Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine - PSL
Fondateur de la Chaire Économie du Climat
En matière d’action climatique, les signes de rétropédalage se multiplient. L’hebdomadaire The Economist évoque un « anti-climate backlash »(1). L’expression est lourde de sens. Depuis la parution du livre de Susan Faludi Backlash, le terme désigne tout retour en arrière en matière de conquête de nouveaux droits. La transition bas carbone est-elle menacée par cette multiplication des rétropédalages. Et surtout, comment y faire face ?
Comme si le doute s’installait
Le 20 septembre dernier, Rishi Sunak, Premier ministre britannique, différait de cinq ans l’arrêt de la vente des voitures thermiques. Deux semaines plus tard, nouveau rétropédalage en Allemagne sur les chaudières thermiques. Aux Pays-Bas, l’ambitieux plan azote a été mis en berne à cause du mouvement populiste frontalement opposé à toute action climatique. En Suède, le consensus national historique face au réchauffement semble s’être fissuré sous les coups de butoir du parti nationaliste.
Les exemples abondent : face au réchauffement global, les rétropédalages se multiplient dans la sphère politique, comme si le doute s’installait. Depuis le départ de son Vice-président Timmermans en charge du Green Deal, l’Europe semble de moins en moins jouer son rôle de corde de rappel face aux réticences ou à l’obstruction de certains États membres. Aux États-Unis, la multiplication des subventions mises en place par l’administration de Joe Biden en faveur de la décarbonation suscite des interrogations croissantes.
La sphère économique ne semble pas épargnée. Dans l’éolien offshore, des entreprises leaders (Orsted, Iberdrola, Vattenfall) choisissent de payer des pénalités pour se retirer de grands projets en Europe ou en Amérique du Nord. Les grands équipementiers historiques (Vestas, Siemens-Gamesa, GE, Nordex) perdent de l’argent et réduisent la voilure. Simultanément, les majors réinvestissent dans l’extraction pétrolière (investissement de 60 milliards de dollars d’ExxonMobil dans les pétoles de schiste) ou réévaluent leurs perspectives de production quinquennales de pétrole (+2 à 3% par an pour TotalEnergies).
Les taux d’intérêt et l’inflation
Sur le front économique, les déboires de l’éolien offshore reflètent en premier lieu le changement des conditions économiques. Le retour de l’inflation conjugué à la hausse des taux d’intérêt heurte l’ensemble des filières bas carbone. Les énergies de flux – solaire ou éolien – sont hautement capitalistiques. La quasi-totalité des coûts apparaît dans l’investissement initial, les dépenses d’exploitation ramenées au kWh étant proches de zéro. On ne paye ni le vent, ni le soleil. Sans oublier les investissement requis à l’aval pour stocker et distribuer le courant. Tout ceci fait beaucoup de capital à mobiliser.
Le développement des filières est en conséquence heurté de front par le relèvement des taux d’intérêt qui renchérit l’accès au capital. Le regain inflationniste n’arrange pas les choses, car il affecte davantage les coûts d’investissement des opérateurs que les trajectoires attendues du prix de l’électricité vendue.
Dans les deux cas, ces difficultés semblent de nature conjoncturelle et pourront être corrigées. Les compétiteurs dans les nouveaux appels d’offres seront plus prudents sur le prix du kWh offert en surveillant de plus près leur coût du capital. Les contrats pourront intégrer des clauses de sauvegarde en cas d’envolée des coûts des composants.
Agir sur la demande pour désinvestir du pétrole et du gaz
Plus préoccupante est la reprise, aujourd’hui encore modérée, des investissements des grandes compagnies pétro-gazières pour élargir leur capacité de production. Fondamentalement, cela indique que le désinvestissement sur le pétrole et le gaz n’est pas encore véritablement enclenché. Or c’est bien du rythme du désinvestissement dans les actifs liés aux énergies fossiles que dépend la baisse des émissions, comme le savent les lecteurs de Carbone fossile, carbone vivant(2).
Reportons nous à la récente actualisation par l’Agence Internationale de l’énergie (AIE) de son scénario compatible avec un réchauffement mondial limité à 1,5°C. Côté offre, l’agence repère bien l’accélération des investissements, tout en alertant sur leur grande insuffisance dans les pays moins avancés où le coût du capital est plus élevé que dans les pays riches. Du côté de la demande d’énergie, le bât blesse de partout. L’AIE n’a pas détecté le moindre ralentissement de la demande de pétrole et de gaz. C’est pourquoi tout choc, à l’image de la guerre en Ukraine, provoque une remontée des prix des énergies fossiles qui déclenche des investissements de capacité.
Pour viser le 1,5°C, il faut réduire vite la consommation d’énergie totale pour que l’investissement dans les renouvelables provoque le reflux de celui dirigé vers les fossiles. Du fait de l’absence d’actions ambitieuses sur la demande, ce point de retournement n’est toujours pas atteint. Et là, les politiques ne semblent guère portés à l’action. Agir sur la demande d’énergie ne paye pas électoralement parlant.
Une petite musique qui monte
La frilosité des politiques en la matière ne semble pas refléter un recul de la perception du risque climatique par la majorité de la population. La recrudescence du « climatoscepticisme 2.0 » sur les réseaux, dans la mouvance plus générale du conspirationnisme, est une réalité. Malgré sa virulence, les enquêtes d’opinion suggèrent qu’elle ne touche que des franges limitées de la population. Les enquêtes internationales conduites par le Pew Center montrent combien la prise de conscience du risque climatique a progressé durant la dernière décennie, dans l’ensemble des pays développés.
En revanche, le climat semble devenir un facteur de polarisation au sein de la classe politique. Le phénomène a d’abord concerné les pays de langue anglaise hors Europe. Les États-Unis, cela est bien connu, avec l’inquiétante évolution du parti Républicain. Un parti qui avait participé hier à toutes les grandes avancées environnementales comme le Clean Air Act portées par des coalitions bipartisanes. Une telle polarisation a également touché le Canada et l’Australie.
Dans tous ces pays, les alternances politiques provoquent des phénomènes de yo-yo particulièrement néfaste pour l’action climatique qui requiert de la stabilité dans le temps. Les partis conservateurs traditionnels y sont de plus en plus sensibles à la petite musique des partis populistes pour qui l’action climatique serait une manifestation supplémentaire du mépris des élites urbaines imposant des contraintes inutiles aux classes laborieuses des périphéries. Dans cette vision, il faut s’opposer à toute politique climatique contraignante.
Une telle polarisation gagne l’Europe. Le rétropédalage du parti conservateur britannique, autrefois aligné sur un ligne pro-climat, ou celui d’un gouvernement de coalition allemand incorporant les verts en sont des manifestations spectaculaires. En France, les positions du Rassemblement National sur les éoliennes s’inscrivent parfaitement dans cette mouvance anti-climat. Comme pour l’immigration, sa petite musique semble irriguer une partie de la droite traditionnelle. Elle n’est peut-être pas sans lien avec les demandes de pause réglementaire en matière environnementale par Emmanuel Macron.
Que faire ?
On n’arrêtera pas la musique anti-climat en la recouvrant par des mots d’ordre ou des invectives qui la rendraient inaudible. Cela conduirait à renforcer la polarisation de la société et risquerait d’accroître les courants populistes qui surfent sur les liens entre la transition bas carbone et les inégalités de traitement des citoyens.
Une grande partie des instruments de l’action climatique, comme les taxes carbones non redistribuées, les subventions massives à l’achat de véhicules électriques ou encore le financement des installations photovoltaïques individuelles, sont anti-distributives. Cela ne peut qu’accroître le ressentiment de la majorité des citoyens qui ne peuvent ni s’engager dans la transition ni en recueillir les premiers bénéfices.
Les bonnes réponse consistent donc à mieux anticiper l’ampleur des restructurations auxquelles va nous contraindre la transition bas carbone pour en mesurer toutes les implications sociales. Pour éviter les rétropédalages en tous genres qui menacent de nous écarter des bonnes trajectoires, il faut donc mieux conjuguer transition bas carbone, réduction des inégalités et exigence d’équité.
Sources / Notes
- The global backlash against climate policies has begun, The Economist, 11 octobre 2023.
- Carbone fossile, carbone vivant. Vers une nouvelle économie du climat, ouvrage de Christian de Perthuis paru le 12 octobre 2023 dont nous vous recommandons vivement la lecture (voir le chapitre IV sur le rythme des désinvestissements dans les actifs liés aux énergies fossiles).
Cet article a été publié sur le site de Christian de Perthuis accessible ici.
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