Réforme de l’ARENH, « force majeure » et « corridor »

Jacques Percebois et Boris Solier

Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)
Boris Solier, maître de conférences à l’Université de Montpellier, Expert Cyclope

La ministre en charge de l’énergie Barbara Pompili a annoncé qu'elle se rendrait le 21 septembre à Bruxelles avec Bruno Le Maire pour rencontrer la commissaire européenne à la Concurrence Margrethe Vestager afin d'évoquer le dossier de la réforme de l'ARENH (dispositif permettant aux fournisseurs d’électricité concurrents d’EDF en France de racheter à l’électricien une partie de sa production nucléaire à un tarif de 42 €/MWh). Il existe encore beaucoup d’incertitudes concernant cette réforme, laquelle est liée au projet de restructuration de l’entreprise EDF, et cela doit se faire en concertation avec les autorités de Bruxelles. L’occasion de quelques rappels…

Pour le juge, la crise sanitaire relève de la « force majeure »

La crise du Covid-19 a fait s’écrouler le prix de l’électricité sur le marché de gros du fait de la chute de la demande d’électricité, elle-même liée à la chute brutale de l’activité économique lors du confinement. Les prix de l’électricité sur le marché de gros ont oscillé en moyenne entre 10 et 30 €/MWh entre mi-mars et juillet 2020. Ces prix ont même parfois été négatifs comme ce fut par exemple le cas le dimanche 31 mai à 15h (- 40,8 €/MWh). Ils sont légèrement remontés courant août 2020 (oscillant entre 35 et 45 €/MWh fin août) et dépassent en moyenne 50 €/MWh depuis début septembre.

Pour rappel, certains fournisseurs alternatifs qui, fin 2019, avaient anticipé une augmentation de prix sur le marché de gros, ont invoqué durant la crise sanitaire la clause de « force majeure » pour ne pas respecter leur contrat ARENH. La CRE a contesté cette demande et le Conseil d’État a donné raison à la CRE. Mais le tribunal de commerce de Paris a donné raison aux fournisseurs alternatifs(1), notamment Total-Direct Énergie (TDE) et l’AFIEG, sur la base de dispositions spécifiques de l’article 10 du contrat-cadre qui les lie à EDF : la « force majeure »(2) s’applique « de plein droit » si l’on est face à une « impossibilité de l’exécution des obligations dans des conditions économiques raisonnables ».

Le marché de gros de l’électricité fonctionne-t-il toujours dans des conditions économiques « raisonnables », sachant que les prix ont historiquement fluctué entre + 2000 et - 500 €/MWh depuis 2009 ?

Cette dénomination libérale « conditions économiques raisonnables » mérite d’être analysée ici avec attention. Le marché de gros de l’électricité fonctionne-t-il toujours dans des conditions économiques « raisonnables », sachant que les prix ont historiquement fluctué entre + 2000 et - 500 €/MWh depuis 2009 ? Observons d’abord que ce terme « raisonnables » n’est guère précisé et qu’il peut donc donner lieu à interprétations divergentes. Lorsque récemment, faute de pouvoir écouler ou stocker le pétrole qu’ils avaient acheté à terme, certains opérateurs américains ont dû le revendre à un prix négatif, ce n’était pas « raisonnable » non plus et pourtant il ne semble pas que les perdants aient invoqué la clause « Act of God »(3).

Si cette approche de « conditions économiques raisonnables » fait jurisprudence, il est à craindre que de nombreux procès auront lieu dans le futur. Un prix de 42 euros pour le MWh nucléaire « ARENH » et qui n’a pas été revalorisé depuis 2012 doit-il être considéré comme fixé selon des conditions économiques « raisonnables » aujourd’hui ?  La question de fond est de savoir si, de façon automatique, la clause de force majeure s’applique à chaque fois que les conditions économiques « raisonnables » ne sont plus remplies. Si tel est le cas, cela signifierait que l’on passerait d’une conception restrictive à une conception extensive de la force majeure.

EDF comme les fournisseurs alternatifs a dû faire face à la chute de la consommation d’électricité et ne profite d’aucun « effet d’aubaine » en vendant le MWh nucléaire à 42 euros.

Notons qu’EDF comme les fournisseurs alternatifs a dû faire face à la chute de la consommation d’électricité et ne profite d’aucun « effet d’aubaine » ou de « windfall profits » en vendant le MWh nucléaire à 42 euros. Il serait judicieux de préciser que les fournisseurs alternatifs ne devraient pas pouvoir se prévaloir de cette clause de force majeure si les conditions exceptionnelles invoquées ont un impact sur les deux parties (EDF comme les alternatifs). C’est seulement en cas d’asymétrie manifeste entre les alternatifs et l’opérateur historique que la clause devrait s’appliquer, par exemple si les alternatifs sont pénalisés par les circonstances sans qu’EDF le soit ou le soit au même degré. L’existence d’une réciprocité des situations des deux parties face à la crise, les deux étant pénalisées au même degré avec la chute des prix, devrait enlever toute portée à la clause de force majeure. Les choses seraient différentes si l’une des parties était lésée sans que l’autre le soit.

L’ordonnance du tribunal de commerce de Paris(4) a ordonné à EDF la suspension de l’accord-cadre qui liait l’entreprise à TDE. L’interruption des livraisons d’électricité au titre de l’ARENH n’intervient toutefois qu’à hauteur de la baisse de la consommation du portefeuille de consommateurs finals détenu par TDE : une proportion élevée des clients de TDE n’a pas acheté le volume d’électricité négocié du fait du confinement décidé par les pouvoirs publics. Comme l’électricité ne se stocke pas, TDE a dû revendre à perte sur le marché de gros les volumes d’électricité ARENH négociés et non acquis par ses clients (voir la modélisation en note de bas de page(5)).

Abandon du « corridor » au profit d’une revalorisation de l’ARENH ?

On notera que le guichet de mai 2020 permettant aux fournisseurs alternatifs de souscrire des volumes d’ARENH pour la période de livraison allant du 1er juillet 2020 au 30 juin 2021 n’a donné lieu à aucune demande, ce qui n’est guère surprenant compte tenu de la faiblesse des prix de gros à l’époque. Il faudra attendre le prochain guichet de novembre 2020 pour voir si de nouvelles demandes d’ARENH se manifestent. Tout dépendra des anticipations de prix des demandeurs potentiels : s’ils anticipent une augmentation du prix spot en 2021, beaucoup chercheront à nouveau à souscrire des volumes d’ARENH.

Rappelons que la CRE avait envisagé de remplacer le mécanisme de l’ARENH par un système de « corridor » mais elle semble opter aujourd’hui pour une revalorisation du niveau de l’ARENH. Dans le projet de corridor, la quasi-totalité de la production nucléaire serait écoulée sur le marché de gros(6) mais le prix réellement payé par le fournisseur devrait in fine fluctuer entre un prix-plafond et un prix-plancher, les deux bornes étant distantes de 6 €/MWh au maximum.

Pour obtenir ce résultat, on dissocierait le marché du « physique » d’un marché « financier » donnant lieu à compensations ex post entre EDF-producteur et les fournisseurs d'électricité. Le prix-plafond comme le prix-plancher seraient fixés par la CRE sur une base objective (les coûts). En cas de prix de gros de vente du nucléaire supérieur au prix-plafond garanti, EDF devrait verser la différence aux fournisseurs qui ont acheté de l’électricité « nucléaire » pour alimenter leurs clients français. En cas de prix de gros inférieur au prix-plancher, ce sont les fournisseurs alternatifs qui cette fois devraient verser la différence à EDF(7) (voir schéma ci-dessous).

 Réforme de l'ARENH

Il semble toutefois qu’aujourd’hui on s’orienterait plutôt vers une augmentation du volume d’ARENH, qui passerait de 100 TWh à 150 TWh (ce que réclament les alternatifs), avec en contrepartie une revalorisation du prix de l’ARENH qui passerait de 42 à 48 euros par MWh (EDF souhaiterait 53 euros…). La question n’est pas tranchée…

En conclusion…

Trois recommandations peuvent être faites :

  1. Revoir les conditions de la force majeure si l’on maintient le mécanisme de l’ARENH. La force majeure est généralement interprétée de façon restrictive par les tribunaux et cette conception doit continuer à prévaloir. Invoquer seulement l’apparition de conditions économiques qui ne sont plus « raisonnables » ne saurait justifier en soi de faire jouer une telle clause car ce serait ouvrir la voie à un énorme contentieux. Il faut également que les deux parties au contrat ne soient pas lésées au même degré par le fait générateur qui préside à la décision de l’une des parties de faire jouer cette clause.
     
  2. Accroître le prix de l’ARENH si le volume passe de 100 à 150 TWh ou plus (dans le cas où l’on maintient le mécanisme de l’ARENH). Le prix auquel le nucléaire historique est vendu n’a pas été revalorisé depuis 2012. Certes, les prix du marché de gros ont chuté mais ils sont devenus très volatils. Dans le même temps, les coûts de la maintenance et de la sûreté du parc nucléaire ont plutôt eu tendance à s’accroître. Les coûts anticipés de prolongation de la durée de vie des centrales qui ne seront pas arrêtées (le « grand carénage ») sont en nette augmentation. Le prix de l’ARENH n’a pas pour objet de financer le nouveau nucléaire (des solutions ad hoc doivent être retenues comme les « contrats pour différence » par exemple) mais il doit permettre de financer les investissements de prolongation du parc comme cela est rappelé dans le Rapport Champsaur et dans la Loi Nome.
     
  3. Si l’on opte pour un mécanisme de corridor, il importe de bien sélectionner au départ le niveau du prix-plancher et celui du prix-plafond et de prévoir les conditions d’ajustement périodique de ces prix régulés. Il faut mener une étude empirique pour comparer le mécanisme du corridor au système d’un ARENH revisité pour voir qui est gagnant et qui est perdant au vu des divers scenarii de prix de gros. Dans tous les cas, il apparaît qu’une marge de 6 €/MWh pour ce corridor est insuffisante au vu de la volatilité des prix de gros. Cet écart entre le prix-plancher et le prix plafond devrait être de l’ordre de 12 à 15 €/MWh en valeur moyenne.

Sources / Notes

  1. Le tribunal de commerce de Paris a donné raison aux alternatifs qui l’ont saisi en référé le 27 mars (notamment Total-Direct Énergie et l’AFIEG). EDF a fait appel mais la Cour d’Appel a confirmé le 28 juillet 2020 la décision du Tribunal de Commerce.
  2. La force majeure rappelons-le requiert en général trois conditions : imprévisibilité, indépendance et irrésistibilité. Personne ne conteste l’indépendance (TDE n’est pas responsable de la décision du confinement qui est une décision de l’État) ou l’irrésistibilité (TDE ne pouvait pas obliger ses clients à consommer et n’a pas les moyens de stocker l’électricité non achetée ; il fallait donc la vendre à perte). On peut en revanche discuter l’imprévisibilité : la logique du marché de l’électricité fait que le prix est très volatil, beaucoup plus que ce que l’on peut observer pour les autres matières premières, y compris le pétrole. Ce prix a déjà été négatif de nombreuses fois dans le passé. L’article 10 du contrat tel qu’il est rédigé a indiscutablement servi de fondement à la décision du tribunal car il s’écarte de la conception traditionnelle de la force majeure.
  3. Legally Speaking, What is an Act of God ?
  4. Rendue publique le 20 mai.
  5. Une modélisation très simple permet de comprendre la portée de la décision. Posons Q1 le volume d’ARENH négocié par TDE, Q2 le volume d’ARENH réellement vendu par TDE sur la période, pa le prix de l’ARENH et p1 le prix spot de l’électricité. TDE a payé Q1pa à EDF mais n’a vendu que Q2p1. La logique de cette « option gratuite » que constitue l’ARENH est que TDE supporte le différentiel Q2 (pa – p1) : c’est le risque « marché » de tout contrat de ce type. Ce que demande le tribunal, c’est que TDE soit remboursé non pas du montant (Q1 – Q2)pa mais du montant (Q1 – Q2) (pa –p1), cette électricité non vendue aux clients ayant été écoulée au prix du marché de gros. En d’autres termes, l’entreprise TDE doit supporter le risque « prix » pour les volumes vendus mais pas le risque « volume » lié à la chute de la consommation de ses clients suite à la crise sanitaire. Le tribunal considère que TDE a été amené à prendre livraison des quantités d’ARENH commandées, soit Q1, et a été obligé de vendre à perte ce que l’entreprise n’a pas pu vendre à ses clients soit le volume (Q1 – Q2). La perte unitaire de TDE est égale à (pa – p1). Notons que le risque « prix » Q2(pa – p1) est peut-être hypothétique et non avéré dans la mesure où beaucoup de fournisseurs vendent leur électricité sur la base d’un prix à terme ou d’un prix fixe qui peut être supérieur au prix du marché de gros. Cela pose la question de savoir quelle la pertinence du prix de gros comme critère d’évaluation des gains et pertes des deux parties. La perte subie par TDE sur le volume vendu Q2 est peut-être inférieure à ce montant si le prix unitaire réellement négocié par TDE est supérieur à p1.
  6. On parle d’un « ruban » qui exclut les contrats à long terme signés par EDF, lesquels ne représentent guère plus de 10 à 20 TWh sur un total de l’ordre de 380 TWh vendus en 2019.
  7. Avec ce système, EDF-fournisseur devient un acheteur de droit commun du nucléaire français lorsqu’il vend de l’électricité à ses clients et l’entreprise devra respecter une séparation stricte entre ses activités de producteur nucléaire et celles de fournisseur d’électricité (c’est la dualité « bleu-vert » du projet « Hercule » de restructuration de l’entreprise). Le fait que toute la production nucléaire serait vendue sur le marché va en accroître la liquidité alors que, précédemment, le volume d’ARENH était vendu hors marché à un prix régulé. Il faut comparer les avantages et inconvénients du système par rapport au mécanisme. Tout dépend du niveau des prix-limites retenus mais aussi de l’écart entre ces prix.
    Jacques Percebois et Boris Solier, La régulation du prix de l’énergie nucléaire en France : de l’ARENH au « corridor », Working Paper Université de Montpellier, HAL.

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Commentaire

Hervé
Bonjour, Merci pour cet article , mais j'avoue ne pas bien comprendre pourquoi L'arenh a été faite comme ça. ça semble faire profiter des avantages sans assumer les inconvénients. L’énergie nucléaire est essentiellement constituée de couts fixes, et a des contraintes qui nécessitent des compléments adaptés. il serait plus logique que les concurrents qui veulent en profiter prennent eux aussi a leur charge les difficultés de ce moyen de production. Le plus simple est de mette en vente des % de production instantanée du parc. (L’opérateur alternatif qui veut profiter du nucléaire paye à l'année pour une fraction de la puissance qui sort des centrales et se débrouille avec ça. S'il ne prends pas l'energie qu'il a droit, il paye pareil. S'il a besoin de plus, il achetè le solde sur le marché...
Jacques Percebois
Merci pour votre message. Il faut bien voir que le contexte était différent d'aujourd'hui au moment de la mise en place de l'ARENH (Commissions Champsaur de 2009 et 2011). Il s'agissait de contrebalancer l'avantage qu'EDF possédait sur ses concurrents à une époque où le coût de production du nucléaire était très inférieur au prix du marché de gros. Plusieurs solutions avaient été envisagées. Donner l'accès à une partie du nucléaire à prix coûtant devait permettre de faire gagner des parts de marché à des opérateurs qui commençaient seulement à pénétrer sur ce marché. C'était en quelque sorte de la discrimination positive. On n'avait pas envisagé certains effets pervers ni que le marché se retournerait. Ni que de gros opérateurs comme Total investiraient ce marché.C'est pourquoi il faut revoir le dispositif voire le supprimer.
Hervé
Merci de votre réponse. Concernant la vente d'un pourcentage de la production instantanée, est ce réaliste ? Par exemple l'opérateur achète 5% de la capacité instantanée du parc pour un an, soit un versement annuel de 5x 150M€ : Edf lui livre 5% de la puissance instantanée fournie par le parc, et l’opérateur s'en débrouille (ce qui signifie qu'en cas de panne d'un réacteur, l’opérateur doit assumer 5% de manque, inversement la disponibilité mont en hiver..). . L'avantage de cette approche c'est que l’opérateur se retrouve avec des avantages et inconvénients similaires à ceux que subissent EDF.
Jacques Percebois
Oui c'est un système possible; on peut aussi comme on l'a signalé envisager une option non gratuite avec fixation d'un premium; le système actuel est par nature asymétrique. Il existe dès lors plusieurs systèmes symétriques où les engagements et avantages des deux parties sont équilibrés Jacques Percebois
Tugdual
Ou peut on voir ailleurs cela ,imaginons Peugeot vendre ses autos à Renault prix coûtant,incroyable bazar. Des montagnes d’or ont été faites sur le dos d’EDF alors que c’est lui et lui seul qui a supporté la construction des usines électriques et en assure la sécurité et l’entretien. 49 revendeurs demandent l’Arenh et lorsque le spot baisse on ne veut pas payer parceque c’est moins cher ailleurs,au fou.
Tugdual
On ne peut voir ailleurs ( sic)

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