Les lagons marémoteurs, une nouvelle opportunité pour le mix électrique français

Paul Leslie et Pierre Sallenave

Paul Leslie, directeur général et associé fondateur de France Marémoteur
Pierre Sallenave, président du cabinet de conseil en stratégie et financement de projets Magellan et associé fondateur de France Marémoteur

L’énergie marémotrice, consistant à la production et au stockage de l’électricité par des ouvrages hydrauliques en mer exploitant l’énergie potentielle des marées dans des zones de fort marnage, a été peu développée à ce jour.

Malgré un potentiel réel et important eu égard à la disponibilité et à l’étendue de la ressource – le potentiel techniquement exploitable est estimé à 1 250 TWh/an dans le monde(1) - seuls deux sites de taille industrielle sont en service aujourd’hui. L’usine marémotrice de la Rance en Bretagne, inaugurée en 1966, et celle de Sihwa, mise en service en 2011 en Corée du Sud, fournissent la quasi-totalité de la production mondiale d’énergie de cette source, soit environ 1 TWh/an. Ces deux sites apportent de façon constante la démonstration de leur efficacité : le mode de production est robuste et fiable et les installations ont une durée de vie extrêmement longue, potentiellement au-delà de quatre-vingts ans. Pourtant, le développement de nouvelles installations n’est pas envisagé à court terme en France au regard des enjeux environnementaux pour les sites en estuaire traditionnellement favorisés pour ce type d’aménagement.

Toutefois, des études menées en Grande-Bretagne dans les années 2010 ont fait émerger un nouveau concept - le « lagon marémoteur » - consistant en la création d’un bassin en mer par la réalisation d’une digue adossée à la côte à chacune de ses extrémités dans des zones côtières en dehors des estuaires, afin de minimiser les impacts environnementaux. Des turbines bulbes bidirectionnelles de type Kaplan installées dans une centrale intégrée à la digue produiraient de l’électricité à chaque marée montante et descendante, en retenant les eaux alternativement à l’intérieur et à l’extérieur du bassin afin de créer la hauteur de chute nécessaire.

©Tidal Lagoon Power

En 2015 la société britannique Tidal Lagoon Power a obtenu les autorisations nécessaires à la construction d’un premier lagon marémoteur d’une puissance installée de 320 MW dans la baie de Swansea au Pays de Galles. Si les changements de politique britannique liés au Brexit ont mis halte à ce projet, en mettant la priorité sur les énergies nucléaires et éoliennes, un rapport(2)préparé pour l’État par l’ancien ministre de l’Énergie, Charles Hendry, a recommandé une politique ambitieuse pour le développement de l’énergie marémotrice au Royaume Uni comme un « partie rentable du mix énergétique britannique ». Aujourd’hui d’autres initiatives de développement de lagons marémoteurs se poursuivent au Royaume-Uni : à Swansea elle-même mais aussi dans le nord du Pays de Galles, dans les estuaires du Dee, du Mersey et du Severn, et dans la baie de Morecambe.

Des technologies éprouvées

Les points forts de l’énergie marémotrice sont indéniablement la quasi-parfaite prédictibilité de la production due à la prévisibilité des marées, ainsi que la très longue durée de vie des équipements et des aménagements qui se mesure en décennies, pour un coût de revient très faible. En raison de sa prédictibilité, l’énergie marémotrice est plus comparable à l’électricité d’origine nucléaire qu’à l’électricité produite par un champ éolien ou photovoltaïque. Par ailleurs, en combinant plusieurs centrales, connaissant des marées décalées, sur un même réseau interconnecté, c’est effectivement une production « en base » que l’on peut reconstituer.

Les technologies nécessaires en matière de turbines et de générateurs sont éprouvées, avec des retours d’expérience conséquents tirés du fonctionnement des centrales marémotrices exploitées de longue date, ainsi que de la performance des turbines bulbe basse chute dont des centaines d’unités ont été déployées partout dans le monde dans des ouvrages hydrauliques au fil de l’eau. Les techniques de construction des ouvrages en mer sont également maîtrisées avec un savoir-faire en ingénierie et des chaînes de valeur mobilisables en France et dans le nord-ouest de l’Europe.

Sur le plan économique, la longue durée de vie des installations qui permettrait de lisser les coûts du capital initiaux, ainsi que les faibles coûts d’opération, peu sensibles par ailleurs aux fluctuations externes, laissent envisager un prix moyen de revient de l’électricité produite qui serait très compétitif, autour de 70 €/MWh. La longévité des structures écarte d’office les enjeux de démantèlement qui se posent pour d’autres technologies, tout comme ceux liés à la gestion des déchets, quasi absents dans le schéma de fonctionnement d’un aménagement marémoteur.

Des synergies possibles avec d’autres énergies renouvelables

Le cycle de production d’électricité d’une centrale marémotrice consiste en des phases de turbinage, au flux et au reflux de la marée, alternées par des courtes périodes d’attente afin de rétablir la hauteur de chute nécessaire entre l’intérieur et l’extérieur du bassin. Ce cycle peut être optimisé en termes de rendement et de rentabilité en utilisant les turbines pour pomper de l’eau à la fin de chaque phase de remplissage et de vidange du bassin afin de maximiser la hauteur de chute et prolonger la durée de la production d’électricité. 

L’électricité consommée en mode pompage est plus que compensée par la production supplémentaire permise. Le gain net de production pourrait ainsi être supérieur à 10% par rapport au mode de fonctionnement sans pompage. L’avantage du fonctionnement des turbines en mode pompage est non seulement économique mais également environnemental car il permet de rétablir les niveaux naturels de la marée au sein du bassin, préservant ainsi les écosystèmes de l’estran.

Un deuxième vecteur d’optimisation économique d’un lagon marémoteur consiste à moduler la production en fonction des besoins du système électrique en temps réel, à la manière d’une STEP (station de transfert d’énergie par pompage). Ainsi la production d’électricité pourrait être déplacée en avançant ou en retardant le moment de démarrage des phases de turbinage selon l’évolution du prix spot sur les marchés infra-journaliers ou Day Ahead (J-1).

Une étude de l'Imperial College of London(3) a estimé des gains de revenus annuels de plus de 30% pour un parc de lagons dont le fonctionnement est modulé en fonction des signaux de prix émanant du marché Day Ahead de l’électricité. Ce mode de fonctionnement flexible permet aux lagons marémoteurs de fournir différents types de services au système électrique – soit la production en base en jouant sur le décalage des marées entre des sites situés sur différentes façades maritimes, soit le stockage et la décharge d’électricité en fonction des fluctuations de la demande en temps presque réel.

Enfin, un troisième vecteur d’optimisation économique concerne la recherche de synergies avec d’autres énergies renouvelables qui pourraient être implantées dans les différentes structures composant le lagon marémoteur. Des panneaux photovoltaïques pourraient être installés sur le toit des centrales marémotrices dont la superficie serait de l’ordre d’un hectare, des panneaux photovoltaïques flottants pourraient être déployés dans les eaux moins agités du bassin, et les courants et la houle générés par l’activation des turbines pourraient être exploités par des turbines de type hydroliennes, voire houlomotrices.

Une production potentielle de 25 TWh par an en France

La France présente un important potentiel de développement de lagons marémoteurs dans les deux régions dotées de fortes amplitudes de marées (marnage moyen supérieur à 6 mètres) et des eaux peu profondes, à savoir la côte ouest du Cotentin en Normandie et la Côte d’Albâtre et la Côte d’Opale dans les Hauts-de-France. Des études menées par la société britannique Tidal Lagoon Power ont identifié une capacité potentielle d’environ 15 GW sur ces deux façades représentant une production annuelle de 25 TW/h, soit 5% de la consommation d’électricité dans l’hexagone, ou l’équivalent de la production de deux réacteurs nucléaires de type EPR. Ce calcul a été établi à partir d’une modélisation de la production énergétique de cinq lagons d’une superficie d’environ 100 km2 chacun, situés entre les estuaires qui ponctuent le littoral des deux régions cibles.

Pour réussir leur implantation, l’appropriation des projets par toutes les populations dans les territoires concernés sera nécessaire. Ceci obligera les porteurs de projets à des interactions étendues et de haute qualité pendant les phases de définition, de développement et de réalisation des projets. Il faudrait impliquer toutes les parties prenantes dans la démarche de conception du projet dès le début, bien en amont du débat public, dans un véritable esprit de co-construction d’un projet de territoire par toutes les populations concernées. L’objectif serait de développer une vision partagée sur les bénéfices sociaux, économiques et environnementaux attendus de l’ouvrage, notamment pour les différents usages terrestres et maritimes qui pourraient y être développés.

À cet effet, les lagons marémoteurs représentent un réel vecteur de développement économique pour les territoires d’implantation. Pour la pêche et la conchyliculture, les lagons marémoteurs peuvent favoriser le développement de nouvelles activités à condition de ne pas impacter les zones de pêche et d’élevages existantes, ni l’accès à ces zones. La possibilité de développer de l’aquaculture et de l’algoculture dans le bassin marémoteur, et d’expérimenter de nouvelles méthodes d’élevage conchylicole, notamment la culture en eaux plus profondes, pourraient apporter de nouvelles débouchées pour l’industrie.  

Une rôle dans l’adaptation au changement climatique

Le développement d’autres activités économiques autour du tourisme et des loisirs pourrait faire partie de la vision développée par les populations pour « leur » lagon. Des bases nautiques aménagées dans le lagon pour favoriser la pratique de la plaisance ou d’autres sports nautiques, la création des zones pour la baignade, ou l’adaptation des digues pour permettre des promenades à pied ou à vélo sont autant d’activités qui pourraient être intégrées dans la conception des éléments du lagon marémoteur.

En même temps les projets marémoteurs présentent une véritable opportunité d’ingénierie écologique, pour la restauration de la biodiversité et la préservation des écosystèmes en permettant la mise en place d’initiatives visant la conservation et le développement des ressources intertidales associées aux lagons, la restauration et la création de zones humides, et le développement d’habitats pour les oiseaux et les animaux marins, comme des récifs artificiels, des mares d’estran ou des nichoirs pour les oiseaux côtiers.

Enfin, construits pour dépasser les plus hautes marées astronomiques d’un minimum de 3 mètres, ils peuvent jouer un rôle important dans l’adaptation des territoires au changement climatique en protégeant les populations et les infrastructures des aléas climatiques (tempêtes, vagues et houle exceptionnelles, grandes marées…), de l’érosion du trait de côte, et des risques liés à la montée du niveau de la mer.

Le développement d’un programme de construction de lagons marémoteurs, dont la durée de chaque chantier est évaluée à environ cinq ans, pourrait apporter, dès 2035, une contribution importante à la décarbonation du mix énergétique français en proposant une production prédictible et pilotable pour fournir de l’électricité de base et des services de stockage pour le système électrique, avec à la clé des retombées conséquentes pour les territoires d’implantation. 

Pour accompagner ce programme, les documents de planification et notamment la programmation pluriannuelle de l’énergie, doivent inscrire de vraies ambitions en matière de déploiement de l’énergie marémotrice en France, identifier et sécuriser les emprises, et dresser un cadre législatif et réglementaire favorable à son développement. Ceci est essentiel pour donner la visibilité nécessaire aux investisseurs privés et aux décideurs publics qui seraient prêts à soutenir le développement de l’énergie marémotrice.

Sources / Notes

  1. Société Hydrotechnique de France, « Un nouveau regard sur l’énergie des marées », Livre blanc de la société hydrotechnique de France, 2019.
  2. C. Hendry, The Role of Tidal Lagoons, hendryreview.wordpress.com, 2016
  3. A. Mackie, A. Angeloudis, F. Harcourt, E. Pigott, Income optimisation of a fleet of tidal lagoons, Proceedings of the 13th European Wave and Energy Tidal Conference 1-6 Sept 2019, Naples, Italy, pp 1319-1 – 1319-10

La rédaction remercie Bernard Tardieu d'avoir attiré notre attention sur ce sujet et de son soutien actif sur tous les sujets relatifs à l'hydroélectricité.

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