Maxence Cordiez, ingénieur dans le secteur de l’énergie
Benjamin Louvet, gérant matières premières chez OFI Asset Management
La campagne pour les élections présidentielles aux États-Unis a vu s’affronter deux visions différentes sur la question pétrolière. Au-delà des discours, le futur Président des États-Unis disposera probablement de marges de manœuvre limitées pour peser sur l’industrie pétrolière non conventionnelle.
Au terme d’une campagne et d’une élection chaotiques, le candidat démocrate Joe Biden vient d’emporter l’élection présidentielle aux États-Unis face au Président sortant Donald Trump. Rarement les élections présidentielles aux États-Unis auront autant captivé les foules(1)… et autant clivé le pays. Deux visions difficilement conciliables du monde se sont affrontées dans les urnes. Parmi les sujets d’opposition : le climat (les États-Unis se sont officiellement retiré de l’Accord de Paris sur le climat mercredi 4 novembre 2020, lendemain de l’élection) et le pétrole.
L’or noir a joué un grand rôle dans cette élection, entre les déclarations de Joe Biden quant à son intention de « se détourner progressivement du pétrole », et les récupérations par Donald Trump(2) sur ce sujet afin de rallier l’électorat des États pétroliers craignant un déclassement. La question pétrolière est particulièrement sensible aux États-Unis…
Le pétrole aux États-Unis : « nec pluribus impar »
Outre-Atlantique, l’industrie de l’or noir n’est comparable à nulle autre. L’histoire des États-Unis et celle du pétrole sont de fait intimement liées, depuis le forage du premier puits de pétrole en 1859 par Edwin Drake en Pennsylvanie, jusqu’au boom des huiles de roche-mère ces dix dernières années.
L’intimité de cette relation a forgé l’histoire des États-Unis au moins autant qu’elle a forgé celle du pétrole. C’est grâce à l’abondance d’énergie à bas coût que l’industrie américaine a pu se développer aussi rapidement au début du XXe siècle : démocratisation de la voiture avec la Ford T dès 1908, industrie militaire, aéronautique, etc. Le pétrole américain donna aux Alliés un avantage militaire majeur pendant les deux Guerres mondiales.
Ce que l’on sait peut-être moins, c’est que ce sont aussi les grandes familles du pétrole, et notamment la famille Rockefeller à l’origine de la Standard Oil, qui ont structuré le système économique américain. C’est ainsi qu’en 1910, lors d’une prétendue partie de chasse aux canards sur l’île de Jekyll près de New York, les principaux financiers, tous liés à la famille Rockefeller ou impliqués largement dans le commerce de l’or noir, posèrent les bases du système de la Réserve Fédérale, la Banque centrale américaine(3).
Enfin, pendant tout le dernier siècle, l’abondance de pétrole a dessiné le territoire des États-Unis. Le faible prix de l’or noir outre-Atlantique, en rendant les déplacements peu coûteux, a permis de développer l’urbanisme autour de la voiture et repoussé les limites de l’étalement urbain. À Los Angeles, le Boulevard Sepulveda mesure… 69 km !
Depuis la fin des années 2000 : le boom du pétrole de roche-mère
La situation pétrolière américaine a évolué au cours des 150 dernières années, et notamment à partir de 1970. Cette année-là, les États-Unis ont vu leurs extractions pétrolières commencer à décliner, faute de ressources économiquement accessibles. Le passage du pic pétrolier conventionnel des États-Unis aura eu de nombreuses conséquences, telles que le premier choc pétrolier et le début de l’exploitation de pétrole en mer. Il a également eu des conséquences sur la politique étrangère américaine. La dépendance croissante des États-Unis aux importations de pétrole (et de gaz) a poussé le pays à s’ingérer dans la politique des États producteurs d’hydrocarbures dont il dépendait de plus en plus (guerre Iran-Irak, 1re et 2e Guerres du Golfe…).
La situation a commencé à basculer dans les années 2000, lorsque le monde – comme les États-Unis en 1970 – est passé par son pic d’extraction de pétrole conventionnel, qui constituait jusqu’alors l’essentiel du pétrole extrait dans le monde. La stagnation des extractions d’or noir à partir de 2005, face à une demande structurellement croissante, a propulsé le prix du baril vers des sommets historiquement inédits – au-delà de 100 $ – auxquels il s’est maintenu jusqu’en 2014.
Ce nouveau contexte a ouvert une fenêtre d’opportunité aux États-Unis : celle d’aller chercher du pétrole non conventionnel de roche-mère, dit « pétrole de schiste ». Si la technique pour l’extraire est connue depuis les années 1950, ce pétrole, plus compliqué et plus cher à exploiter, n’avait jusque-là pas pu se développer. La forte hausse des cours et les taux d’intérêt très faibles après la crise financière de 2008 lui ont permis de voir le jour.
Le modèle économique est cependant fragile : la production baisse très vite sur ce type de puits, ce qui oblige les producteurs à consentir d’énormes investissements pour en forer sans cesse de nouveaux. Mais grâce au pétrole de roche-mère dont la production a atteint 7 millions de barils par jour en 2019 (environ 7% de l’ensemble des extractions mondiales de pétrole), les États-Unis ont connu un nouvel âge d’or pétrolier, amorcé sous la présidence de Barack Obama dont le vice-président était… un certain Joe Biden !
Les conséquences politiques du boom du pétrole non conventionnel
La nouvelle donne constituée par le boom du pétrole « de schiste » a eu de nombreuses conséquences : dynamisation économique de territoires ruraux et riches en pétrole de schiste (Texas, Dakota du Nord…), réduction de la dépendance énergétique américaine (notamment vis-à-vis des autres pays producteurs de pétrole), renforcement industriel, etc.
Cela a induit de profondes modifications de la politique américaine. D’abord, le gouvernement Obama a dû lever la loi interdisant l’exportation de pétrole américain, le pétrole de schiste ne correspondant pas complètement aux besoins de l’industrie américaine.
L’industrie pétrolière serait aujourd’hui pourvoyeuse de 10 millions d’emplois directs et indirects, avec un salaire plus élevé que la moyenne.
Ensuite, cette industrie a été l’un des moteurs de la reprise de l’emploi aux États-Unis à la sortie de la crise financière. L’industrie pétrolière serait aujourd’hui, selon une étude de Price Waterhouse(4), pourvoyeuse de 10 millions d’emplois directs et indirects, avec un salaire plus élevé que la moyenne.
Outre les emplois et capitaux apportés, ce renouveau de l’industrie pétrolière a constitué un vecteur de puissance pour les États-Unis, faisant évoluer leurs positions diplomatiques et géopolitiques. Le boom du pétrole de roche-mère, en réduisant la dépendance énergétique américaine, leur a permis de renouer avec leur tropisme isolationniste qui prévalait jusqu’en 1970. C’est ainsi le pétrole « de schiste » qui a donné au gouvernement Obama les moyens d’amorcer un désengagement du Moyen-Orient, où les guerres à répétition et les décès de GIs exaspéraient la population américaine.
Enfin, l’abondance d’or noir constitue également un avantage significatif par rapport à la Chine, moins bien dotée et fortement dépendante des importations de pétrole et de gaz(5).
Pétrole et élections présidentielles
Le pétrole occupe toujours une position spéciale dans la politique aux États-Unis, qu’il est difficile de concevoir en Europe (et notamment en France) où l’industrie pétrolière n’a jamais eu un tel rayonnement.
Rappelons par exemple que l’ancien ministre des Affaires étrangères du Président Trump, Rex Tillerson, était directeur général de la major Exxon avant son entrée au gouvernement. L’ancien Président G. W. Bush était entrepreneur pétrolier, et son Vice-Président Dick Cheney était PDG de la compagnie parapétrolière Halliburton avant de rejoindre le gouvernement en 2001. Les exemples de ce genre sont légion.
En entrant dans la campagne, Joe Biden a donc dû concilier deux aspirations diamétralement opposées de l’électorat : la préoccupation pour le climat avec la volonté que les États-Unis réintègrent l’Accord de Paris, et la préservation de l’industrie pétrolière étant donné son importance économique et stratégique.
Donald Trump a, pour sa part, clairement choisi son camp dès sa campagne pour l’élection de 2016 : rejet de la question climatique et soutien indéfectible aux combustibles fossiles. Cela l’a conduit à supprimer de nombreuses réglementations environnementales induisant des coûts pour ces industries, et à nommer d’anciens industriels des énergies fossiles à des postes clefs (l’ex-lobbyiste du charbon Andrew R. Wheeler à la tête de l’EPA, l’Agence pour la protection de l’environnement, par exemple).
Que pourra changer Joe Biden ?
Tout d’abord, pour les raisons évoquées précédemment, il faut avoir conscience qu’il est improbable que Joe Biden prenne des mesures dont les conséquences seraient de nature à affecter significativement les extractions pétrolières des États-Unis. Il en résulterait des pertes d’emploi et d’activité, ainsi qu’une hausse de la dépendance énergétique américaine (qui ne se passera pas de pétrole de sitôt et n’agit guère en ce sens) l’obligeant à rompre avec sa politique de retrait des questions internationales. Le principe de réalité rend peu probable que Joe Biden choisisse ce chemin.
Le candidat démocrate pourrait en outre être limité dans ses pouvoirs s’il n’obtenait pas la majorité des deux chambres. La probabilité d’un Sénat républicain est encore élevée, et elle pourrait très fortement limiter la capacité de réforme du futur gouvernement. Cela étant, le futur Président disposera quand même de leviers d’action indirects qui pourraient avoir des conséquences sur la production pétrolière américaine.
Les promoteurs pétroliers ont essayé d’anticiper les conséquences néfastes que pourrait avoir pour eux une élection de Joe Biden…
La première option, d’ailleurs avancée par Joe Biden, serait d’interdire les nouveaux projets sur les terres fédérales. Il pourrait le faire sans avoir besoin de passer devant le Congrès. En effet, le pouvoir exécutif du Président lui permet d’interdire tout nouveau bail pétrolier ou gazier sur les terrains fédéraux, de faire passer une réglementation contraignant spécifiquement la fracturation hydraulique ou de ne plus distribuer de nouveaux permis.
Une telle évolution serait certes problématique pour les groupes pétroliers, mais il faut en relativiser l’impact. D’abord, l’exploitation de pétrole de schiste sur les territoires fédéraux ne représente aujourd’hui qu’environ 1 million de barils par jour (Mb/j), sur les 7 Mb/j que produisait cette industrie en 2019. Hormis dans l’État du Nouveau Mexique, où la part des pétrole et gaz de schiste extraits sur les terres fédérales se situe autour de 60%, ce niveau ne dépasse pas 25% pour les autres champs. Les producteurs ont par ailleurs suffisamment de réserves sur des terres privées pour pouvoir y continuer leur activité pendant au moins 10 ans, selon le cabinet Rystad Energy(6).
En outre, les promoteurs pétroliers ont essayé d’anticiper les conséquences néfastes que pourrait avoir pour eux une élection de Joe Biden. Dans l’État du Nouveau-Mexique notamment, dont on a vu qu’il était le plus sensible à une modification de la loi, on a constaté ces derniers mois une forte hausse de la demande de permis sur des terres fédérales. Alors que la proportion des demandes sur ces terres était d’environ 60% ces deux dernières années, elle est de 85% en 2020(7). Les producteurs font le plein de permis fédéraux avant une éventuelle modification…
Les terrains privés échappent à la réglementation de l’EPA(8) depuis une loi de 2005. Agir dessus nécessiterait donc pour le futur Président d’obtenir l’accord du Congrès… où le Sénat ne lui est toujours pas acquis (au moment d’écrire ces lignes). Cette hypothèse est par ailleurs peu probable car Joe Biden a été assez clair sur le fait qu’il ne visait pas une interdiction totale de la fracturation.
Le futur Président pourra également décider d’agir sur les règlementations environnementales fédérales. Peu contraignantes, celles-ci ont encore été allégées par le gouvernement Trump(9). Or les réglementations locales de certains États, tel le Texas, sont très souples, notamment en ce qui concerne la surveillance des fuites de méthane et le torchage du gaz récupéré en même temps que le pétrole. Réinstaurer une réglementation environnementale solide compromettrait encore davantage la rentabilité économique du secteur. Cela serait un moyen de laisser le marché mettre fin (ou a minima contraindre) cette industrie.
Il existe donc des moyens d’action dont la future administration de la Maison blanche pourrait, si elle le souhaite, se saisir. Des incertitudes demeurent cependant quant au fait que Joe Biden décide d’y recourir dans les faits et, le cas échéant, quant aux effets des mesures qui seront adoptées. Il pourrait en effet décider de prendre des mesures cosmétiques aux conséquences limitées pour donner des gages à son électorat désireux de voir l’action pour le climat renforcée, sans pour autant significativement affecter l’industrie pétrolière. Les mesures mises en œuvre de par le monde pour le climat sont malheureusement encore trop souvent de cet ordre(10)(11)…
Sources / Notes
- Élection américaine : le taux de participation à son plus haut niveau depuis les années 1960, France info, 4 novembre 2020.
- Tweet de Donald J. Trump, 23 octobre 2020.
- Or noir, la grande histoire du pétrole, M. Auzanneau, La Découverte, 2015.
- Impacts of the oil and natural gas industry on the U.S. economy in 2015, PwC pour l’American Petroleum Institute, juillet 2017.
- BP Statistical Review of World Energy, juin 2020.
- Potential US fracking ban would have little immediate impact on nationwide oil and gas production, Rystad Energy, 29 janvier 2020.
- U.S. shale producers race for federal permits ahead of presidential election, Jennifer Hiller, Reuters, 8 septembre 2020.
- Environment Protection Agency (Agence de protection de l’environnement).
- Trump Eliminates Major Methane Rule, Even as Leaks Are Worsening, C. Davenport, The New-York Times, 13 août 2020,
- L’urgence climatique ne sera pas résolue par des annonces mais par des actes, M. Cordiez, Marianne, 25 mai 2020.
- Malus auto : quatre questions sur le poids des voitures, A. Lelièvre, Les Échos, 16 octobre 2020.
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