Économiste au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement)
Le déséquilibre entre les émissions anthropiques et l’absorption des puits de carbone (terrestres et océaniques) s'est traduit par un accroissement annuel moyen de 18,6 Gt CO2 du stock atmosphérique entre 2010 et 2019(1). Compenser les émissions au niveau global supposerait d’accroître la capacité des puits de carbone pour que les émissions soient absorbées par les puits (ou qu’une partie du CO2 émis soit capté et séquestré dans les couches géologiques étanches). Ces deux activités sont nommées « émissions négatives » et elles font partie intégrante des solutions mise en avant dans l’Accord de Paris pour tenter de rester sous les 2°C.
Il est difficile d’agir sur le puits océanique (les expériences en ce sens sont peu concluantes), mais on peut accroître la capacité du puits terrestre à travers des activités de changement d’usage des terres. Par exemple, passer des cultures aux pâturages augmente de 19% le stock de C dans les sols, des cultures aux plantations (+ 18%) et des cultures aux forêts secondaires (+ 53%)(2). Sans changement d’usage des terres, les plantations d’enrichissement dans les forêts dégradées vont accroître le stock de biomasse, tout comme l’introduction d’arbres dans les systèmes de culture à travers l’agroforesterie.
Au niveau global, il est difficile d’imaginer de parvenir à compenser l’accroissement annuel du stock de CO2 atmosphérique sans une réduction massive des émissions (y compris la réduction de la déforestation), compte tenu de la concurrence sur l’usage des terres et des facteurs limitants (eau, autres nutriments…) qui conduisent à réduire la capacité des puits terrestres.
Les puits biologiques terrestres (pour distinguer des puits géologiques) souffrent d’un problème connu sous le nom de « non permanence ». Pour discuter de ce point, il faut revenir sur la question du temps de résidence du CO2 dans l’atmosphère, qui est très difficile à estimer. Dans la mesure où le GIEC a fixé, de manière conventionnelle(3), le temps de résidence dans l’atmosphère (donc la durée de son effet de « forçage radiatif ») d’une molécule de CO2 à 100 ans (étalon pour mesurer les pouvoirs radiatif des autres gaz), il est souvent suggéré que la neutralisation complète de l’effet climatique de l’émission d’une unité de CO2 équivalent implique une séquestration du CO2 dans la biomasse pour une durée d’un siècle.
Ceci est plus une convention nécessaire à la comparaison avec les autres GES qu’une donnée de la chimie atmosphérique, puisque une fraction du CO2 émis reste très longtemps dans l’atmosphère. En fait, il n’y a pas de réaction purement chimique au sein de l’atmosphère qui élimine le CO2 (contrairement au méthane). C’est l’absorption biologique ou sa dissolution par les océans qui joue ce rôle. Ce qui compte dans le forçage radiatif global, c’est la quantité de CO2 en excès qui reste dans l’atmosphère (lié au fait qu’il y a plus d’émissions que d’absorption au niveau global). Plus le stock de CO2 dans l’atmosphère est élevé, plus le temps de résidence s’accroît. En fait, une neutralisation intégrale des émissions nécessiterait un stockage sur plusieurs siècles. Les arguments pour entreprendre des activités de stockage risquant d’être non permanent sont de deux ordres :
- il s’agit « d’acheter du temps » dans l’hypothèse que le progrès technique, notamment dans le secteur énergétique, va faire baisser le coût des réductions dans le futur. Investir dans les puits, même temporaires, réduirait le coût de l’effort pour les générations actuelles(4). Cet argument est toutefois réfuté par des économistes qui mettent l’accent sur les effets de lock-in socio-techniques (irréversibilité socio-économique) découlant du report d’efforts nécessaires de réduction des émissions (une économie construite sur un bas coût du carbone change très difficilement de trajectoire)(5) ;
- si le système climatique s’approche d’un « point de basculement » dangereux lié à la concentration du CO2, la séquestration temporaire peut permettre de rester en deçà du seuil dangereux au-delà duquel les dommages du changement climatiques seraient très élevés. Cet argument boucle logiquement sur le premier argument qui consiste à « acheter du temps ».
Le choix d’essences à croissances rapide plantées dans des zones tropicales pour réduire ce décalage temporel, peut s’avérer désastreux pour la biodiversité, les sols et le cycle de l’eau.
Au niveau désagrégé, le concept de compensation à travers les puits de carbone biologiques terrestres pose plusieurs questions.
- Tout d’abord, il y a le décalage temporel entre les émissions (immédiates) à compenser et le temps long nécessaire pour que les arbres plantés stockent, dans leur biomasse, l’équivalent du carbone émis. Ce décalage temporel entre émission et stockage compensatoire vient contredire les arguments « d’achat de temps » permettant de rester éloigné d’un possible « point de basculement » mentionnés précédemment. Le choix d’essences à croissance rapide (type eucalyptus) plantées dans des zones tropicales (où les arbres poussent vite) pour réduire ce décalage temporel, peut s’avérer désastreux pour la biodiversité, les sols et le cycle de l’eau.
- Le second problème est celui de la non-permanence. Avec le réchauffement climatique en cours, les plantations d’arbres sont plus vulnérables aux incendies (qui ont augmenté de manière spectaculaire ces dernières années), aux pathologies végétales et aux attaques de parasites. Les décisions politiques de changement d’usage des terres (besoin de terres pour l’agriculture, mines…) constituent également un facteur de non-permanence. Enfin, il y a les pressions locales de la part des agriculteurs, mineurs artisanaux et éleveurs.
Le système de « réserve » peut-il constituer une solution à la non-permanence ?
Les systèmes de certification privés comme Verra-VCS pensent tenir la réponse à travers un système de « gel » obligatoire d’une partie des crédits carbone dans une « réserve » centrale mutualisant les risques d’un ensemble de projets dans le monde entier. Le principe étant d’annuler des crédits dans la réserve si un projet échoue (incendie, etc.) en supposant que tous ne subiront pas des échecs. Comme dans tout problème d’assurance, ce mécanisme peut être efficace en temps normal, mais il atteint ses limites en cas de désastre hors norme, comme les « méga feux » en Californie, Amazonie, Indonésie ou Australie qui sont peut-être les prémices du monde de demain. En outre, il faudrait garantir que ce mécanisme sera maintenu à perpétuité pour correspondre au temps de résidence du CO2 dans l’atmosphère.
Une autre limitation de ce mécanisme de réserve est le fait qu'il y a une déconnexion entre l'actif physique (la forêt) et l'action de compensation. L’individu ou l’entreprise achète quelque chose d'abstrait, et Verra-VCS lui assure qu’il n’y a pas de problème si la forêt dans laquelle les réductions d'émissions ont été générées est détruite. L’acheteur est « assuré ». Cependant, de plus en plus d'entreprises ou d’individus qui décident de compenser leurs émissions ne veulent pas simplement acheter des crédits à des courtiers, mais veulent savoir d'où ils viennent, si la biodiversité est également prise en compte et si le projet contribue également à réduire la pauvreté. Certains opposent ainsi l’« insetting » à l’« offsetting », c'est-à-dire le fait de se concentrer sur le partenariat avec un territoire et de contribuer à son bien-être environnemental et social. La réduction des émissions par des projets forestiers fait partie des objectifs de RSE des entreprises, qui souhaitent communiquer sur les multiples bénéfices qu'elles apportent par l'achat de crédits carbone. Et cela ne peut pas être abstrait, mais bien ancré dans les territoires.
Si l’on connaît les forêts qui courent le risque d’être déboisées, on ne peut pas vraiment savoir quand elles le seront...
- La condition d’additionnalité : l’additionnalité d’un projet signifie que les résultats (carbone fixé par les sols, des boisements, des hectares de forêts conservés…) sont strictement le produit des efforts associés au projet, et ne seraient pas intervenus dans une situation de référence « sans projet » (ou « business-as-usual »). L’exemple le plus connu est celui des plantations d’arbres à croissance rapide destinés aux usines de pâte à papier. Si ce type de projet stocke du carbone, aucun n’a été jugé additionnel par l’autorité de régulation du Mécanisme de Développement Propre (MDP, un mécanisme onusien pour le climat). Les experts ont estimé que ces projets seront réalisés de toute manière du fait de leur rentabilité potentielle (estimée à travers des benchmarks financiers). La condition d’additionnalité vise à éviter les effets d’aubaine et tout repose sur la crédibilité de la référence adoptée, par définition invérifiable (si le projet est réalisé, la situation « sans projet » ne peut être observée).
Dans le cas des plantations, la rentabilité financière est l’indicateur clé pour évaluer l’additionnalité. Il faut pouvoir déterminer quel est le taux de rentabilité en deçà duquel un projet de ce type n’est pas réalisé (coûts d’opportunité du capital investi), et quels sont les coûts marginaux du projet. L’asymétrie d’information entre les porteurs de projets et les évaluateurs externes a posé de nombreux problèmes dans l’estimation de l’additionnalité au sein du MDP. Nombre de projets agroforestiers développés par des fonds d’investissement (comme le Fonds Moringa) qui visent des taux de rentabilité à deux chiffres, ne peuvent être considérés comme additionnels s’ils devaient être considérés du point de vue de la rémunération carbone. Quand des investisseurs envisagent que les « crédits carbone » potentiellement générés par ces projets ne représentent pour eux que « la cerise sur le gâteau » dans les résultats financiers escomptés, ils indiquent indirectement le manque d’additionnalité de ces projets.
- La « déforestation évitée » est également délicate à évaluer du point de vue de l’additionnalité : si l’on connaît les forêts qui courent le risque d’être déboisées, on ne peut pas vraiment savoir quand elles le seront (dans 5 ans, dans 20 ans ou plus ?) et à quel rythme (en combien d’années l’ensemble du stock sera-t-il relâché dans l’atmosphère ?). La géographie de la déforestation (où ?) est prévisible (les forêts près des routes et des zones de forte densité humaine sont les premières qui seront déboisées). Mais la temporalité (quand ?) dépend beaucoup des coûts d’opportunité (prix aux producteurs) qui dépendent eux-mêmes de facteurs imprévisibles (variation des cours des produits agricoles, des taux de change, etc.).
- Les fuites de carbone, par déplacement des changements d’usage des terres, constitue un problème qui affecte plus particulièrement les projets de conservation. Il y a des fuites directes (les paysans vont dans les forêts voisines car ils ne peuvent plus accéder à la forêt protégée pour établir leurs cultures), indirectes (les investisseurs « lointains » vont développer leurs plantations sur des formations boisées ou des prairies ailleurs sur le territoire), et aussi des fuites via le système de prix relatifs (le prix du bois augmente du fait de la protection, ce qui rend profitable le défrichement de forêts marginales jusque-là protégées par les coûts de transport – même raisonnement pour le foncier).
Dans le cas des projets REDD+(6), les organismes de certification demandent aux promoteurs de projets de considérer une « ceinture de fuites » dans un rayon généralement autour de 2 km (parfois plus) des limites géographiques du projet. L’augmentation des émissions liées à la déforestation et à la dégradation dans cette zone doit être comptabilisée et retranchée des résultats du projet en termes d’émissions évitées. Cependant, il n’est pas possible de prendre en compte la relocalisation d’investissements d’agrobusiness dans une zone forestière non couverte par un projet REDD+, investissements qui auraient pu initialement se déployer dans la zone choisie par le projet REDD+. Les fuites peuvent également avoir une dimension internationale (migration d’activités de déboisement d’un pays à l’autre).
Les fuites sont pratiquement inévitables dans la mesure où elles découlent de l’accroissement ou du maintien de la demande en terres et produits agricoles. Les projets, qui portent sur des zones géographiques limitées, ne sont pas en capacité d’intervenir sur ces évolutions de la demande.
D’autres objections au principe même de la compensation carbone
Elles portent sur une partie très réduite du gisement de compensation, celui accessible à des coûts modestes (« low hanging fruits »), ce qui pose le problème de l’échelle et de la reproductibilité des actions de compensation accessibles(7).
La compensation, dans un contexte de croissance de la demande en énergie et en matières, ne correspond pas à l’état « stationnaire » des émissions sous-entendu par l’idée de « neutralité carbone », mais s’accompagne d’une croissance absolue des émissions, les réductions n’étant que relatives (par rapport au scénario tendanciel de forte hausse des émissions liées à la croissance de la demande – qui n’est pas questionnée).
L’autre effet pervers de la compensation est la déresponsabilisation des citoyens.
Ces objections renvoient également aux effets de « path dependency » (irréversibilité économique) liée au fait de repousser dans le temps des actions de réduction nécessaires. Kevin Anderson(8) explique ainsi que les voyageurs aériens qui compensent leurs émissions pour continuer à emprunter l’avion contribuent au développement d’une offre aérienne toujours plus large (plus d’avions qu’il faudra remplir avec des offres commerciales agressives), au gigantisme et à la congestion des aéroports (et à la création de nouvelles capacités aéroportuaires qui justifieront des mesures pour développer le trafic aérien, etc.). Songeons au poids économique des « actifs échoués », c’est-à-dire les infrastructures liées à l’économie reposant sur les énergies fossiles que l’on devrait abandonner progressivement pour tenter de rester à 2°C…
L’autre effet pervers de la compensation est la déresponsabilisation des citoyens (« je compense, donc j’ai le droit de polluer ), qui considèrent qu’ils peuvent ainsi se dispenser de s’interroger sur l’impact de leurs modes de consommation et de déplacement.
Que faire ?
Les politiques de compensation, qu’il faudrait renommer en « contribution » (à l’effort collectif pour une neutralité carbone planétaire) ne sont pas forcément à écarter, à condition qu’elles s’inscrivent dans la logique stricte « Éviter, Réduire, Compenser » (les émissions que l’on n’a pas pu éviter ni réduire). La faiblesse des mécanismes de compensation (carbone ou biodiversité) est que, dans un monde en quête éperdue de croissance, la réflexion sur « l’évitement » est vite évacuée, au nom de l’emploi et des revenus futurs qu’apportera cette croissance (mais sans évaluer les coûts présents et futurs des dommages).
À cet égard, le « Référentiel pour une neutralité carbone collective »(9) de Carbone 4 est intéressant :
« Le référentiel Net Zéro Initiative offre aux organisations une manière de décrire et d’organiser leur action climat en vue de maximiser leur contribution à l’atteinte de la neutralité carbone mondiale. Ce référentiel se base sur plusieurs principes clés :
- le mot « neutralité carbone » (ou « net zéro ») désigne uniquement l’objectif mondial d’équilibrage entre émissions et absorptions. Il ne s’applique pas à une organisation ;
- les organisations peuvent uniquement contribuer à la trajectoire vers cette neutralité carbone mondiale ;
- les réductions d’émissions et les émissions négatives (aussi appelées « absorptions ») sont distinguées rigoureusement, et comptées de manière séparée ;
- le concept de « contribution à la neutralité planétaire » est élargi au champ de la commercialisation de produits et services bas carbone. Les « émissions évitées » sont séparées en deux familles : celles qui correspondent à une réelle baisse absolue du niveau d’émissions, et celles qui ne sont qu’une « moindre augmentation » par rapport à la situation initiale(10) ;
- la finance carbone peut déclencher des émissions évitées ou négatives, mais ne peut « annuler » les émissions opérationnelles de l’entreprise. Elle dispose d’un compte séparé. »
On peut ajouter que les opérations de constitution de puits de carbone au titre des « contributions » qu’une entreprise pourrait décider de financer ou de cofinancer, devraient viser plusieurs services écosystémiques, et notamment la biodiversité en plus du carbone (c’est-à-dire des projets d’agroforesterie et non des plantations d’eucalyptus, par exemple).
Sources / Notes
- Global Carbon Project 2020.
- Méta-analyse réalisée par Guo et Gifford (2002). Guo, L. B., Gifford, R. M. (2002). Soil carbon stocks and land use change: a meta analysis, Global change biology, 8(4), 345-360.
- IPCC, 2007.
- Lecocq, F., Chomitz, K. M. (2001). Optimal use of carbon sequestration in a global climate change strategy: Is there a wooden bridge to a clean energy future?, Policy Research Working Paper 2635, World Bank.
- Grübler A., Messner S. (1998). Technological change and the timing of mitigation Measures, Energy Economics 20: 495-512.
- Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement. Mécanisme de rémunération des émissions évitées ou de stockage additionnel par des plantations d’arbres.
- Jancovici, J.-M., (2008). La « neutralité » carbone, drôle de bonne idée ou belle escroquerie.
- Anderson, K (2012). The inconvenient truth of carbon offsets. Nature 484.
- Net Zero Initiative.
- Ce point est discutable car il prend mal en compte le problème de l’additionnalité : en matière d’usage des terres, une baisse absolue des émissions liées à la déforestation peut intervenir pour des raisons indépendantes des politiques publiques ou des efforts des acteurs, du fait que les forêts restantes sont sur des reliefs ou des zones peu accessibles, et donc non rentables en termes d’exploitation du bois et de conversion agricole.