Vice-président du pôle Énergie de l’Académie des technologies
Ancien vice-président de la commission internationale des grands barrages
L’indépendance énergétique joue un rôle central dans la diplomatie des nations. Elle a été le moteur des décisions d’après-guerre en France en 1946 : sortir progressivement du charbon et développer l’usage de l’électricité pour le maximum d’usages possibles, celle-ci étant produite grâce à l’hydraulique (la houille blanche), puis à l’énergie nucléaire. Aujourd’hui, le choix du Royaume-Uni de construire de nouvelles centrales nucléaires est guidé par le souci de son indépendance énergétique en prévision du tarissement de ses gisements de gaz conventionnel et du futur prix du CO2 émis. L’Allemagne recherche le même objectif, via le lignite national, le développement des énergies renouvelables (EnR) et les économies d’énergie. Le bouleversement de la diplomatie américaine dans le monde a été provoqué en grande partie par son autosuffisance en pétrole et en gaz du fait de l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels sur son sol. L’Europe a exprimé à plusieurs reprises le souci collectif des États membres d’assurer la sécurité d’approvisionnement en gaz trop dépendante à ses yeux, en particulier pour l’est de l’Europe, de la relation avec la Russie.
Quel est alors l’apport de cette idée d'indépendance énergétique des territoires ?
Dans le cadre de la transition énergétique, l’idée de l’indépendance énergétique des territoires est souvent mise en avant. Pourtant, la solidarité nationale garantit à chaque territoire l’accès aux ressources énergétiques dans le cadre de la stratégie nationale. Quel est alors l’apport de cette idée d’indépendance énergétique des territoires ?
L’intérêt principal est de placer à l’échelon local la réflexion sur la transition énergétique et de permettre à la population du territoire de développer une compréhension meilleure des enjeux physiques et économiques de la transition énergétique dans le cadre particulier (géographie, climat, ressources locales, etc.) de son propre territoire. On comprend volontiers que les habitants d’un territoire de montagne, d’un territoire littoral ou d’un territoire de plaine agricole n’aient pas la même perception de ses options énergétiques, même si à la fin ce sont les émissions de tout le territoire national qui sont comptabilisées dans les engagements d’émissions de la France (« Intended Nationaly Determined Contribution »).
Contrairement à ce qu’on pensait au début du siècle, les combustibles fossiles seront abondants pour longtemps et à des prix qui ne croîtront que lentement, voire jamais plus pour le charbon. Ce n’est donc pas l’économie qui guide les choix d’investissement, mais une décision totalement politique de réduire nos émissions de gaz à effet de serre (GES). En conséquence, il est essentiel pour chaque territoire de comptabiliser ses principales sources d’émission de gaz à effet de serre fossile ou éventuellement de puits de gaz à effet de serre et d’évaluer le plus faible coût économique collectif pour diminuer efficacement ces émissions.
La consommation d’énergie en France est répartie entre la consommation domestique (chauffage, eau chaude, air conditionné) pour environ 40%, le transport pour environ 35% et l’électricité pour l’industrie et les besoins spécifiques pour environ 25%. Quel sens prend l’indépendance énergétique du territoire pour ces différentes consommations ?
Le chauffage et l’eau chaude peuvent être alimentés localement par la biomasse, la récupération de chaleur, la géothermie dans certaines configurations géologiques. Cela permettrait de prendre une part de l’usage du gaz et du fioul souvent utilisés. Seules l’exploitation du pétrole de schiste dans l’est de la région parisienne, du gaz de schiste dans le sud-est ou de houille dans le nord-est de la France, permettraient d’augmenter l’indépendance énergétique des territoires concernés. Cela se ferait sans modifier les émissions actuelles, puisque seule l’origine des combustibles fossiles aurait changé. Une partie notable du chauffage, de l’eau chaude et la totalité de l’air conditionné sont actuellement alimentées par l’électricité, sur laquelle nous allons revenir.
Peut-on remplacer l’essence et le gazole de manière à augmenter l’indépendance énergétique du territoire ?
Le transport, en dehors du transport ferroviaire, est dépendant des carburants fossiles liquides. Peut-on remplacer l’essence et le gazole de manière à augmenter l’indépendance énergétique du territoire et en même temps réduire les émissions de GES ? Deux démarches complémentaires peuvent être envisagées. La première démarche consiste à développer un territoire où le transport, en particulier le transport individuel, est réduit autant qu’il est possible de manière à diminuer globalement les émissions de la fonction de mobilité dans le territoire. Cela concerne essentiellement l’agencement du territoire urbain et périurbain en incluant la gestion du prix du foncier qui est une des raisons de l’étalement des villes. Cela n’inclut pas le transport longue distance des personnes et des marchandises, qu’il faut traiter aussi. La seconde démarche consiste à ne pas modifier les paradigmes actuels de la mobilité, mais de solliciter l’industrie, à travers des incitations diverses, pour mettre sur le marché des véhicules faiblement émetteurs de GES par kilomètre transporté. C’est le cas des voitures électriques si l’électricité consommée est produite sans émission de GES, ce qui est sensiblement le cas en France. C’est aussi le cas des moteurs thermiques et des piles à combustible fonctionnant au méthane ou à l’hydrogène si ces gaz sont générés avec moins d’émissions de GES que les fossiles qu’ils remplacent (biogénéré ou électrolyse).
L’électricité peut être consommée pour faire fonctionner des moteurs et des outils électroniques et informatiques ou bien sous forme de chaleur ou bien encore sous forme de charge de batteries à l’aide d’un redresseur pour passer en courant continu. Dans le premier cas, l’électricité doit avoir un niveau élevé de qualité en termes de stabilité de tension et de fréquence, même lors de variation rapide de la demande d’électricité. Cette exigence est moins forte pour la production de chaleur ou lorsque le courant alternatif est redressé en courant continu pour charger des batteries.
Le coût de la tonne de CO2 évitée est très variable selon les modes de production.
Dans l’objectif de réduire les émissions de GES, la production locale d’électricité n’a d’intérêt que si elle se substitue à la production à partir de gaz, de charbon ou de fioul, et non pas à la production nucléaire, hydraulique, issue des énergies intermittentes ou de la bioénergie. Le coût de la tonne de CO2 évitée est très variable selon les modes de production. Le système de subvention de ces dernières années conduit à des prix de la tonne de CO2 évitée qui dépassent 500 €/tonne de CO2 évitée pour certains types de production (selon le ministère de l’économie), ce qui est disproportionné, surtout quand les productions correspondantes sont principalement disponibles en été quand la production est abondante et la consommation modérée. Un excès de production d’électricité en été conduit à des prix très faibles, voire négatifs, sur le marché de gros. C’est ce qui se produit déjà du fait de la grande capacité de production solaire, dans le sud de l’Allemagne
Durant l’été, la production solaire photovoltaïque est concomitante avec la pointe de consommation en milieu de journée et avec la consommation de l’air conditionné (qui est thermosensible). Cette production peut être associée à de petites STEP (stations de transfert d'énergie par pompage) qui permettraient de décaler la production d’électricité vers le soir en pompant l’eau vers le réservoir supérieur en milieu de journée et en la turbinant vers le réservoir inférieur au moment de la consommation électrique du soir. Cela éviterait de devoir redémarrer le parc thermique tous les jours en fin d’après-midi. Par ailleurs, cette solution garantit la stabilité en fréquence du réseau local et donne de l’inertie au système électrique.
Durant l’hiver, la production solaire est faible et nulle au moment de la pointe de consommation électrique, le soir. La production éolienne est significative dans les territoires qui en disposent mais les périodes anticycloniques peuvent durer plus d’une semaine, ce qui dépasse la capacité des stations hydrauliques de transfert par pompage, même de grande dimension. Il est donc nécessaire et possible de faire varier fortement la production thermique (nucléaire et gaz) selon les périodes en fonction du vent. Le développement de l’indépendance énergétique des territoires ne doit pas perturber le système électrique collectif, qui est européen. Les villes seront vraisemblablement de plus en plus électriques pour des raisons sanitaires (transport, chauffage). Le recours au réseau demeurera indispensable pour les usages qui nécessitent un niveau de stabilité en fréquence et en tension élevé, et pour assurer la continuité du service rendu notamment la nuit et en hiver. Il faudra s’assurer que le modèle économique global du système énergétique est durable, hors subvention et en garantissant un niveau de qualité correspondant aux standards auxquels nous sommes habitués.
L’objectif du territoire n’est pas d’être énergétiquement indépendant : il est d’émettre le moins de GES possible.
Le réseau électrique européen est d’une grande complexité et d’une grande valeur patrimoniale. Les consommateurs qui par leur comportement ou leurs investissements déstabiliseront le réseau collectif devront payer les couts induits. C’est cela qui pourra conduire certains types de production à n’être pas connectés au réseau national et européen, et à fonctionner en systèmes isolés, mais il faudra satisfaire les consommateurs en qualité et en continuité du service rendu.
L’objectif du territoire n’est pas d’être énergétiquement indépendant : il est d’émettre le moins de GES possible. Les engagements de la France additionnent toutes les émissions de notre pays, celles des territoires, celles des échanges entre territoires. Les échanges entre les territoires sont essentiels à la cohésion nationale. Il faut éviter que la recherche de l’indépendance énergétique des territoires ne soit pas un jeu finalement coûteux pour démontrer que l’on peut se passer des autres. Ce n’est pas le but poursuivi, bien au contraire.
Par ailleurs, la transition énergétique sera lente et progressive. Les carburants liquides et gazeux se verdiront progressivement par mélange entre une part fossile et une part à émissions de GES faibles ou nulles. L’industrie cherchera à lisser les transitions pour éviter les chocs sociaux. Il est donc prudent d’éviter de faire trop vite ce qui est facile (par exemple, mettre des panneaux PV sur le toit de la mairie ou le sien) et ne pas oublier de traiter les problèmes de l’énergie comme des systèmes complexes globaux. Certaines des technologies qui sont aujourd’hui fortement subventionnées seront obsolètes dans moins de 10 ans, avant même qu’elles ne deviennent vraiment nécessaires. Les systèmes énergétiques de demain seront différents de ceux d’aujourd’hui. Les territoires ont tout intérêt à se projeter dans ce futur énergétique pas très éloigné et qui sera différent de celui dans lequel nous avons été élevés.
Il faut souhaiter que la belle idée d’indépendance énergétique des territoires encourage la prise de conscience collective des enjeux énergétiques, facilite les échanges avec les territoires voisins et développe l’imagination savante et l’esprit d’initiative dans le champ institutionnel et industriel.
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