Vice-président du pôle Énergie de l’Académie des technologies
Ancien vice-président de la commission internationale des grands barrages
Certains pays d’Europe ont annoncé qu’ils parviendraient assez rapidement à produire 100% de leur électricité grâce à des sources renouvelables. Ces pays sont richement dotés en énergie hydroélectrique, ce qui leur donne un avantage considérable pour atteindre cet objectif. Mais est-ce l’objectif pertinent ? Rappelons que l’électricité ne représente qu’environ 20% de l’énergie consommée…
Analyse des 2 principaux secteurs : transports et bâtiments
Dans nos pays, environ 33% de l’énergie est consommée pour le transport et 40 % pour le chauffage et l’eau chaude. Dans ces deux secteurs, les progrès d’efficacité énergétique par l’amélioration des véhicules et de l’isolation des bâtiments sont constants.
Le secteur du transport (automobiles, camions, avions) est certainement celui qui sera le plus lent dans son évolution vers une économie sans émission de gaz à effet de serre (GES). Les problèmes techniques sont loin d’être résolus. Ce secteur représente un poids économique et stratégique tel dans l’économie mondiale qu’il ne peut changer que lentement.
Des énergies renouvelables issues de la biomasse sont toutefois déjà utilisées dans ce secteur. Dans un pays comme le Brésil, une partie notable du combustible des automobiles est constituée d’alcool issu de la canne à sucre. A une époque où le Brésil n’avait encore que peu de pétrole et alors que celui-ci était cher, la politique du pays avait en effet été de remplacer une partie de l’essence par de l’alcool.
Dans nos pays européens le fait de consacrer une partie de la surface agricole utile à la production d'énergie pour le transport ne serait pas une nouveauté. En 1850, un tiers environ de la surface agricole utile de la France était consacré au transport, c’est à dire à la nourriture des chevaux. Aujourd’hui, la surface agricole utile en France est d’environ 17 millions d’hectares (ha) pour les terres arables. De façon très sommaire, on peut produire de l’alcool à partir du grain ou de la betterave et de l’huile à partir du colza, du maïs, etc. Si nous supposons très approximativement une production de 1,6 tonne/ha d’huile sur l’ensemble de cette surface agricole utile, on pourrait produire 27 millions de tonnes d’huile renouvelable par an, ce qui est à comparer aux 40 millions de tonnes de produits pétroliers consommés annuellement en France (les voitures au Brésil consomment toutefois beaucoup plus d’alcool que d’essence par km parcouru).
Dans le climat européen, les cultures qui permettent de produire des biocarburants conduisent à des prix actuellement non compétitifs comparés avec le prix des carburants fossiles.
Les procédés de deuxième génération permettent de mieux valoriser la biomasse. L’hypothèse de l’usage de cette biomasse pour le transport est à analyser tout en tenant compte des surfaces dédiées à la production des ressources alimentaires. L’amélioration des méthodes de culture sur la planète permet toutefois d’améliorer les rendements presque partout et la ressource en terres ne constitue pas la limite.
Dans le climat européen, les cultures qui permettent de produire des biocarburants conduisent à des prix actuellement non compétitifs comparés avec le prix des carburants fossiles. Cependant, cet écart de prix ira en diminuant. L’avenir des biocarburants est plus fécond dans les pays tropicaux grâce à des plantes oléagineuses à croissance rapide. Ces types d’approches conduiront à des transitions économiques et sociales relativement douces, car les véhicules et les systèmes de distribution seront peu différents. Cela n’empêche pas l’avenir des véhicules électriques en ville, pour des raisons essentiellement sanitaires, même si l’électricité n’est pas exempte d’émissions de GES. Les grandes villes chinoises adopteront très prochainement cette solution. Lorsque les modèles économiques le permettront, le méthane obtenu par méthanisation ou l’hydrogène obtenu par électrolyse trouveront également leur place (d’abord déjà pour les bateaux).
En ce qui concerne l'énergie pour les bâtiments, les besoins en chauffage et en eau chaude peuvent être satisfaits par de l’électricité, et la part de l’électricité pourrait augmenter si les incitations allaient en ce sens et si l’électricité est exempte de GES. La production de chaleur dans nos climats constitue une part importante de notre consommation d’énergie.
Pour l’eau chaude, on ne vantera jamais assez l’intérêt des cumulus, associés ou non à des panneaux solaires thermiques, capable de consommer l’électricité quand elle est peu coûteuse (la nuit avec les centrales nucléaires, ou lorsqu’il y a du soleil ou du vent) et de restituer l’eau chaude lorsqu’on en a besoin. La puissance totale des cumulus en France avoisine 10 GW et le déclenchement nocturne permet de déplacer d’une période à une autre un appel de puissance de 3 GW (soit la puissance de trois réacteurs nucléaires classiques).
Pour le chauffage, la biomasse est une ressource traditionnelle qui doit être développée. La géothermie associée éventuellement à des pompes à chaleur est une bonne solution là où elle est possible de même que toute récupération des chaleurs fatales que nous relâchons dans les égouts.
Revenons à la production d’électricité…
L’énergie hydroélectrique présente deux avantages. Le stock d’eau contenu dans les réservoirs des barrages est en fait un réservoir d’électricité. L’intégration des énergies intermittentes comme le solaire photovoltaïque ou l’éolien est alors simple et gratuite pour couvrir les périodes sans production.
Le second avantage de l’hydroélectricité est la forte inertie cinétique des turbines et des alternateurs qui compensent parfaitement bien les à-coups du réseau, d’autant que le réglage de puissance est rapide en jouant sur l’ouverture et la fermeture de l’entrée de l’eau dans la turbine. Un troisième avantage des barrages est la possibilité de stocker l’énergie électrique lorsqu’elle est en surplus, grâce au pompage. L’objectif d’atteindre les 100% en énergie renouvelable est plus difficile à atteindre pour les pays qui ont peu ou pas d’énergie hydroélectrique car il faut développer une autre énergie renouvelable qui soit disponible en fonction de la demande.
Il ne suffit pas d’augmenter sans cesse la puissance des installations solaires et éoliennes pour augmenter parallèlement la part d’électricité renouvelable.
L’intégration des énergies intermittentes dans un système électrique dépend beaucoup du régime de soleil et de vent du pays concerné. Au Maroc, par exemple, le régime de vent est très favorable aussi bien en face de Gibraltar que dans les alizés. Le vent est régulier, pratiquement sans lacune. Les pales des turbines peuvent être optimisées. Pour l’énergie solaire, la centrale Noor de Ouarzazate est une centrale thermodynamique, ce qui signifie qu’elle produit de la chaleur (technologie des sels fondus) à environ 400° qui est transformée en électricité par des turbines, après quelques heures de stockage (de manière à produire l’électricité après la tombée du soleil). Cette centrale disposera à terme d’une puissance de 500 MW et couvrira une surface de 3 000 ha.
Dans nos pays européens, le soleil est plus rare sauf sur les côtes méditerranéennes et le sud du continent et le vent est irrégulier. Il ne suffit donc pas d’augmenter sans cesse la puissance des installations solaires et éoliennes pour augmenter parallèlement la part d’électricité renouvelable dans le total de l’énergie consommée. En Allemagne, par exemple, malgré une puissance installée de près de 40 GW en solaire photovoltaïque et de 40 GW en éolien, soit 80 GW (la puissance en nucléaire en France est 62 GW), la part de ces deux énergies dans la consommation électrique annuelle du pays est d’environ 10% pour le vent et 7% pour le soleil, ce qui est assez décevant d’autant qu’elles reçoivent plus de 30 milliards d’euros de subventions par an.
Les moyens de stockage de l’électricité sont coûteux et très limités avec les technologies disponibles. Les stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) avec deux réservoirs situés à deux altitudes différentes reliés par une usine hydroélectrique permettent en France de stocker l’équivalent d’une puissance de 5 GW pour une durée de 6 à 7 heures seulement. L’électricité en surabondance, donc sans valeur commerciale (mais pas sans coût d’investissement) peut être transformée en hydrogène grâce à l’électrolyse à membrane. Le modèle économique est encore loin de fournir des solutions compétitives. Or la consommation d’électricité est stable depuis plusieurs années en France. Si les sources de production se multiplient, la rentabilité de chaque acteur ira en diminuant, conduisant à des pertes pour les grands acteurs de l’énergie puis progressivement à une forte augmentation du prix de l’électricité.
En conclusion
L’énergie 100 % renouvelable demande donc une restructuration forte de l’ensemble du système économique et donc social. La transformation de la production électrique n’est qu’un des aspects du problème, même s’il sert souvent de marqueur symbolique. Il y aura dans cette transformation énergétique un aspect schumpétérien de destruction créatrice qui aura des conséquences sociales lourdes qu’il faut anticiper en économiste et en politique. Selon les termes de l’accord de Paris, seul compte in fine la quantité de CO2 émis. C’est à la tonne de CO2 évitée qu’il faut rapporter tous les investissements de la transition énergétique, et tous les systèmes d’incitation, sans que les prix de la tonne de CO2 évitée soient démesurés, même en phase de transition.
Enfin, s’il est impératif de diminuer fortement l’extraction et l’usage de carbone fossile, il n’est pas nécessaire d’un point de vue climatique de les réduire à zéro. Certains usages comme la chimie et les avions en consommeront durablement.
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