la vapeur créée active une turbine, couplée à un alternateur qui produit ainsi de l’électricité.
Principe de fonctionnement du réacteur ASTRID (d’après CEA)
La température avoisine 400°C en entrée cœur, 550°C en sortie cœur. Comme le rappelle la loi de Carnot, le rendement augmente avec la température à pression constante. Il pourrait ainsi atteindre 42% dans le cas d’un réacteur à neutrons rapides contre 35 à 36% dans les réacteurs actuels dont la température du cœur est plus faible.
Principales innovations
Une des innovations majeures d’Astrid consiste en un cœur dit « à faible coefficient de vidange » (cœur CFV, brevet déposé en 2010). Celui-ci permet d’éviter une hausse de réactivité du cœur en cas de vidange du sodium de la cuve. De plus, son échauffement est nettement plus faible en cas d’accident hypothétique où aucun système de sécurité ne fonctionnerait.
Pour répondre à l’exigence de concevoir un réacteur sûr, y compris dans le cas extrême consistant à postuler un accident de fusion du cœur, un récupérateur de corium (cœur fondu) est placé dans la cuve du réacteur en-dessous du cœur pour récupérer le corium en cas de fusion de ce cœur (une solution similaire est également adoptée dans l’EPR).
Dans les circuits secondaires, des pompes électromagnétiques sont installées.
Pour éviter toute rencontre entre le sodium et l’air ou l’eau en cas de fuites, de nombreux systèmes redondants de sûreté ont été intégrés dans le réacteur. En particulier, la présence d’un circuit secondaire en sodium non radioactif permet d’éliminer les conséquences radiologiques d’un éventuel accident chimique généré par une réaction sodium-eau.
De plus, en alternative à l’eau-vapeur, un système de conversion d’énergie sodium/gaz est par ailleurs à l’étude, ce qui nécessite de concevoir des turbines à gaz de forte puissance (300 à 600 MW électriques) qui n’existent pas aujourd’hui. Ce système permettrait d’éliminer par conception tout risque de réaction sodium-eau dans le démonstrateur industriel Astrid. Il a pour inconvénient de faire baisser le rendement global du réacteur, à hauteur de 37,5% (rendement qui reste néanmoins supérieur à celui des réacteurs actuels). Il devra être validé d’ici à l’achèvement de l’avant-projet sommaire fin 2015.
Enfin, la prise en compte dès la conception des exigences d’inspection en service des composants et structures, sujet difficile pour un réacteur refroidi au sodium, permettra de respecter les périodicités d’examen nécessaires pour garantir le bon état du réacteur durant toute sa durée de vie.
Enjeux
Sécurité de l’approvisionnement et retraitement des déchets
Les réacteurs à neutrons rapides comme Astrid présentent le double avantage de réduire les contraintes amont et aval du fonctionnement des réacteurs nucléaires actuels :
- en amont, ils peuvent utiliser comme combustibles l’uranium appauvri mis de côté lors des opérations d’enrichissement des réacteurs de 2e et 3e générations et ainsi réduire voire supprimer les importations d’uranium naturel, ce qui permet de s’affranchir des contraintes d’approvisionnement et de disponibilité de la ressource pour plusieurs milliers d’années ;
- en aval, la quantité et la nocivité des déchets nucléaires est fortement réduite. Les stocks de plutonium peuvent être « brûlés » et les actinides mineurs, hautement radioactifs et à vie longue, peuvent être fissionnés en éléments plus faciles à stocker en raison de leur durée de vie relativement courte (de l’ordre de 300 ans).
Sécurité des réacteurs du futur
Le sodium réagit avec l’air et l’eau. Il s’agit donc d’éviter tout contact et de réduire les risques en cas d’accident.
La démarche générale de sûreté autour du réacteur Astrid a été fortement renforcée par rapport aux réacteurs nucléaires précédemment construits, en intégrant les exigences post-accident de Fukushima Daiichi et celles de l’association des autorités de sûreté nucléaire d’Europe de l’Ouest (WENRA 2010). Une approche déterministe complétée d’une approche probabiliste est aujourd’hui adoptée afin d’envisager tous les accidents possibles (voire le cumul de plusieurs accidents simultanés), même si leur probabilité est très faible. Les actes de malveillance (sabotage externe et interne) sont également pris en compte.
La consommation du plutonium dans les réacteurs à neutrons rapides évite l’accroissement des stocks de plutonium, ce qui est un avantage en matière de lutte contre la prolifération.
Histoire : aux origines
Une phase d’avant-projet dit détaillé est prévue jusqu’à fin 2019 pour permettre, en fonction des décisions qui seront prises à ce moment-là, le début de la construction du démonstrateur industriel. Cette dernière durera environ 5 ans. Ce calendrier peut être adapté en fonction des décisions à venir et des étapes réglementaires.
Ce type de réacteurs coexisterait dans un parc national de production d’électricité nucléaire pendant plusieurs décennies avec les réacteurs de 3e génération, en se substituant progressivement à ces derniers. Leur rôle serait dans un premier temps de recycler les combustibles usés de la 3e génération dans une proportion de l’ordre d’un réacteur de 4e génération pour une dizaine de réacteurs de 3e génération de même puissance. Puis, les réacteurs de 4e génération multi-recycleraient leurs propres combustibles usés.
Le site de Marcoule dans le Gard est étudié comme hypothèse de travail pour implanter le réacteur Astrid, en particulier pour mieux évaluer les coûts. Le choix définitif du site sera arrêté après comparaison avec d’autres sites potentiels et après les nécessaires étapes de consultation du public.
Dans le monde, une vingtaine de réacteurs à neutrons rapides ont été construits et exploités dans le passé. Ils sont encore en service ou en phase de construction, notamment en Inde (FBTR, PFBR), en Chine (CEFR, CFR600), en Russie (BOR-60, BN-600, BN-800 – mis en service en juin 2014) et au Japon (Joyo, Monju).
Forum International Génération IV
En 2000, le Forum International Génération IV (GIF en anglais) est lancé à l’initiative du Department of Energy américain. Ce forum qui regroupe aujourd’hui 12 pays et Euratom a sélectionné en 2005 six concepts de réacteurs « du futur » jugés les plus prometteurs. Parmi ceux-ci figure le réacteur à neutrons rapides au sodium. La faisabilité et la performance de ces différents systèmes font l’objet de partenariats en vue d’un déploiement industriel à l’horizon 2040/2050.
En France
La France s’intéresse aux réacteurs à neutrons rapides dès le début des années 1960. La réalisation des réacteurs Rapsodie (fonctionnement de 1967 à 1983), Phénix (de 1973 à 2009) et Superphénix (de 1986 à 1997) permet d’obtenir un retour d’expérience important. En 1997, le réacteur Superphénix est toutefois arrêté pour des raisons politiques. Pendant près de 10 ans, la recherche autour des RNR-Na est ensuite délaissée.
En 2006, le Président de la République Jacques Chirac propose d’autoriser le développement d’un démonstrateur industriel de réacteur nucléaire de 4e génération au sein du CEA, décision concrétisée par l’adoption de la loi du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs. Après environ 3 ans d’études préliminaires de R&D, le projet Astrid est lancé en 2010.
Deux phases de l’avant-projet dit « sommaire » (2010-2012, 2013-2015) sont prévues afin de valider les options technologiques et de sûreté choisies au fur et à mesure de l’avancée du projet. Fin 2012, le CEA rend à l’État un dossier présentant l’avancement de ses recherches dans le cadre de la loi et clôturant la première phase d’avant-projet.
Les acteurs
Le projet Astrid du CEA a impliqué 10 entreprises industrielles : Alstom pour le système de conversion d’énergie, Areva pour la conception de la chaudière, Bouygues Construction pour le génie civil et la ventilation mais aussi Airbus (études de fiabilité), EDF (sûreté, retour d’expérience), Jacobs (implantation générale), SEIV Alcen (cellule chaude), Toshiba (pompes électromagnétiques pour les circuits secondaires), Rolls Royce (échangeurs sodium-gaz) et Comex nucléaire (robotique).
Chiffres clés
- 60 ans : durée de fonctionnement envisagée pour le réacteur Astrid
- 80% : taux de disponibilité attendu du réacteur Astrid
- Environ 1 milliard d’euros : coût complet des études de conception et de R&D sur la période 2010-2019. Le coût de la construction du réacteur lui-même reste à évaluer.