Corinne Faure, Professeur de Marketing, Grenoble École de Management (GEM)
Joachim Schleich, Professeur d'Économie de l'énergie, Grenoble École de Management (GEM)
Le déploiement de compteurs électriques dits « intelligents » est en bonne voie au sein de l’Union européenne (UE) : un récent rapport de la Commission européenne indique ainsi que la plupart des États membres devraient être équipés à hauteur de 80 % à l’horizon 2020.
Mais ce déploiement rencontre des résistances dans certains pays, et tout particulièrement en France. Dans l’Hexagone, le compteur Linky fait face à une vague d’opposition aussi importante que virulente.
On estime aujourd’hui que 500 communes conseillent à leurs habitants de refuser la pose du compteur…
Dans certaines communes ou quartiers, des autocollants anti-Linky sont distribués et des slogans hostiles au compteur fleurissent sur les murs. Une journée nationale « Stop Linky » a été décrétée par les opposants le 5 mai dernier ; des villes ont organisé des réunions d’information. Résultat de ces actions : on estime aujourd’hui que 500 communes conseillent à leurs habitants de refuser la pose du compteur.
Les raisons de la résistance
Plusieurs raisons peuvent expliquer ce refus.
Il y a d’abord la crainte des usagers de voir leur facture d’électricité s’alourdir avec ce déploiement, même si l’installation du compteur est gratuite. Une crainte confirmée par un rapport publié très récemment par la Cour des comptes ; le texte souligne les manquements du programme Linky, indiquant que ce dernier s’avérerait certainement plus profitable à Enedis qu’aux consommateurs.
Des interrogations autour du respect de la vie privée se posent également : qui aura accès aux données de consommation collectées par Linky ? Et que va-t-on faire de ces données ? Des histoires ont d’ailleurs circulé, mentionnant la possibilité de hacker des ordinateurs via les compteurs intelligents.
Il y a aussi des inquiétudes sur le plan de la santé, à propos des ondes émises par Linky, même si les compteurs intelligents émettent la même quantité d’ondes que les anciens boîtiers et moins qu’une variété d’appareils ménagers courants.
Les usagers n’arrivent pas identifier ce que peut bien leur apporter ce type d’appareil et cela les rend méfiants…
On le voit, les raisons de rejet sont multiples et les inquiétudes aussi. Mais ce qui saute aux yeux, c’est surtout que les usagers n’arrivent pas identifier ce que peut bien leur apporter ce type d’appareil et cela les rend méfiants.
Tout le bénéfice semble en effet aller aux entreprises qui pilotent le déploiement de ces nouveaux compteurs et aux gestionnaires des réseaux électriques : car les données collectées vont permettre de mieux anticiper la demande et de gérer les réseaux. Les foyers n’ont en revanche pas reçu d’informations précises (en dehors d’un service amélioré) sur les bénéfices d’une telle installation pour eux.
Surveiller sa consommation en temps réel
Cette situation est assez paradoxale car une des motivations premières de l’UE pour déployer ces nouveaux compteurs visait justement à être utile aux usagers européens. En fournissant des données réelles sur la consommation électrique des foyers, il allait devenir plus simple de réduire ses factures d’électricité !
On peut légitimement se poser la question : les compteurs intelligents, c’est juste un argument marketing ou cela aide vraiment à mieux gérer sa consommation ? C’est ce à quoi nous avons tenté de répondre dans une publication scientifique datée d’août 2017.
Une réduction comprise entre 10 et 15% semble trop belle pour être vraie…
À la fin des années 1990, de premières études ont été conduites sur l’effet de la fourniture d’informations relatives à la consommation électrique. Les résultats témoignaient d’un impact fort : les foyers qui recevaient de telles informations réduisaient leur consommation de près de 15% (ainsi que le rapportent deux résumés de la littérature, en 2006 puis en 2010).
Une réduction comprise entre 10 et 15% semble trop belle pour être vraie ; et c’est très certainement le cas. Il faut souligner ici que les conditions dans lesquelles ont été réalisées ces enquêtes ont sans doute contribué à obtenir de tels résultats.
En premier lieu, ces études s’appuient sur de petits groupes tests ou des foyers déjà sensibilisés (dont les membres travaillaient dans le secteur de la haute technologie, par exemple). C’est l’évidence, lorsque des personnes se portent volontaires pour recevoir ce type d’informations, elles sont plus enclines que le reste de la population à vouloir gérer leur consommation.
Ces études ne s’intéressent d’autre part qu’au court terme (quelques semaines en général). Or, quand on reçoit un nouvel équipement, on a tendance à l’utiliser et à suivre au plus près ses recommandations. Mais cet effet persiste-t-il une fois l’effet de a nouveauté passée ?
Une baisse de 5% sur le long terme
Pour éviter ces biais, notre étude a porté sur des foyers ayant reçu un compteur intelligent sans en faire la demande. Le fournisseur d’électricité leur adressait également un rapport de consommation détaillé à intervalles réguliers. Ce type de service est désormais commun et c’est d’ailleurs le cas avec Linky.
Nous avons ainsi observé la consommation d’électricité de 900 ménages de la ville de Linz en Autriche, en analysant cette consommation heure par heure. Tous ces foyers avaient le même fournisseur d’énergie.
En prenant en compte différents critères – les saisons, les jours de la semaine, le profil du foyer observé (le nombre de personnes, les revenus, le niveau d’éducation…), mais aussi la taille de la maison et le type d’appareils utilisés –, nous avons observé une baisse moyenne de 5% de la consommation d’électricité de ces ménages sur une période de 11 mois. Si cela est bien plus modeste que les 10 à 15% évoqués dans les précédentes études, cela reste une baisse significative.
Nos résultats indiquent en outre que les compteurs électriques ont un impact à la fois sur la consommation en heures pleines (lors du pic de consommation) comme en heures creuses (quand la consommation est au plus bas). Cela signifie que ce retour en temps réel sur leur consommation a incité les ménages à investir dans des appareils moins énergivores (notamment les réfrigérateurs) et à ajuster leurs comportements (éteindre les lumières, programmer les appareils).
À la lumière de ces résultats, on pourra se demander avec intérêt si les opposants à Linky changeraient de point de vue en ayant connaissance de ces résultats…
Sources / Notes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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