Maxence Cordiez, ingénieur dans le secteur de l’énergie
Benjamin Louvet, gérant matières premières chez OFI Asset Management
Le futur Président des États-Unis Joe Biden s’est engagé à revenir dans l’Accord sur le nucléaire iranien, quitté par son prédécesseur alors même que l’Iran respectait ses engagements. De nombreuses incertitudes, découlant notamment d’intérêts divergents, planent sur sa capacité à accomplir cette promesse qui aura des répercussions sur les exportations pétrolières iraniennes.
L’Iran et les États-Unis partagent une histoire complexe et chaotique depuis bien longtemps. Leur relation bilatérale est une succession de légers réchauffements et d’épisodes de tension parfois extrême, comme la prise en otage du personnel de l’ambassade des États-Unis à Téhéran en 1979. Ces cinq dernières années auront vu les deux se succéder sur une courte période, avec la signature de l’Accord de Vienne sur le nucléaire Iranien (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPoA) en 2015, son abandon par l’administration de Donald Trump en 2018 et la possible réintégration par les États-Unis souhaitée par le Président récemment élu Joe Biden.
La relation entre l’Iran, les États-Unis et les pays de la région est aujourd’hui chargée d’incertitudes et en mutation rapide. Cet article s’attachera à présenter les principaux déterminants de la situation actuelle et les développements qui semblent aujourd’hui envisageables.
La question du pétrole iranien dans ce contexte revêt un intérêt particulier, à la fois pour l’Iran et pour le reste du monde. Elle inclut notamment une composante de sécurité énergétique face à une contraction prévisible de l’offre pétrolière(1) à courte échéance et une composante climatique imposant de réduire notre consommation de pétrole.
De son côté, le gaz naturel n’est pas vraiment un sujet dans le cadre de cet Accord. En effet, si les Iraniens sont des gros producteurs et possèdent d’importantes réserves(2), l’essentiel de leur production est utilisé pour leur propre consommation. Il n’y a donc pas d’enjeu de commercialisation à l’export.
Rappels sur la genèse de l’Accord de Vienne
L’Iran a selon toute vraisemblance conduit un programme nucléaire militaire, au moins sur la période 1997-2003. Celui-ci a été dévoilé au public par les révélations d’Alireza Jafarzadeh, porte-parole du Conseil national de résistance iranienne (CNRI), lors d’une conférence de presse le 14 août 2002(3) : ce spécialiste du Moyen-Orient et dissident iranien y a révélé l’existence de deux sites nucléaires secrets, l’un à Natanz (enrichissement d’uranium), l’autre à Arak (projet de construction d’un réacteur à eau lourde).
La menace régionale présentée par l’éventualité que l’Iran se dote de l’arme nucléaire a conduit les États-Unis et la communauté internationale (par la résolution 1737 de 2006 du Conseil de sécurité de l’ONU) à imposer des sanctions croissantes à l’encontre de la République islamique.
Grâce à ces sanctions qui ont profondément affecté l’économie iranienne, puis à l’élection du Président modéré Hassan Rohani en 2013, de nouvelles options sont apparues. En 2013, l’Iran et les pays du « P5+1 » (les membres du Conseil de sécurité de l’ONU ainsi que l’Allemagne) se sont réunis à Genève et sont parvenus à négocier l’arrêt temporaire du programme nucléaire iranien, contre une levée partielle de sanctions économiques.
Les négociations ont continué jusqu’à la signature en 2015 de l’Accord de Vienne (JCPoA) visant, contre la levée des sanctions, à empêcher l’Iran d’être en capacité de se doter d’une arme nucléaire. Cette garantie passait par des limitations et contrôles rigoureux des activités nucléaires iraniennes, afin de laisser du temps (au moins un an) aux parties à l’Accord pour réagir en cas de violation, avant que Téhéran ne puisse disposer de suffisamment de matière (uranium et plutonium) pour réaliser une bombe.
Un accord évolutif
L’Accord de Vienne prévoyait un allègement progressif des contraintes sur 15-20 ans afin de passer du régime spécifique à l’Iran (très contraignant et donnant des prérogatives étendues aux inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique) au régime général des États non dotés de l’arme mais disposant d’installations nucléaires exclusivement civiles.
Comme tout accord, celui-ci n’était pas parfait et résultait d’un compromis entre des intérêts très différents. Certains points non couverts – et ayant motivé le rejet en 2018 du JCPoA par les États-Unis – tels que l’attitude régionale de l’Iran ou la question du développement par l’Iran de missiles balistiques auraient été très difficiles à inclure du fait de leurs implications. Les évolutions sécuritaires permises par le JCPoA l’ont été car cet accord a su se cantonner au seul sujet des armes nucléaires et, malgré les critiques dont il a pu faire l’objet, il apportait des garanties intéressantes sur ce point.
Il est à noter que l’Iran a respecté ses engagements pris dans le cadre de l’Accord de Vienne, sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)(4). Ce n’est d’ailleurs pas au titre d’une violation qui aurait été commise par les Iraniens que le gouvernement Trump a décidé de sortir du JCPoA.
Retrait des États-Unis de l’Accord sur le nucléaire iranien
En 2018, à la suite de l’élection de Donald Trump à la Maison blanche, les États-Unis ont décidé de se retirer du JCPoA jugé insuffisant et ont imposé unilatéralement de nouvelles sanctions à l’Iran. L’extraterritorialité du droit américain – qui permet d’infliger de lourdes amendes aux entreprises, même étrangères, présentes sur le territoire des États-Unis et qui ne respecteraient pas les sanctions – a fait le reste et noyé progressivement les avantages que l’Iran retirait de l’Accord depuis sa mise en œuvre.
Téhéran a cependant continué à respecter ses engagements pendant un an avant d’adopter une nouvelle approche dite « less for less » de dérive progressive par rapport à ses obligations (augmentation du nombre de centrifugeuses, accumulation d’uranium faiblement enrichi, etc.). Prétextant de ces infractions, les États-Unis ont souhaité activer un mécanisme présent dans le JCPoA qui permettait de réimposer les sanctions internationales étendues qui étaient appliquées à l’Iran avant la signature de l’Accord et que ce dernier n’avait fait que suspendre.
Cependant, étant sortis du JCPoA, il n’appartenait plus aux États-Unis de prendre une telle décision, qui n’est donc reconnue que par eux-mêmes et pas par les autres parties à l’Accord de Vienne (France, Royaume-Uni, Chine, Russie et Allemagne)(5).
La situation jusqu’à présent est donc la suivante : la sortie de l’Accord de Vienne par les États-Unis avec une escalade unilatérale des sanctions envers l’Iran, plus ou moins respectée internationalement du fait de l’extraterritorialité de leur législation, et en réponse une croissance des infractions iraniennes pour signifier leur mécontentement face à cette situation.
La position actuelle des différentes parties
Les États-Unis
Les États-Unis vont avoir un nouveau Président début 2021. Joe Biden a fait savoir qu’il souhaitait réintégrer le JCPoA. De nombreux obstacles se dressent cependant entre ce souhait et sa concrétisation. Tout d’abord, face à une gestion catastrophique de la pandémie aux États-Unis, l’Iran ne sera peut-être pas la priorité de la future administration. Ensuite, ses marges de manœuvre dépendront de la majorité dont elle disposera (ou non) au Sénat. Si les Républicains conservent leur majorité, il sera difficile pour Joe Biden de revenir sur les sanctions imposées par le Président Trump.
Si le prix du baril reste bas (ce qui semble peu probable), la future administration Biden n’aura guère intérêt à permettre à l’Iran d’alimenter davantage le marché pétrolier…
Joe Biden pourra également vouloir donner des gages aux Républicains ainsi qu’à une partie des Démocrates en élargissant l’Accord à la situation régionale ou aux missiles balistiques(6). Cela complexifierait largement les négociations avec l’Iran, convaincu – non sans raison – d’avoir été victime d’un manquement des États-Unis à leurs engagements.
Le prix du baril de pétrole jouera également sur les efforts que Joe Biden sera prêt à consentir pour que des négociations avec l’Iran aboutissent. Si le prix du baril reste bas (ce qui semble peu probable), la future administration n’aura guère intérêt à permettre à l’Iran d’alimenter davantage le marché pétrolier au détriment de sa production domestique de pétrole « de schiste ». Au contraire, si le prix du baril devait s’envoler, cela aurait des répercussions sur l’économie américaine et motiverait la future administration à trouver un compromis avec l’Iran afin de lui permettre de vendre son pétrole.
Enfin, il n’est pas à exclure que Donald Trump cherche à faire dégénérer la situation avant de quitter la Maison blanche, afin de forcer la main à son successeur. Il a ainsi déclaré en novembre avoir demandé à ses conseillers des options d’action militaire contre Téhéran(7).
L’Iran
Pour l’Iran, il y a un enjeu économique évident à la levée des sanctions, que ce soit pour pouvoir vendre son pétrole ou commercer de façon relativement libre avec d’autres États. Cependant, la confiance a été fortement altérée par le reniement des États-Unis de leur parole et l’Iran organise des élections présidentielles en juin 2021. Dans un pays profondément affecté par les sanctions imposées par Washington, l’issue du scrutin – élection d’un candidat modéré ou radical – conditionnera l’ouverture de l’Iran à une reprise du dialogue.
Ensuite, il convient de ne pas sous-estimer le poids de Gardiens de la révolution islamique (Pasdaran). La situation actuelle leur profite, notamment sur le plan politique, et ils n’ont pas nécessairement intérêt à la voir s’améliorer. Les Pasdaran peuvent capitaliser sur de nombreuses attaques et humiliations perpétrées par les États-Unis ces dernières années : assassinat de Qassem Soleimani le 3 janvier 2020, saisie en août 2020 par les États-Unis de pétrole iranien destiné au Venezuela, etc.
Enfin, l’Iran profite de la situation actuelle pour outrepasser de nombreuses limites imposées par l’Accord de Vienne(8). Cela peut être interprété comme une volonté de se donner des marges de négociation (éléments sur lesquels il pourra céder sans reculer par rapport à la situation d’origine). Cette attitude ne simplifie cependant pas la reprise du dialogue.
Israël
Israël et l’Iran entretiennent une relation exécrable. Israël n’a aucun intérêt à ce que les négociations reprennent et puissent offrir une issue favorable à l’Iran, notamment une levée des sanctions. Depuis l’élection de Joe Biden, Tel-Aviv multiplie les actions visant à dégrader la situation afin de forcer la main de la future administration : préparation d’une action militaire en soutien aux États-Unis, assassinat du physicien nucléaire iranien Mohsen Fakhrizadeh le 17 novembre 2020 (non reconnu mais non démenti par Israël)(9)…
Il est probable qu’Israël continue à faire son possible pour empêcher une reprise des négociations, soit en parvenant à dégrader suffisamment la situation, soit en exerçant une pression sur la future administration américaine grâce aux puissants relais dont l’État hébreu dispose à Washington.
La Chine, la Russie, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne
Les autres parties sont restées fidèles à l’Accord, sans pour autant avoir réussi à le maintenir vivant à la suite du départ des États-Unis et de l’imposition par Washington de sanctions unilatérales.
Il est vraisemblable que ces pays chercheront à reprendre les négociations afin de normaliser la situation, de défendre le rôle de l’AIEA, d’éviter que la situation iranienne ne dérive en crise de prolifération, voire de dissuasion (comme c’est le cas en Corée du Nord) et, non le moindre argument, de recommencer à commercer avec l’Iran.
Ces pays souhaiteront cependant des garanties solides côté iranien en cas de négociation.
Quelles conséquences pour l’industrie pétrolière ?
Le régime de sanctions mis en place par les États-Unis a sérieusement amputé la production iranienne de pétrole brut. Proche des 4 millions de barils par jour (Mb/j) hors condensats en 2017(10), elle est tombée à un peu plus de 2,3 Mb/j en 2019. Ses besoins domestiques s’élevant à environ 2 Mb/j, cela signifie que ses exportations sont tombées à environ 300 000 barils par jour, essentiellement vers la Chine, la Turquie et la Syrie, seuls pays ayant osé défier l’interdit américain.
Si l’Iran et la nouvelle administration de Joe Biden devaient réussir à dépasser leurs différends, il y aurait donc potentiellement la possibilité de voir revenir sur le marché international environ 1,7 Mb/j de pétrole brut. Dans un marché mondial de 100 Mb/j en année normale, une hausse de l’offre de près de 2% pourrait aggraver la chute des prix de l’or noir, déjà lourdement affectés par le Covid.
Selon BP, la production annuelle de pétrole brut (incluant les condensats) de l'Iran a chuté de 31% entre 2018 et 2019. (©Connaissance des Énergies)
L’OPEP et ses alliés ont à nouveau décidé le 3 décembre après d’intenses tractations de maintenir l’essentiel de leur réduction volontaire de production – qui passera de 7,7 Mb/j aujourd’hui à 7,2 Mb/j en janvier 2021 – de peur de voir les prix de l’or noir rechuter(11). Dans ce contexte, un retour du pétrole iranien pourrait être problématique. D’autant que le pétrole libyen fait aussi son retour sur le marché, après une amélioration de la situation politique.
L’équation n’est pas simple pour l’administration américaine… Une rechute des prix de l’or noir pourrait sérieusement compromettre la légère reprise de l’industrie du pétrole « de schiste » américain, ce qui se traduirait par une nouvelle pression sur l’emploi outre-Atlantique. La production américaine a en effet pâti de la baisse du prix du baril induite par la pandémie, et pourrait passer de 13 Mb/j extraits fin 2019 à 6-7 Mb/j mi-2021 selon certains experts(12). Cela s’est traduit par plus de 100 000 suppressions d’emplois dans le secteur entre mars et août 2020 selon une étude de Deloitte(13). Un retour des prix sous les 40 $ par baril pourrait rendre ces pertes d’emploi quasiment définitives…
En outre, alors que le Président élu a fait campagne sur une accélération de la transition énergétique pour atteindre la neutralité carbone en 2050, autoriser le retour d’un pétrole peu cher sur le marché pourrait desservir cet objectif, en favorisant une reprise de la consommation d’or noir.
Les Iraniens, en tout cas, se tiennent prêts. Le Président Hassan Rohani aurait ainsi demandé au ministre du Pétrole de prendre toutes les mesures nécessaires pour pouvoir reprendre pleinement les exportations d’ici 3 mois(14). En affichant ainsi leur confiance dans la levée des sanctions, les Iraniens annoncent indirectement leur volonté de temporiser face aux provocations israéliennes et de l’administration Trump, afin de pouvoir reprendre les négociations avec la future administration Biden.
Que retenir ?
S’il y a une chose à retenir de la situation iranienne actuelle, c’est qu’elle est chargée de lourdes incertitudes et se trouve à la convergence d’intérêts très divergents. Démocrates, Républicains, gouvernement iranien, Pasdaran, Israël, autres États parties à l’Accord… chacun a ses enjeux et son calendrier. Certains souhaitent que la situation se normalise, d’autres qu’elle se détériore ou a minima ne s’améliore pas pour l’Iran.
Le futur Président Joe Biden a la volonté de rétablir un dialogue, ce qui n’est pas rien. Il devra cependant gérer les urgences et faire face à de nombreuses oppositions, alors que la situation peut encore se dégrader à l’initiative d’Israël ou de l’actuel occupant de la Maison blanche. Cela compromettrait une éventuelle reprise du dialogue. L’Iran, de son côté, semble vouloir aller de l’avant en ne répondant pas aux dernières provocations, mais tout peut changer à court terme du fait des élections présidentielles de juin prochain.
Enfin, il est probable que l’évolution du prix du baril compte pour beaucoup dans l’attitude des États-Unis vis-à-vis de l’Iran. Dans tous les cas, la situation iranienne doit nous rappeler l’extrême dépendance de nos sociétés au pétrole, qui présente une menace à la fois en termes climatique et de sécurité énergétique. Il faut choisir ses combats et, alors que le sujet du climat gagne en importance partout dans le monde et aux États-Unis, le Président élu pourrait juger plus utile politiquement de s’opposer aux Républicains sur ce sujet, afin de renforcer les politiques climatiques américaines, que de rentrer en conflit avec eux sur le dossier iranien…
Sources / Notes
- Pétrole de schiste : un géant aux pieds d'argile ?, Maxence Cordiez, La Tribune, 22 octobre 2020.
- En 2019, l’Iran était le 3e producteur mondial de gaz naturel (244,2 milliards de m3), loin derrière les États-Unis et la Russie selon le BP Statistical Review of World Energy. Le pays dispose des deuxièmes réserves prouvées de gaz au monde (32 000 milliards de m3 à fin 2019).
- The International Atomic Energy Agency’s Decision to Find Iran in Non-Compliance, 2002-2006, N. Germi, P. Goldschmidt, Carnergie Endowment for International Peace, 6 décembre 2012.
- Statement by IAEA Director General Yukiya Amano, AIEA, 9 mai 2018.
- Iran–JCPOA–Déclaration conjointe des ministres des Affaires étrangères de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni, 20 septembre 2020.
- Nucléaire iranien : Téhéran traite par le mépris les exigences de Riyad, Dépêche AFP du 7 décembre 2020 citée par Connaissance des énergies.
- Trump Sought Options for Attacking Iran to Stop Its Growing Nuclear Program, E. Schmitt, M. Haberman, D. E. Sanger, H. Cooper et L. Jakes, The New York Times, 16 novembre 2020.
- Iran : l'installation de nouvelles cascades de centrifugeuses à Natanz jugée « profondément préoccupante » par Paris, Londres et Berlin, Dépêche AFP du 7 décembre 2020 citée par Connaissance des énergies .
- Israel Army Preparing in Case U.S. Strikes Iran, Axios Says, A. Odenheimer, Bloomberg, 25 novembre, 2020.
- OPEC Monthly Oil Market Report, mois de décembre 2018 et novembre 2020.
- The 12th OPEC and non-OPEC Ministerial Meeting concludes, OPEP, 3 décembre 2020.
- Stop expecting oil and the economy to recover, Arthur Berman, 3 septembre 2020.
- Most U.S. Oil Job Losses in Pandemic to Remain at Low Prices, Katrina Lewis, Bloomberg, 5 octobre 2020.
- Iran prepares to raise oil exports if sanctions eased : state media, Reuters, 6 décembre 2020.
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