Christian de Perthuis est professeur d’économie, fondateur de la chaire Économie du climat, Université Paris-Dauphine – PSL
Côme Billard est doctorant en économie de l’environnement, chaire Économie du climat, Université Paris-Dauphine – PSL
Lutter contre le réchauffement climatique nécessite de « décarboner » rapidement notre système énergétique en renonçant aux sources fossiles.
L’agriculture peut contribuer à cette transition en accroissant notre approvisionnement en énergies décarbonées. Mais toutes les stratégies ne sont pas gagnantes et il faut privilégier celles qui s’inscrivent dans une approche globale des systèmes de production agricoles.
Une telle approche relativise l’intérêt des biocarburants de première génération pour mettre en lumière les potentiels du biogaz agricole et l’intérêt des pratiques agroforestières, comme la régénérescence des haies.
Limites des biocarburants de première génération
L’utilisation de la ressource agricole pour des usages énergétiques n’est pas une nouveauté. En 1950, l’avoine occupait plus du quart des surfaces céréalières françaises, un espace bien supérieur à celui dédié aujourd’hui aux biocarburants. Les agriculteurs réservaient ces sols pour nourrir leurs animaux de trait, de loin la première source d’énergie utilisée pour les travaux agricoles. Ce mode d’occupation du sol a ensuite rapidement décliné avec la diffusion de la motorisation.
Produire de l’énergie à partir de blé, de colza ou de betterave devint un cheval de bataille du monde agricole...
L’intérêt du débouché énergétique est réapparu au sein du monde agricole dans les années 1980, au lendemain des deux chocs pétroliers qui ont marqué la fin de l’énergie fossile bon marché. Produire de l’énergie à partir de blé, de colza ou de betterave devint un cheval de bataille du monde agricole qui se heurta dans les premiers temps à l’opposition jointe des pétroliers et du ministère des Finances.
Dans les années 2000, la prise en compte des questions climatiques redistribua les cartes, deux directives européennes encourageant fortement les biocarburants. Ce revirement a permis de créer de nouvelles filières agro-industrielles et d’incorporer un peu moins de 10 % de produits agricoles dans nos carburants : principalement le colza dans le diesel et le blé et la betterave sucrière dans l’essence. Cela a permis de réduire d’autant les émissions de CO₂ du secteur des transports.
Le coût budgétaire de ces politiques est cependant élevé et le bilan en termes de réduction d’émission de gaz à effet de serre est mitigé quand on tient compte du cycle de vie des produits : le fonctionnement des bioraffineries est en effet gourmand en énergie. À l’amont des bioraffineries, les pratiques culturales, le transport et le stockage de la matière première génèrent également des émissions qu’il faut retrancher du bilan.
Et d’autres effets indirects pervers peuvent apparaître si l’essor du nouveau débouché énergétique entraîne des importations depuis des zones de déforestation tropicale, comme celles d’huile de palme en provenance d’Indonésie et de Malaisie pour la production de biodiesel.
Ce bilan mitigé en termes d’émissions, ajouté au risque de concurrence sur l’offre alimentaire, a conduit à une révision à la baisse des objectifs d’incorporation au profit des biocarburants de seconde génération basés sur la transformation de la seule matière ligneuse comme le bois, les pailles ou les résidus de culture.
L’avenir de telles filières reste subordonné à la baisse des coûts des procédés industriels de transformation.
Le potentiel du biogaz agricole
L’utilisation de méthaniseurs pour produire du gaz par fermentation à partir de végétaux ou de déjections des animaux d’élevage est aujourd’hui une technique maîtrisée. À la sortie du méthaniseur, le biogaz peut être autoconsommé par l’exploitant agricole ou valorisé en chaleur, électricité ou biométhane pouvant servir de carburant.
Le démarrage du biogaz d’origine agricole a été bien plus lent en France que dans d’autres pays : fin 2017, on comptait 291 méthaniseurs agricoles en activité répartis sur le territoire (voir la carte ci-dessous).
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C’est sensiblement le même nombre qu’en Suède, dont la surface agricole est dix fois moindre que celle de la France, mais loin derrière l’Allemagne où on en compte plus de 9 000 ! Ce retard a résulté de nombreux obstacles réglementaires ou administratifs et de la résistance des opérateurs historiques traitant le gaz d’origine fossile. Ces verrous sont en train de sauter et le biogaz agricole de monter en régime.
Un dispositif assez complexe de soutien reposant sur des tarifs garantis de rachat a été mis en place en 2011. Très incitatif pour les producteurs, ce dispositif devra évoluer avec la montée en régime de la taxe carbone nationale et le relèvement attendu du prix des quotas sur le marché européen du carbone. La tarification du carbone renchérit le gaz naturel et le fioul domestique et réduit d’autant les besoins de soutien du biogaz.
Des effets bénéfiques sur les systèmes de production agricoles
La diversification vers le biogaz présente en premier lieu un intérêt économique pour les producteurs agricoles. En zone d’élevage intensif, la conduite d’un méthaniseur peut fournir jusqu’à la moitié des recettes de l’exploitation. Elle nécessite cependant un investissement de départ conséquent et du personnel pour surveiller la méthanisation. Peu d’exploitations sont en mesure de financer par eux-mêmes ces dépenses, d’où l’intérêt des regroupements qui facilitent l’implantation en réseau des méthaniseurs et l’optimisation des flux de matières.
Sous l’angle environnemental, la méthanisation agricole peut avoir des effets très bénéfiques. Elle facilite le traitement des déjections animales en réduisant les émissions de méthane qui y sont associées ; elle fournit d’autre part un résidu, le digestat, qui constitue un engrais organique plus facile d’utilisation que l’épandage de lisier ou de fumier.
L’optimisation du rendement des méthaniseurs requiert un apport minimal de matières végétales qui peut être fourni par des cultures intercalaires qui assurent le maintien du couvert végétal après les récoltes et accroissent la capacité de stockage de carbone des sols.
Du fait de ces bénéfices environnementaux, le bilan du biogaz agricole s’améliore lorsqu’on considère l’ensemble du cycle de vie, à l’inverse de celui des biocarburants de première génération. C’est ce qui en fait une énergie bas carbone prometteuse pour les agriculteurs et les éleveurs.
Le volet énergétique de l’agroforesterie
Plus d’un million de km de haies ont été arrachés au XXe siècle. La destruction de ce capital écologique a été maximale entre 1950 et 1980, du fait des politiques de remembrement et de retournement des prairies. Le recul s’est depuis fortement ralenti et les volets environnementaux des politiques agricoles cherchent désormais à protéger les quelque 560 000 km qui ont survécu.
Régénérer des haies est un élément clef de la reconquête de la biodiversité agricole. Mais pour y parvenir, les aides à l’investissement et les conditions agro-environnementales transitant par la politique agricole commune ne suffisent pas. Il faut intégrer la gestion des haies dans les systèmes bas carbone de demain et s’assurer de nouveaux débouchés. Les modèles économiques pour y parvenir sont encore à l’état de prototypes.
Une haie bien exploitée peut produire jusqu’à 5 à 6 tonnes de bois par kilomètre et par an.
Sous l’angle énergétique, une haie bien exploitée peut produire jusqu’à 5 à 6 tonnes de bois par kilomètre et par an. Une bonne valorisation énergétique de ces bois de bocage permet de fournir un revenu d’appoint mais pas de rentabiliser les investissements requis.
D’où l’intérêt des expérimentations pilote comme celle du Carbocage dans le Grand Ouest. Ce projet vise à valoriser l’ensemble des bénéfices – énergétique et environnementaux – résultant de la reconstitution des haies.
La régénérescence des haies n’est qu’un volet du potentiel de l’agroforesterie, qui, bien conduite, permet de fournir une énergie neutre en carbone tout en améliorant la capacité de renouvellement des écosystèmes.
Son réel potentiel est encore difficile à évaluer car l’atomisation des producteurs complique l’accès au marché et exige une organisation mutualisée de la collecte et une approche proactive des clients reposant sur la traçabilité des produits. À moyen terme, la baisse des coûts de production des biocarburants de seconde génération pourrait créer un appel d’air bienvenu pour élargir les débouchés énergétiques de l’agroforesterie.
Biogaz et pratiques agroforestières sont autant de voies prometteuses où l’agriculture peut contribuer à la transition bas carbone grâce à une exploitation du potentiel énergétique de la biomasse. Ce faisant, elle permet de substituer au carbone fossilisé une source s’inscrivant dans le cycle court du carbone vivant, confirmant le rôle majeur du secteur agricole dans la transition vers une économie bas carbone.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.