Professeur émérite à l’Université de Montpellier
Fondateur du CREDEN
Auteur de l’ouvrage « Les prix de l’électricité. Marchés et régulation », Presses des Mines
Le projet de restructuration du statut d’EDF semble bien avancé, puisque la réforme du mécanisme de l’ARENH(1), qui en conditionne la mise en œuvre, est maintenant soumise au débat public (jusqu'au 17 mars 2020). Sur la base de ce projet, on peut faire les observations suivantes.
I Objectifs de la réforme
Ils sont au nombre de quatre :
- faire en sorte qu’avec la fin de l’ARENH (100 TWh au prix de 42 euros/MWh), le prix de l’électricité payé par les consommateurs français ne dépende pas trop du prix des combustibles fossiles (centrales à charbon et à gaz)(2), ni du prix du carbone qui est appelé à s’accroître sur le marché européen des quotas ;
- permettre au consommateur français de continuer à bénéficier de l’avantage compétitif du nucléaire amorti, et du même coup d’une électricité décarbonée ;
- garantir la rentabilité du parc nucléaire existant qui devient une « essential facility », une sorte de « bien commun » ou service public d’intérêt général dont les coûts complets doivent être couverts ; de ce point de vue, le nucléaire existant est « sanctuarisé » ;
- éviter que cet actif nucléaire ne procure une rente de rareté excessive à l’opérateur historique (EDF), dans un contexte où la fermeture des centrales à charbon en Europe (notamment en Allemagne) et la hausse prévisible du prix du pétrole pourraient se traduire par une envolée de prix sur le marché de gros européen de l’électricité(3). L’opérateur historique comme ses concurrents seront à « armes égales » sur le marché final. On respecte ce faisant la logique du Rapport Champsaur.
II Le mécanisme proposé
Dans le cadre du nouveau mécanisme, la quasi-totalité de la production nucléaire (l’EPR de Flamanville est concerné) est écoulée sur le marché de gros (on parle d’un « ruban » qui exclut les contrats à long terme signés par EDF, lesquels ne représentent guère plus de 10 à 20 TWh par an sur un total annuel de l’ordre de 380 TWh).
Ce volume d'électricité est « ouvert » aux différents fournisseurs d'électricité qui peuvent en bénéficier, au prorata de leurs portefeuilles de clients(4). Le prix réellement payé par chaque fournisseur (donc ses clients) doit, in fine, fluctuer entre un prix plafond et un prix plancher, les deux bornes étant distantes de 6 euros par MWh au maximum.
Pour obtenir ce résultat, on dissocie le marché « physique » d’un marché « financier » donnant lieu à compensations ex post entre EDF et les fournisseurs alternatifs. Le prix plafond comme le prix plancher seront fixés par la Commission de régulation de l'énergie (CRE) sur une base objective (les coûts).
Ce système rappelle le serpent monétaire européen qui a fonctionné entre 1972 et 1978…
Si le prix spot de vente du nucléaire est supérieur au prix plafond garanti, EDF devra verser la différence aux fournisseurs qui ont acheté du nucléaire pour alimenter leurs clients français. Dans le cas où le prix spot est inférieur au prix plancher, ce sont les fournisseurs alternatifs qui cette fois devront verser la différence à EDF.
Ce système rappelle le « serpent monétaire » européen(5) qui a fonctionné entre 1972 et 1978 et il s’apparente très fortement au mécanisme des « contrats pour différence » mis en place au Royaume-Uni pour financer l’EPR d’Hinkley Point. Mais avec une différence importante : les compensations financières ne se font pas entre le producteur nucléaire et la puissance publique mais entre le producteur et ses concurrents.
Avec ce système, EDF devient un acheteur de droit commun du nucléaire français lorsqu’il vend de l’électricité à ses clients et l’entreprise devra respecter une séparation stricte entre ses activités de producteur nucléaire et celles de fournisseur d’électricité (c’est la dualité « bleu-vert » du projet de restructuration). Le fait que tout la production nucléaire sera vendue sur le marché va en accroître la liquidité alors que, précédemment, le volume d’ARENH était vendu hors marché à un prix régulé.
Le gros avantage du système est que les engagements entre EDF et ses concurrents sont cette fois symétriques et non plus asymétriques comme avec l’ARENH. Les fournisseurs alternatifs profiteront d’un prix relativement stable et EDF aura la garantie que son nucléaire sera vendu à son coût, avec quand même un taux « normal » de rentabilité. C’est un système « gagnant-gagnant » de ce point de vue : pas de « surprofits » de part et d’autre.
Les engagements pris par EDF concernant la disponibilité de son parc nucléaire (engagements sur plusieurs mois, en principe 24 mois) devront être respectés. En cas de non-respect, il appartiendra à EDF de compenser le manque d’électricité promis à ses concurrents en s’approvisionnant sur le marché au prix du spot. Il y a là une très forte incitation à l’efficience car l’opérateur historique risque de payer cher les conséquences d’une moindre performance du parc. C’est une « épée de Damoclès » qui peut se révéler dangereuse…
III Les points à préciser
Plusieurs questions sont ouvertes et devront donc être débattues dans les prochains mois. Les prix « plancher » et « plafond » seront fixés par la CRE en euros constants par MWh sur une période pluriannuelle ; il faudra préciser les mécanismes de révision de ces prix pour tenir compte notamment des investissements nouveaux liés aux recommandations de l’ASN ou à la prolongation de la durée de fonctionnement des réacteurs.
La marge de 6 euros par MWh entre le plafond et le plancher du corridor paraît faible quand on connait la forte volatilité des prix de gros de l’électricité et la forte variabilité des coûts dans cette industrie. Notons que rien ne semble dit sur l’hydraulique dans ce projet ; le même mécanisme va-t-il s’appliquer ?
Encore un effort et on s’apercevra que les monopoles (publics) intégrés et régulés ont des vertus…
Avec cette réforme, le prix TTC payé par le consommateur final va-t-il baisser ou rester stable ? Il est impossible de le dire car il faut tenir compte des autres composantes du prix final : les taxes qui financent le surcoût (encore élevé) des renouvelables et les péages d’accès aux réseaux qui sont appelés à augmenter si l’on en juge par les investissements programmés par RTE et Enedis pour faciliter les interconnexions et l’injection croissante d’électricité renouvelable décentralisée.
Ainsi la dimension « régulation » du marché de l’électricité se renforce avec ce système puisque cela revient à créer 100% d’ARENH… Cela prouve qu’il est difficile de s’appuyer sur des mécanismes de marché de court terme pour financer des investissements de très long terme. La part régulée du prix du kWh TTC payé par le consommateur final va encore croître puisque les péages d’accès aux réseaux de transport et de distribution et les taxes échappent déjà à une stricte logique de marché. Encore un effort et on s’apercevra que les monopoles (publics) intégrés et régulés ont des vertus…
Sources / Notes
- Document de consultation « Nouvelle régulation économique du nucléaire existant ».
- Le coût marginal de ces centrales fixent le prix de l'électricité sur le marché spot lors des pics de consommation.
- Si le prix du pétrole monte, celui du gaz monte en Europe.
- « Les fournisseurs de l’Union seraient tous éligibles à souscrire au plafond de prix au bénéfice de leur portefeuille de clients établis en France, afin d’éviter toute distorsion de concurrence sur le marché français des fournisseurs. Ces droits pourraient, par exemple, être déterminés selon des modalités comparables à celles de l’ARENH, sur le fondement de la consommation en base des clients de chaque fournisseur ».
- Le Serpent monétaire européen est un dispositif économique déployé de 1972 à 1978 afin de limiter les fluctuations de taux de change entre les pays membres de la Communauté économique européenne.
La consultation sur le nouveau projet est ouverte jusqu’au 17 mars 2020, à l’adresse suivante : consultation-regulation-nucleaire-existant@developpement-durable.gouv.fr.
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