La neutralité carbone ? Un objectif hors d’atteinte sans implication forte de l’agriculture...

Christian de Perthuis

Christian de Perthuis, professeur d’économie, fondateur de la chaire Économie du climat

Camille Tévenart, doctorant en économie agricole et de l’environnement, chaire Économie du climat, INRA

Le diagnostic des scientifiques est sans équivoque. Au rythme actuel des rejets de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, notre « budget carbone » permettant de limiter le réchauffement global à 2 °C aura été épuisé en vingt ans.

Face à cette menace, il faut radicalement transformer un système énergétique reposant à 80 % sur trois sources fossiles : charbon, pétrole, gaz. Vingt ans, c’est peu pour y parvenir ! Mais imaginons que les Terriens réalisent une transition énergétique inouïe et qu’en 2050 le système énergétique n’émette plus une seule tonne de CO2. Supposons également que les émissions liées aux procédés industriels aient été supprimées.

Aurions-nous pour autant éliminé les rejets de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ? Non, car il subsisterait ceux liés à l’agriculture, la forêt et la gestion des déchets organiques, qui comptent pour plus du quart des émissions mondiales comme le rappelle le cinquième rapport du GIEC.

Ces activités ont en commun d’intervenir sur le cycle du « carbone vivant » produit par la photosynthèse, à l’origine des chaînes alimentaires. Ici, les émissions ne proviennent que secondairement des rejets de CO2 provoqués par la combustion d’énergie fossile : elles sont composées de méthane et de protoxyde d’azote, principalement rejetés par l’agriculture, et du déstockage de CO2 provoqué par la déforestation et le retournement ou l’érosion des sols.

Pour limiter le risque d’un réchauffement de plus de 2 °C, il faut donc traiter à la fois le carbone fossilisé du système énergétique et le carbone vivant des chaînes alimentaires et de la forêt.

L’enjeu de l’utilisation des sols

À l’échelle internationale, le principal changement d’usage des sols affectant le cycle du carbone concerne la déforestation tropicale à l’origine, chaque année, d’un déstockage de CO2 de l’ordre de 10 % des émissions mondiales toujours d’après le GIEC.

La cause dominante de ce rejet massif est le mitage de la forêt provoqué par l’extension des cultures et de l’élevage. Pour lutter contre la déforestation tropicale, il faut donc agir sur ses causes agricoles, à l’image du Brésil où le rythme de la déforestation a été réduit par plus de deux en freinant les cultures de soja et l’élevage bovin en Amazonie.

Là où les sols sont très dégradés et pauvres en matière vivante, il y a un potentiel considérable de stockage de CO2

La capacité de la biosphère à stocker le carbone dépend aussi de la façon dont les agriculteurs et les éleveurs utilisent le sol : la prairie permanente, les haies, les cultures intercalaires contribuent au stockage du carbone dans le sol ; l’érosion de terres nues, le labour, l’excès de produits chimiques le vident de sa matière vivante en rejetant du CO2.

Là où les sols sont très dégradés et pauvres en matière vivante, il y a un potentiel considérable de stockage de CO2 si l’on parvient à inverser la tendance grâce à des pratiques agricoles adaptées. Ce potentiel est particulièrement élevé en Afrique, dans les zones sahéliennes et semi-arides où la restauration des sols agricoles permettrait également de lutter contre l’insécurité alimentaire.

L’initiative « 4 pour 1000 » lancée fin 2015 pourra y contribuer si elle se traduit en réelles actions de terrain. À l’opposé, là où les sols sont déjà saturés en CO2, par exemple dans les tourbières en forêt indonésienne, le potentiel de stockage supplémentaire est inexistant. La stratégie efficace consiste à protéger ces milieux naturels pour y conserver le carbone accumulé.

L’objectif de neutralité en France

L’enjeu de l’agriculture et du mode d’usage des terres ne concerne pas que des pays lointains. D’après les estimations du CITEPA, notre pays a émis en 2016 de l’ordre de 460 Mt de COéq. L’agriculture et la gestion des déchets en ont rejeté 95 Mt sous forme de méthane et de protoxyde d’azote ; l’agriculture et la forêt en ont simultanément retiré 40 Mt de l’atmosphère, principalement grâce à la croissance des arbres dans les forêts.

Imaginons que les émissions liées au carbone fossile et à l’industrie tombent à zéro. À niveau inchangé, le puits de carbone national n’absorberait qu’un peu plus de 40 % des émissions liées au carbone vivant (40 sur 95). On serait encore loin de la neutralité carbone. Pour s’en approcher, on peut réduire les émissions brutes, mais aussi accroître la capacité du puits à pomper le CO2 dans l’atmosphère.

Contributions agricoles au puits de carbone

En France, les concurrences sur l’usage des sols ne se focalisent pas sur les fronts de déforestation comme dans les pays tropicaux. Elles résultent de l’artificialisation des sols (extension de l’habitat, des routes, des bâtiments agricoles, des parkings, etc.) qui grignotent chaque année de l’ordre de 50 000 hectares d’après l’inventaire national, principalement au détriment des terres agricoles.

La superficie boisée augmente lentement et constitue le moteur principal du puits de carbone stockant le CO2 atmosphérique. Mais la croissance de ce puits n’est pas automatique et peut même s’inverser. À l’horizon 2050, elle pourrait ainsi être contrariée par les effets perturbateurs du changement climatique et par l’intensification des prélèvements d’arbres pour des usages énergétiques.

Jusqu’à la fin des années 1990, l’agriculture a procédé à des conversions massives de prairies et de vergers en terres cultivées annuellement, souvent débarrassées de leurs haies et de tout autre couvert végétal. Durant cette période, l’agriculture a perdu de sa capacité à retenir le carbone dans les sols.

La réforme de la Politique agricole commune (PAC) a depuis réduit les incitations productivistes et développé une panoplie de mesures agro-environnementales qui favorisent le stockage du carbone dans les sols : restauration du couvert végétal, cultures intercalaires, incitation au non-labour, réduction des intrants chimiques… Ces incitations ont freiné le déstockage de carbone par l’agriculture, mais sont loin de l’avoir transformé en puits net de carbone.

Les voies de réduction des émissions agricoles

Première source d’émission de méthane et de protoxyde d’azote (les deux principaux gaz contribuant au réchauffement après le CO2), l’agriculture est à l’origine d’un cinquième des émissions françaises. Depuis 1990, ses émissions ont légèrement baissé mais n’ont pas connu de décrochement comparable à celui observé depuis 2005 pour les autres secteurs.

La première source d’émissions agricoles résulte de la digestion des bovins qui émet du méthane.

Les agriculteurs sont parvenus par des changements de pratiques à freiner ces émissions, mais à la marge seulement. Pour se rapprocher de la neutralité carbone, l’agriculture devra opérer des mutations plus radicales en suivant une approche systémique ; cette démarche vise à réduire simultanément les émissions et accroître la capacité d’absorption du carbone dans les sols.

La première source d’émissions agricoles résulte de la digestion des bovins qui émet du méthane. Pour la limiter, on peut viser une réduction drastique de la consommation de viande bovine et du cheptel. Mais il faut alors savoir comment valoriser les prairies permanentes, l’une des composantes les plus intéressantes du puits de carbone agricole… On peut aussi limiter les rejets de méthane en intégrant du lin dans la ration alimentaire des vaches. Là encore, l’impact indirect sera une conversion de prairies en terres cultivées. Pour intégrer l’élevage bovin dans la transition bas carbone, il faut tenir compte de l’ensemble des paramètres du système.

Autre illustration : les débouchés énergétiques dont l’intérêt doit être évalué de façon globale. Ainsi, le bilan des biocarburants de première génération est contrarié par les émissions des cultures pratiquées à l’amont, dont l’extension serait en plus de nature à déstocker le carbone des sols. Les perspectives du biogaz sont plus prometteuses car l’utilisation énergétique des effluents d’élevage permet de réduire leur empreinte carbone, sans dommage sur les sols.

L’approche systémique n’apporte aucune solution toute faite et doit être conduite à l’échelle locale où sont testées les filières courtes d’approvisionnement, le potentiel de valorisation des produits bio ou la contribution de l’agriculture à la fourniture locale d’énergie bas carbone. Pour tirer tout le parti de ces expérimentations, il faudrait décloisonner la PAC, à l’occasion de sa prochaine réforme, et la coordonner avec les actions mises en œuvre pour atténuer le changement climatique et protéger la biodiversité.

L’adhésion des agriculteurs

Une telle coordination faciliterait le déploiement d’instruments économiques dopant la transformation bas carbone de l’agriculture. Ceux qui récompensent les bonnes pratiques : compensation carbone créditant les réductions d’émission, compensation pour la protection de la biodiversité, paiements pour services environnementaux. Mais aussi ceux qui visent à internaliser le coût des dommages environnementaux comme la taxe carbone sur la consommation d’énergie fossile dont l’agriculture est exemptée.

Un second type d’instruments doit être développé : l’information sur la traçabilité des produits bas carbone et leurs qualités nutritionnelles pour répondre aux attentes nouvelles des consommateurs, améliorer leur valorisation et élargir les débouchés.

The ConversationFaut-il enfin rappeler que la transformation bas carbone de l’agriculture n’a aucune chance de s’opérer sans une adhésion forte des agriculteurs ? Comme dans le secteur énergétique, cette adhésion n’est pas spontanée, car la marche vers la neutralité carbone va impliquer des restructurations et des remises en question. Mais de même que les producteurs d’énergie n’ont guère d’avenir s’ils ne se préparent pas à l’après-fossile, les producteurs agricoles s’enfermeraient dans une impasse s’ils entraient à reculons dans la transition bas carbone.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Commentaire

DENIS
Bonjour, Je suis agriculteur, 39 hectares de prairies permanentes, 4235 mètres de haies bocagères, 9 hectares de forêt. 58 UGB vaches allaitantes normandes en bio depuis 20 ans. A ce jour, j'essaie de faire un bilan carbone de ma ferme. Rien de sérieux dans les modèles proposés. Les gens sont incapables de les justifier. Les résultats sont extrêmement variables d'une méthode à l'autre. Par ailleurs, tout est fait pour les modèles avec exploitation laitières lait, peu de chose pour les allaitantes. Pour votre information, dans votre article, il y a une grosse très grosse erreur. La production de tonnes équivalent CO2 est beaucoup plus importante sur les exploitations laitières qu'avec un cheptel allaitant... Je tiens les chiffres à votre disposition.. Pour vous donnez une idée... La production de lait d'une vache allaitante (qui fait de la viande donc) est de 1 à 2 m3 par an pour un veau. Production de lait d'une vache laitière de 4,5 à 12 m3 par an. Physiologiquement, il vous faut 400 litres de sang pour 1 litre de lait... Vous imaginez la demande d'énergie supplémentaire et donc les gaz à effet de serres en plus ...... protoxyde d'azote et méthane... A vous lire... Alain DENIS
DENIS
J'oubliais l'essentiel; l'article est vraiment très bien. Les agriculteurs avec un cheptel lait ont un mérite extraordinaire à ne pas avoir claqués la porte. Vous le savez sans doute mais les chiffres de l'insee sont eux aussi sans appel.. Age moyen de la population qui travaille en France 40 ans, age moyen des agriculteurs français 51 ans.. une population qui se meurt. Las, avant les rejets de carbone, c'est le vrai problème. On fait quoi des 26 000 000 de SAU, si dans 20 ans, il n'y a plus d'agriculteur en France ? On fait comme pour les médecins, pour d'autres raison, on en fait venir de Pologne ? comme les plombiers ... On a collectivement un pb dans ce pays..
Maison
Merci beaucoup pour cet article très intéressant. Il est évident qu'il faut améliorer le schéma agricole, les pratiques culturales et d'élevages. Les sols sont un véritable trésor, et peuvent être transformées en puits de CO2. Si à la place des nombreux aérogénérateurs industriels (énergie intermittante qui fait appel à des énergies fossiles en période de non production) installés sur ces terres agricoles, y étaient planté des arbres, nous aurions aujourd'hui un bilan carbone global peut-être meilleur. Ma remarque s'éloigne volontairement du sujet principal de votre très bon article. Les pratiques de certains industriels de l’énergie, sous couvert de la transition énergétique sont en train de miter les sols par des fondations énormes ! peut-être que le fléau de l'installation de l'éolien est aujourd'hui léger, que sera-t-il demain pour ces sols ? Pourvu que nous ayons très vite des grandes campagnes d'informations sur les sols, leur richesse et leur potentiel dans cette transition énergétique ? Encore Merci pour ce très bon article.
fred75
Que le monde a changé depuis Sully: "pâturages et labourage sont les deux mamelles de le France" ! :-(

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