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Dans la même semaine, un tribunal a accepté des demandes de particuliers opposés à la pose de compteurs Linky, alors qu'aucun risque n'est scientifiquement prouvé, tandis qu'un autre a rejeté des requêtes similaires. Le point sur ces décisions contradictoires et encore provisoires.
Que dit la justice ?
Mardi, le tribunal de Tours a demandé le retrait ou l'absence de pose du compteur électrique Linky chez treize particuliers qui se disent électrosensibles (en rejetant 108 autres demandes).
À l'inverse, vendredi, quelque 430 personnes qui s'opposaient à la pose du Linky ont été déboutées par le tribunal de Nanterre. La grande majorité des décisions déjà rendues à travers la France vont également dans ce sens. En tout, une vingtaine de procédures sont en cours, avec plus de 5 000 requérants.
Quels sont les arguments du tribunal de Tours ?
Il a retenu l'existence d'un "lien de causalité direct" entre la pose du Linky et les pathologies que les requérants qui ont eu gain de cause attribuent à une sensibilité aux champs électromagnétiques (fatigue, etc.). Pourtant, ce "lien de causalité" n'est pas reconnu par la science.
Dans un avis de 2016, confirmé en 2017, l'agence de sécurité sanitaire Anses a jugé "très faible" la probabilité que ces compteurs puissent avoir des effets nocifs.
Plus largement, les autorités sanitaires ne reconnaissent pas l'existence d'un syndrome d'électrohypersensibilité (EHS), sans pour autant nier la souffrance des personnes qui disent en être atteintes. "Aucune preuve expérimentale solide ne permet actuellement d'établir un lien de causalité entre l'exposition aux champs électromagnétiques et les symptômes décrits par les personnes se déclarant EHS", a conclu l'Anses dans un rapport en mars 2018.
Le tribunal de Nanterre a d'ailleurs estimé que les demandeurs n'apportaient pas de preuve "d'un lien de causalité entre leur pathologie et l'exposition aux champs électromagnétiques des compteurs Linky".
Sur quoi le tribunal de Tours s'est-il appuyé ?
Les gens à qui il a donné raison disposaient de certificats médicaux attestant qu'ils souffraient de troubles en lien avec les champs électromagnétiques. Or, plusieurs certificats ont été faits par un médecin controversé : le professeur Dominique Belpomme. C'est l'un des rares à reconnaître l'électrohypersensibilité et à la diagnostiquer chez des patients, au moyen d'une méthode qui n'est pas scientifiquement reconnue.
Il a pour cela été poursuivi par le Conseil national de l'Ordre des médecins (Cnom) devant ses propres instances disciplinaires, qui sont indépendantes. En première instance, en juillet 2018, le professeur Belpomme a écopé d'un avertissement. Lui et le Conseil national de l'ordre ont fait appel. "La procédure est en cours", a indiqué le Cnom jeudi.
Pourquoi justice et science s'opposent-elles parfois ?
Parce que deux logiques différentes sont à l'oeuvre : causalité juridique et causalité scientifique. "Les deux sont dissociées, la justice peut établir un lien de causalité alors même qu'il n'y a pas de certitude scientifique", explique à l'AFP Jérémy Jourdan-Marques, professeur de droit à l'Université des Antilles.
Pourquoi cet écart ? Parce que "le temps de la science et de la justice ne sont pas les mêmes". "La question qui se pose, c'est doit-on attendre d'avoir une certitude scientifique à 100% pour rendre des décisions, et, dans l'intervalle, doit-on rejeter toutes les demandes ? Or, on ne le peut pas, sinon on risque un déni de justice", poursuit M. Jourdan-Marques.
En clair, la décision de Tours ne veut pas dire que le Linky est dangereux, puisque le tribunal n'a pas les compétences scientifiques pour trancher ce point. Ce que dit le jugement, c'est que le retrait ou l'absence de pose du compteur sont justifiés pour certaines personnes, sur la base des preuves qu'elles apportent (certificats médicaux).
C'est ce qui s'est passé l'an dernier avec plusieurs jugements associant la vaccination et l'apparition de maladies comme la sclérose en plaques, alors qu'aucune étude n'a jamais établi de lien de causalité. Ces jugements s'appuyaient sur une décision fondatrice de la Cour de cassation en 2008, selon laquelle une victime peut être indemnisée même sans certitude scientifique.
Reste que cette opposition entre justice et science peut semer la confusion dans l'esprit du public, paramètre qui n'entre pas en compte dans la réflexion des juges. "Ils ne raisonnent pas en fonction de l'impact social d'une décision, ils jugent des cas individuels", souligne M. Jourdan-Marques.
Et maintenant ?
Ces décisions ne sont que provisoires, car prises après des procédures en référé. C'est un point-clé, selon M. Jourdan-Marques : "Le but de cette procédure est d'être rapide, pas de juger sur le fond". À Tours, la décision favorable aux requérants a été prise "pour figer la situation, avant un jugement sur le fond", ajoute-t-il. La suite de ces procédures et les jugements sur le fond permettront d'y voir plus clair en établissant une jurisprudence.