Professeur à l’Université Paris Nanterre
Responsable du programme Prix du CO2 et Innovation bas carbone à la Chaire Économie du Climat
Le 1er février 2021 a été lancée la phase opérationnelle du « marché carbone » chinois à périmètre national. Programmé dès décembre 2017 par la National Development and Reform Commission (NDRC), mais placé aujourd’hui sous la responsabilité du nouveau Ministry of Ecology and Environment de la République Populaire de Chine, ce marché d’envergure nationale prend le relais des sept projets pilotes locaux (municipalités de Pékin, Shanghai, Chongqing, Tianjin, Shenzhen, provinces du Hubei et du Guangdong) lancés en 2013, auxquels se sont ajoutés deux autres en 2016 (provinces du Sichuan et du Fujian).
Cette démarche pragmatique d’apprentissage par des projets pilotes, et d’identification par l’expérience de « ce qui marche », semble à première vue dans la lignée de la fameuse maxime de Deng Xiaoping : « Peu importe qu'un chat soit noir ou blanc, s'il attrape la souris, c'est un bon chat ».
Le système d’échange de quotas d’émissions (ou Emission Trading System – ETS – en anglais) mis en place par la Chine lui donne-t-il les moyens d’atteindre son double objectif, celui d’atteindre le pic de ses émissions de dioxyde de carbone en 2030, et celui de neutralité carbone à l’horizon 2060 que le président Xi Jinping a annoncé devant l’assemblée générale de Nations Unies le 22 septembre 2020 ?
Les propositions diffusées initialement à la suite des accords de Paris en 2015 suggéraient un système ambitieux à plusieurs étapes(1). Une première étape devait couvrir les plus grandes entreprises émettrices de gaz à effet serre dans huit des secteurs les plus énergivores : électricité, pétrole, métaux ferreux, métaux non ferreux, produits minéraux non métalliques (ciment), chimie, papier et aviation. Au sein de ces secteurs, toutes les entreprises émettant plus de 26 000 tonnes équivalent CO2 devaient d’emblée être concernées, soit un total d’émissions correspondant à près de la moitié des émissions nationales chinoises. Une deuxième phase, couvrant encore plus de secteurs, devait démarrer dès 2020.
Pourtant, le plan annoncé en décembre 2017 par la NDRC ne concernait plus que le secteur électrique, arguant d’un manque de données fiables pour retarder l’intégration des autres secteurs. Encore le plan de 2017 n’annonçait-il pas de date officielle pour le démarrage opérationnel de cet ETS national. Ce dernier est finalement survenu en février 2021.
Au-delà de ce que ce révèlent ces retards et ces relâchements, en comparaison des ambitions initiales, quant aux difficultés pratiques ou politiques de mise en œuvre, cet ETS chinois national présente des spécificités qui ne sont pas sans soulever quelques interrogations quant à son efficacité.
Le secteur électrique chinois, encore largement dépendant du charbon, représente à lui seul environ 40% des émissions d’équivalent CO2 de la Chine. Ce sont ainsi dans les 2 225 sites qui doivent être couverts, représentant environ 4 milliards de tonnes de gaz à effet de serre émis annuellement en moyenne (plus du double de l’ETS européen). S’il paraît donc naturel de le cibler prioritairement pour amorcer l’ETS national, le mode de fonctionnement et de régulation du secteur électrique chinois complique néanmoins substantiellement la donne. Se superposent à ces difficultés des choix en matière de « design » qui font du nouvel ETS national chinois un cas plutôt exotique dans le petit monde des marchés de quotas d’émissions.
Une régulation du secteur électrique peu propice à l’efficacité de l’ETS
Pour tout secteur industriel, un marché de quotas d’émissions est censé induire des baisses d’émissions par deux canaux. Le premier est l’effet direct de baisse des émissions du côté de l’offre, où les entreprises sont soumises à l’ETS. En la matière, l’atout d’un marché de quotas échangeables est d’atteindre un objectif de réduction global à moindre coût en permettant aux entreprises pour lesquelles les baisses d’émissions induisent le moins de pertes financières « d’abattre » davantage leurs émissions pour revendre l’excès de quotas dégagé aux entreprises pour lesquelles il est en revanche financièrement très pénalisant de procéder à ces réductions.
Dans le cas du secteur électrique, un même objectif de réduction des émissions se fera au prix d’une plus faible baisse de la production électrique si cette réduction est effectuée par une centrale à charbon fortement émettrice de CO2 plutôt qu’une centrale à gaz réputée émettre moins par unité de production. Ce sont ces ajustements dans la répartition de la production électrique, voire les changements induits dans le « merit order », qui permettent d’atteindre à moindre coût l’objectif de baisse globale des émissions au sein du secteur.
La flexibilité limitée dans l’allocation de la production électrique obère l’efficacité économique de l’ETS.
Mais cela suppose que la répartition de la production électrique se fasse, via un marché de gros, en fonction des coûts variables de production. Or, le secteur électrique chinois est encore loin de fonctionner selon ce principe. À partir des années 1980, dans le but de favoriser les investissements dans la production électrique et d’accompagner le développement industriel de l’économie chinoise, un système garantissant un nombre d’heures d’appel égalitaire entre centrales, avec rémunération selon des prix administrés, a été mis en place. S’il a assuré une grande visibilité sur la rentabilité des investissements, ce système a en revanche peu favorisé l’efficacité des systèmes de production.
À partir des années 2000, même la production électrique éolienne y a été soumise, induisant parfois que les éoliennes produisent sans pouvoir mettre sur le réseau leur électricité. Confronté aux limites du système, le pouvoir central tente de progressivement le réformer. Mais même la dernière réforme de 2015 n’a pas débouché sur une flexibilité de la répartition de la production suffisante pour garantir l’efficacité économique de l’ETS. Environ un tiers de la production électrique ne répond plus à ce système administré, pour autant ce tiers n’assure pas non plus une grande flexibilité. En effet, il correspond pour l’essentiel à des contrats de fourniture à long terme entre des producteurs d’électricité et le gestionnaire du réseau ou de gros clients industriels(2). La flexibilité limitée dans l’allocation de la production électrique obère donc l’efficacité économique de l’ETS.
Le second canal par lequel un ETS est supposé baisser les émissions est celui des baisses induites du côté de la demande. En renchérissant l’électricité, il incite les consommateurs à rechercher des économies d’énergie ou à se tourner vers des substituts à l’électricité, idéalement bas carbone. Il s’agit donc de baisses d’émissions, cette fois indirectes, dont la réalisation dépend étroitement de la façon dont les surcoûts liés à l’ETS peuvent être répercutés sur les prix en aval du secteur électrique. Or, là aussi, le cadre institutionnel chinois est plutôt inhibant. Une grande majorité des consommateurs d’électricité, y compris industriels, bénéficie de tarifs administrés ou de tarifs fixés dans des contrats à long terme. C’est du reste ce qui avait conduit à la mise en place dans certains des ETS pilotes d’un mécanisme assez surprenant de double comptage des émissions(3) : en plus de l’obligation faite aux producteurs d’électricité de restituer des quotas en fonction des émissions dues à leur production, certains gros consommateurs devaient également restituer des quotas en fonction des émissions dues à leur consommation d’électricité.
Un mode d’allocation atypique aux effets critiquables
L’une des raisons d’être du système relativement rigide d’allocation de la production d’électricité était d’accompagner la hausse de la demande d’électricité par des investissements dont la rentabilité était relativement garantie. L’idée de ne pas brider la croissance économique reste très prégnante dans le design du nouvel ETS chinois. Ainsi, alors qu’avait été initialement envisagé un mode d’allocation gratuite des quotas sur la base des émissions historiques, comme dans l’ETS de l’Union européenne (mode d’allocation connu sous le vocable de « grandfathering »), c’est un mode tout à fait différent qui a été retenu. Celui-ci se définit par deux caractéristiques clés.
La première de ces caractéristiques est la définition de niveaux de référence (inférieurs à la moyenne des sites concernés mais supérieurs aux meilleurs d’entre eux) pour l’intensité carbone de différentes catégories de centrales électriques. Chaque centrale se voit allouer gratuitement une quantité de quotas correspondant au produit de cette intensité carbone par sa production. Les plus vertueuses reçoivent ainsi relativement plus de quotas que nécessaire et inversement pour les moins vertueuses, un peu selon un mode de bonus-malus. Une telle allocation est moins pénalisante pour les producteurs les plus efficaces en termes d’émissions que le grandfathering qui leur allouerait moins, sous l’argument qu’ils font déjà mieux.
La seconde caractéristique est qu’une fraction des quotas est allouée ex ante sur la base de la production de l’année précédente, mais le solde est alloué ex post sur la base de la production réalisée. C’est surtout ce mode d’allocation, appelé Tradable Performance Standards, qui fait débat. Il rend le niveau d’émissions final endogène, dépendant des décisions de production. Cela présente l’avantage d’adapter la quantité de quotas à la conjoncture et donc de limiter les fluctuations du prix des quotas, donnant en cela de la visibilité sur la rentabilité des investissements bas carbone des électriciens. Toutefois, il a été montré qu’un tel mode d’allocation introduit un écart entre le coût marginal d’abattement des émissions et le prix des quotas, rompant la capacité de l’ETS à atteindre l’objectif global d’émissions à moindre coût(4).
Le recours à des intensités carbone de référence différentes selon le mode de production pourrait même conduire à ce que les échanges de quotas se traduisent par des transferts financiers des moins pollueurs aux plus pollueurs(5). De même, ce mode d’allocation amoindrit le degré de répercussion du coût environnemental des émissions sur le prix de l’électricité, donc le signal prix favorisant la recherche des économies d’énergie du côté de la demande. De ce fait, il risque de contrecarrer certains des effets pro-environnementaux d’une plus grande libéralisation du marché électrique. Enfin et surtout, il rend très incertain le niveau d’émissions qui sera finalement atteint grâce à l’ETS.
Un ETS favorable aux investissements bas carbone ?
Les spécificités institutionnelles du marché électrique chinois et le choix de Tradable Performance Standards comme mode d’allocation des quotas laissent donc planer des doutes importants, d’une part sur la facilité de l’ETS national chinois à atteindre des objectifs absolus d’émissions d’équivalent CO2 à ne pas dépasser, d’autre part sur sa capacité à induire ces baisses d’émissions à moindre coût.
Cependant, dans le même esprit que la régulation du marché électrique chinois, en offrant une certaine stabilité du prix des quotas, le design de l’ETS chinois pourrait apporter une visibilité quant à la rentabilité à long terme des investissements bas carbone des électriciens. C’est cette visibilité qui a longtemps fait défaut, et fait peut être encore défaut en dépit de la Market Stability Reserve, à l’ETS européen(6).
Une récente enquête du China Carbon Forum auprès de représentants des parties prenantes montre que ceux-ci s’attendent à un prix de démarrage de l’ETS chinois(7) compris dans une fourchette de 34 à 80 Yuans (4,35 à 10,23 €) la tonne d’eqCO2 quand le prix sur l’ETS européen avoisine les 38 € en tout début mars 2021. Ces mêmes parties prenantes envisagent une croissance régulière permettant d’atteindre la fourchette de 82 à 172 Yuans (10,49 à 22 €) la tonne d’eqCO2 à l’horizon 2030(7). C’est peut être grâce essentiellement à cette visibilité qu’au final le chat attrapera la souris.
Sources / Notes
- Cao, J., Ho, M.S., Jorgenson, D.W. et C. P. Nielsen, 2019. “China’s emissions trading system and an ETS-carbon tax hybrid”, Energy Economics, Vol. 81, pages 741-753.
- Alva, C. A. H. et Li, X., 2018. “Power sector reform in China. An international perspective”, International Energy Agency, Insights Series 2018.
- Teng, F., Wang, X. et L. Zhiqiang, 2014. “Introducing the emissions trading system to China’s electricity sector : Challenges and opportunities”, Energy Policy, Vol. 75, pages 39-45.
- Goulder, L. H. et R. D. Morgenstern, 2018. “China's rate-based approach to reducing CO2 emissions: attractions, limitations, and alternatives”, AEA Papers and Proceedings, May 2018, Vol. 108, pages 458-462.
- Cassisa, C. et D. Fischer, 2020. “China’s emissions trading. Designing efficient allowance allocation”, International Energy Agency Report.
- Perino, G. Pahle, M., Pause, F., Quemin, S. Scheuing, H. et M. Willner, 2021. “EU ETS stability mechanism needs new design”, Policy Brief n°2021-1, Climate Economics Chair.
- L’ouverture des échanges en ligne est annoncée pour juin 2021.
- Slater, H., De Boer, D., Qian, G., Shu, W., 2020. “2020 China Carbon Pricing Survey”, China Carbon Forum, Beijing.