Centrale nucléaire du Bugey dans l'Ain. (©Didier Marc; PWP)
Alors que l'État cherche de nouvelles ressources, le ou la futur ministre du Budget héritera d'un dossier suscitant déjà incompréhension et de nombreuses craintes : un projet de « taxe EDF » laissé sur son bureau par le gouvernement sortant. De quoi s'agit-il ?
À l'origine : la « CRIM » née lors de la crise énergétique
La « CRIM » (contribution sur les rentes infra-marginales), parfois dite « CRI », est une taxe exceptionnelle portant sur les profits des énergéticiens qui a été mise en œuvre fin 2022 dans le contexte de la crise énergétique, en particulier pour financer les dépenses budgétaires consenties en faveur des consommateurs (bouclier tarifaire notamment).
Cette contribution fait suite à un règlement européen (du Conseil du 6 octobre 2022) qui a imposé aux États membres de plafonner les recettes tirées du marché par les producteurs d’électricité à un niveau maximum de 180 €/MWh, à partir du 1er décembre 2022 (en excluant les productions dont les recettes sont déjà plafonnées par la puissance publique comme les volumes d'électricité nucléaire cédés par EDF dans le cadre de l'ARENH)(1).
Le règlement européen a été transposé en droit français dans la loi de finances pour 2023(2) avec l'instauration de la « CRIM » qui s'applique sur les revenus de marché depuis le 1er juillet 2022, avec des plafonds de prix de vente différents selon les filières bien en deçà du seuil mentionné au niveau européen (par exemple 90 €/MWh pour le nucléaire(3), 100 €/MWh pour l'éolien).
Face aux prix de marché très élevés, cette contribution partait d'une « très bonne idée pendant la crise », souligne Nicolas Goldberg, associé énergie chez Colombus Consulting. Elle permettait tout à la fois « de capter les windfall profits et d'éviter un effet d'aubaine » d’acteurs résiliant leurs contrats de vente avec obligation d’achat pour profiter des prix de marché élevés(4).
Des recettes bien plus faibles que le montant attendu
Les recettes liées à la contribution sur les rentes infra-marginales se sont toutefois révélées bien éloignées des attentes de Bercy : près de 12,3 milliards d'euros étaient notamment espérés au titre de 2023 dans la loi de finances pour 2023.
Or, la Cour des comptes note dans un rapport de mars 2024(5) que « les derniers chiffrages ne correspondent plus qu’à une recette de 4,3 milliards d'euros pour l’ensemble des périodes de taxation (juillet 2022-décembre 2023) ».
La raison ? Le pic des superprofits est passé. En 2024, cette CRIM ne « rapporte plus sur grand chose », confirme Nicolas Goldberg, compte tenu des faibles prix de marché par rapport au plafond de 90 €/MWh. « Il y a eu un excès d'optimisme sur ce que pouvait récupéré Bercy » avec une hypothèse de prix durablement élevés, souligne Nicolas Goldberg.
La Cour des comptes déplore, dans son rapport de mars de 2024, que la CRIM ne soit pas « en mesure de produire des effets à hauteur des marges effectivement dégagées » par les électriciens (marges alors estimées à 37 milliards d'euros pour les années 2022-2023). « Il s’ensuit que l’État a choisi d’opérer des hausses de TRV en 2023 afin de réduire le coût budgétaire net de son soutien. Mais ces hausses conduisent à faire payer aux clients finals des prix qui resteront supérieurs de près de 50% aux coûts de production, tout en laissant plus de 30 Md€ de marges bénéficiaires, avant impôt sur les sociétés, aux acteurs en amont du marché de détail ».
Pourquoi une taxe « EDF » ?
Face à ce constat, Bercy a eu l'idée d'une nouvelle taxe (qu'on peut qualifier de « CRIM V2 ») qui porterait non plus sur les volumes vendus sur le marché au-dessus d'un prix plafond mais sur les capacités installées des électriciens. Autrement dit, une espèce d' « anti-mécanisme de capacité » (le mécanisme de capacité assure une rémunération à des moyens de production en France, afin qu'ils restent disponibles lors des périodes de pointe pour assurer la stabilité du réseau).
Seraient concernées les installations électriques de plus de 260 MW. Autrement dit, la proposition actuelle revient à « taxer uniquement EDF qui ne s'en ait pas mis plein les poches » pendant la crise, l'énergéticien ayant notamment dû augmenter ses livraisons dans le cadre de l'ARENH, rappelle Nicolas Goldberg. On « se trompe de cible » avec une taxe « contre-productive », juge-t-il, résumant le sentiment de nombreux observateurs du secteur.
Dans un courrier transmis à Michel Barnier cette semaine, la présidente de l’UFE (Union française de l'électricité) dénonce également « un contresens pour le pouvoir d’achat des Français et la lutte contre le changement climatique » dans le fait de vouloir « taxer les productions installées d’électricité dans l’Hexagone bien que décarbonées, ou encore de réduire les soutiens à l’électrification des usages » (autre mesure envisagée concernant notamment les voitures électriques ou les pompes à chaleur).
Malgré l'assiette limitée de cette taxe, près de 2,8 milliards d'euros de recettes sont attendues par les porteurs du projet pour l'année 2025. Bercy a annoncé en coulisses que cette taxe ne serait appliquée qu'une année, ce dont doutent les observateurs.
Un risque pour les factures et pour le climat
« Soit EDF répercute au consommateur et ça freine l'électrification, soit EDF ne répercute pas (si l'État l'en empêche) et ça obère les capacités d'investissement d'EDF pour déployer de nouveaux moyens de production bas carbone », note Maxence Cordiez, membre du comité des Experts de Connaissance des Énergies.
Agnès Pannier-Runacher a également déploré cette taxe visant « une entreprise qui est 100% publique. Donc on prend de l'argent d'un côté pour le redonner de l'autre. Ça n'a pas beaucoup d'intérêt », regrette l'ancienne ministre de la Transition énergétique et ministre déléguée à l'Agriculture du gouvernement démissionnaire
Taxer plus EDF, entreprise 100% publique, qui produit une énergie à 90% décarbonée, est absurde. Quel intérêt pour le climat ? Pourquoi taxer le nucléaire ?
Les Français ont-ils envie de payer leur électricité plus chère ? #BonjourLaMatinaleTF1pic.twitter.com/AdnTC7yNto— Agnès Pannier-Runacher 🇫🇷🇪🇺 (@AgnesRunacher) September 13, 2024
Cette taxe va-t-elle s'appliquer ? Y a-t-il des alternatives ?
Difficile à dire à ce stade. Pour Maxence Cordiez, l'hypothèse que cette taxe s'applique « semble malheureusement crédible en l'état actuel des choses car sous le gouvernement Attal, la politique énergétique a été complètement soumise à la politique fiscale. Mais ce serait une très mauvaise chose à faire. Si on a un tel déficit, c'est aussi du fait de tout ce qu'on a dû dépenser pour la crise énergétique (subventions aux fossiles notamment) et des impacts de la crise. Donc ralentir la transition énergétique pour récupérer de l'argent à court terme ne peut faire qu'aggraver le problème à moyen-long terme. Plus on accélérera la décarbonation et plus on stabilisera la situation économique du pays (mais ça nécessite de lever le nez du guidon et de penser un peu long terme et pas uniquement très court terme) ».
Quid des alternatives ? Durant la crise, ce sont les activités de trading qui ont généré les plus importants profits. S'attaquer à ces activités de marché serait une possibilité et conduirait à relancer le débat sur la taxation des transactions financières, « un autre débat, politique » lui aussi, souligne Nicolas Goldberg. Et d'évoquer d'autres hypothèses moins crédibles, comme le fait que l'État puisse se verser des dividendes via EDF... avant de réinvestir dans les futurs installations de l'électricien.
Plus globalement, « il faudrait revoir assez profondément la fiscalité pour qu'elle reflète l'empreinte carbone et les sources/vecteurs d'énergie à développer/faire régresser », conclut Maxence Cordiez.
Ce projet de « taxe EDF », déjà très contesté, reviendra quoiqu'il en soit, sur le devant de la scène de la nomination du nouveau gouvernement de Michel Barnier.