Ancien directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (2003-2007)
Tous les économistes affirment que l’une des meilleures façons de réduire les émissions de gaz à effet de serre est de pénaliser financièrement ces émissions, autrement dit d’instaurer une taxe carbone. Ils ont certainement raison.
Convaincus par leurs arguments, deux pays, appelons-les le pays jaune et le pays vert, décident d’instaurer une taxe de trente centimes sur chaque litre de carburant (pour simplifier le raisonnement, on suppose que les deux pays ont la même monnaie, par exemple qu’ils font tous deux partie de la zone euro). Comment va-t-on utiliser les sommes importantes ainsi récoltées par les trésors publics ?
Le pays jaune, soucieux d’employer l’argent de la taxe à des investissements favorisant la transition énergétique, décide un vaste programme de développement des transports en commun dans les grandes agglomérations. Monsieur et Madame Lagrogne, citoyens de cet État, font leurs calculs : ils habitent un pavillon à quarante kilomètres du centre ville où ils travaillent tous les deux mais pas aux mêmes heures si bien qu’ils sont obligés de faire le trajet chacun dans leur voiture, les transports en commun étant pour l’instant inadaptés. Bien entendu, le tramway prévu par les autorités, qui desservira leur zone pavillonnaire, leur simplifiera grandement les trajets, mais il ne sera pas inauguré avant une dizaine d’années, et en attendant le calcul est vite fait : mille euros par an d’impôt supplémentaire. Résultat inéluctable : les gilets jaunes, et leur conséquence, le retrait de la taxe.
Monsieur et Madame Lachance sont exactement dans la même situation mais ils sont citoyens du pays vert. Les autorités de ce pays ont une autre idée pour utiliser l’argent de la taxe : ils disent aux Lachance (et à tous les citoyens) « vous devez payez mille euros de taxe carbone ? Très bien, en échange, nous vous faisons cadeau d’un chèque de mille euros ». Coût nul pour les Lachance, et coût nul également pour le budget du pays vert, en tout cas la première année.
Vous allez vous récrier : c’est absurde, à quoi sert-il de prélever une taxe si on la rend immédiatement au contribuable ? Attendez, vous ne m’avez pas laissé terminer ! Le chèque que reçoivent les Lachance est un chèque forfaitaire, qui sera versé chaque année (ou chaque mois par douzième) avec le même montant.
Le système ne pénalise pas la consommation résultant de la situation actuelle, contrairement à celle envisagée en pays jaune, mais elle donne une forte incitation à changer de comportement. C’est la vertu sans la douleur.
Si l’année prochaine, ou une année ultérieure, les Lachance décident de réduire leur consommation, en achetant une voiture plus petite, ou en vendant leur pavillon pour se rapprocher du centre ville, on en passant à une voiture électrique, ou en acceptant de respecter enfin les limitations de vitesse, ils recevront toujours le même chèque et ils économiseront la totalité du prix du carburant non consommé, taxe carbone comprise. En sens inverse d’ailleurs, s’il leur prend la fantaisie de remplacer leur berline par un SUV, la consommation supplémentaire leur coûtera cher, car ils devront payer la taxe carbone qui ne leur sera pas remboursée.
Pour résumer en quelques mots, le système ne pénalise pas la consommation résultant de la situation actuelle, contrairement à celle envisagée en pays jaune, mais elle donne une forte incitation à changer de comportement. C’est la vertu sans la douleur. On peut d’ailleurs raffiner en n’octroyant le chèque que sous condition de ressources.
Quelles critiques peut-on formuler à l’encontre de cette proposition ? J’en vois trois.
La première est que le pays vert doit trouver une autre solution que la taxe pour financer son tramway. Certes, mais on sait bien comment, en pays jaune, la crise des gilets jaunes (ou des bonnets rouges) aboutit à un retrait piteux du projet de taxe. Le tramway ne sera pas mieux financé.
Deuxième critique : la taxe rapportera de moins en moins au fur et à mesure que les citoyens deviendront plus vertueux et par conséquent le compte de la taxe va devenir déficitaire. C’est vrai mais c’est la rançon de la réussite de l’incitation. Il faudra en tout cas résister à la tentation de réduire le chèque de remboursement à due concurrence, ce qui ruinerait l’effet incitatif.
La troisième critique que l’on peut formuler à l’encontre de ce système est sa complexité, puisqu’il faut commencer par connaître, pour chaque foyer fiscal, la consommation de carburant durant l’année de départ, qui deviendra l’année de référence, à moins qu’on préfère lisser en prenant comme référence la moyenne des consommations de trois années consécutives. Et comme ces données seront certainement déclaratives, il faudra des vérifications pour éviter la fraude consistant à sur-déclarer. N’étant ni fiscaliste, ni agent des impôts, je n’ai pas de réponse à cette objection, que je devine sérieuse. Mais je constate que notre administration fiscale a réussi à mettre en place sans ennui majeur un système de prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu, tâche sans doute beaucoup plus compliquée, et je pense que cela vaudrait le coup d’être étudié en détail, si on ne veut pas retomber soit dans le Charybde de ne rien faire, soit dans le Scylla des gilets jaunes.
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