L’accord constitue un enjeu politique pour Rohani qui aurait, en cas de succès, davantage de marge de manœuvre pour lancer des réformes en matière d’ouverture politique.
Le 24 novembre, l'Iran et le groupe des « 5+1 » (les 5 membres permanents du Conseil de sécurité, c’est-à-dire la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie + l’Allemagne) ne sont pas parvenus à trouver un accord complet sur le programme nucléaire de Téhéran. Ils ont conclu de poursuivre leurs négociations jusqu'au 30 juin 2015.
Nous avons interrogé sur ce sujet le spécialiste de l’Iran Thierry Coville, chercheur associé à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) et professeur à Novancia.
1) Quelles ont été les raisons et les grandes étapes des négociations autour du nucléaire iranien?
Avant 2002, les États-Unis et de la France avaient déjà des soupçons au sujet du programme nucléaire de l’Iran. En 2002, un groupe d’opposition(1) à la république islamique d’Iran révèle que l’Iran a une usine d’enrichissement d’uranium à Natanz qui est cachée à l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA).
Un dialogue de sourds commence alors. Les Occidentaux soupçonnent l’Iran de vouloir enrichir l’uranium jusqu’à un niveau permettant de construire une arme atomique. En tant que signataire du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), l’Iran considère pour sa part être en droit d’enrichir de l’uranium pour produire de l’électricité dans le cadre d’un programme nucléaire civil.
Lorsque les Etats-Unis interviennent en Irak en 2003, tout le monde s’attend à ce qu’ils attaquent ensuite l’Iran. Dans ce contexte, les ministres des Affaires étrangères français, allemand et anglais(2) se rendent en Iran et obtiennent de Téhéran un arrêt des activités d’enrichissement d’uranium. L’Iran doit obtenir certains avantages économiques en contrepartie, notamment l’adhésion à l’OMC ou la levée des sanctions empêchant le pays d’acheter des avions. Les États-Unis refusent de faire des gestes dans ce sens. Dans ces conditions, l’Iran décide de recommencer l’enrichissement d’uranium.
Avec l’élection de 2005 débute une période de plus fortes tensions, renforcées par les provocations d’Ahmadinejad qui ne veut pas négocier. L’Iran commence à enrichir son uranium jusqu’à un niveau de 20%, ce qui inquiète les Occidentaux(3). Les États-Unis obtiennent que le dossier de l’Iran soit alors transféré de l’AIEA aux Nations Unies. A partir de 2006, des sanctions y sont votées contre l’Iran. Le pays entre en crise économique en 2012 et la situation devient très tendue.
En août 2013, Hassan Rohani est élu président de l’Iran et change de stratégie par rapport à Ahmadinejad : il met la priorité sur le règlement de la question nucléaire par la négociation pour obtenir une levée des sanctions économiques. C’est même le point essentiel de sa campagne.
En novembre 2013 est conclu l’accord de Genève entre l’Iran et les « 5+1 » : c’est le « plan commun d’actions » qui vise à obtenir un règlement définitif de la crise du nucléaire iranien. Pour rétablir la confiance, l’Iran accepte d’arrêter d’enrichir l’uranium à un niveau supérieur à 5% et un certain nombre de sanctions sont levées. Le processus de négociations se met en place à partir de février, avec deux phases de négociations : de février à juillet puis de juillet au 24 novembre 2014, soit un an après l’accord de Genève.
2) Comment analysez-vous la prolongation des négociations actée le 24 novembre ?
C’est une déception et un échec car beaucoup de gens attendaient un accord, notamment en Iran. Obama et Rohani ont également engagé beaucoup de capital politique sur cet accord.
D’un autre côté, il a été dit à la fois par John Kerry(4) et Rohani que les positions se sont rapprochées bien qu’ils ne soient pas encore parvenus à un accord final. Il leur faut encore un peu de temps, ce qui explique la prolongation de 7 mois. Ce serait stupide d’arrêter maintenant. Il devrait y avoir un accord politique en mars, ce qui laisserait 3 mois pour mettre au point les détails techniques d’un accord définitif.
L’Iran va continuer à bénéficier de la levée de certaines sanctions : le pays peut notamment rapatrier chaque mois 800 à 900 millions de dollars d’avoirs bloqués à l’étranger et ils limitent de leur côté l’enrichissement d’uranium à un taux de 5%.
Aux Etats-Unis, Obama craint que les républicains, qui veulent le faire échouer, votent des sanctions supplémentaires, ce qui rendrait caduc le processus de négociations en cours depuis novembre 2013. La seule manière de régler cette crise, c’est la négociation. Il n’y a pas d’alternative.
Côté iranien, des opposants considèrent qu’il est inutile de négocier avec les Américains qui cherchent à affaiblir Téhéran. Le Guide suprême a un rôle clé dans le pays. Il a validé la stratégie de négociation et Rohani est a priori protégé. Je le vois mal remettre en cause la stratégie de négociation car il n’y a pas vraiment de stratégie alternative non plus en Iran.
3) Quels sont les points bloquants dans ces négociations ?
Dans l’accord final, deux points bloquent :
- le nombre de centrifugeuses que l’Iran pourra avoir dans le futur (près de 9 000 aujourd’hui), deux logiques s’affrontant : les Occidentaux veulent limiter au maximum le nombre de centrifugeuses car ils craignent que l’Iran enrichisse l’uranium jusqu’à un niveau militaire. L’Iran dit pour sa part ne pas vouloir faire du nucléaire militaire mais avoir besoin d’uranium pour ses réacteurs civils et donc de davantage de centrifugeuses ;
- les sanctions : l’Iran demande que toutes les sanctions soient levées en cas d’accord. Pour les Occidentaux, l’idée est plutôt de maintenir les sanctions en place pour voir si l’Iran tient ses engagements. Et si c’est le cas, les lever finalement.
4) Quelles sont les sanctions qui pèsent aujourd’hui sur l’Iran ? Sont-elles réellement contraignantes ?
L’essentiel des sanctions sont maintenues, notamment l’embargo sur le pétrole iranien. La production pétrolière iranienne n’a pas bougé depuis fin 2011. En 2011, l’Iran produisait près de 3,6 millions de baril/jour, désormais seulement 2,7 mb/j. Sachant que près 1,5 mb/j sont destinés à la consommation intérieure, cela veut dire que les exportations ont été réduites de moitié : de 2 mb/j à 1 mb/j. Cela a été un choc important puisque les exportations pétrolières constituent 80% des exportations iraniennes et un peu plus de 50% de ses recettes budgétaires. Ils sont quand même arrivés à faire face, en rationnant notamment les importations et en augmentant légèrement les exportations non pétrolières.
S’ajoutent à cela les sanctions financières toujours en place, principalement américaines. N’importe quelle banque, qu’elle soit américaine ou pas comme BNP Paribas, peut tomber sous le coup des sanctions américaines en utilisant le dollar lors de transactions avec l’Iran. Au niveau européen, l’Iran a également été sorti en 2011 du système de paiement financier SWIFT qui est très utilisé.
Ces sanctions financières constituent le point le plus critique pour l’Iran car beaucoup d’entreprises iraniennes ne peuvent rien importer de l’extérieur et les usines sont arrêtées. Depuis l’élection de Rohani, l’économie tourne tant bien que mal et on attend une croissance de 3% à 4% en 2014. Penser que l’Iran va céder en raison des sanctions est un mauvais calcul.
5) Quelle est la stratégie de l’Iran ? Ses positions sont-elles soutenues par certains pays des « 5+1 » ?
On a vu ces derniers mois que les « 5+1 » avaient une position commune, concertée. Il n’y a pas eu de dissension. Mais historiquement, la Chine et surtout la Russie ont plus un rôle de partenariat avec l’Iran. Ces deux pays ont quand même voté les sanctions de l’ONU contre l’Iran demandant l’arrêt de l’enrichissement. Ils ont donc reconnu qu’il y avait un problème. Je pense que la Russie et la Chine sont contre l’idée que l’Iran ait la bombe atomique.
La Russie a déjà construit un réacteur nucléaire à Bouchehr et vient d’avoir un contrat pour la construction de deux nouveaux réacteurs. Ce pays a donc une position d’intermédiaire et peut jouer le rôle de « go between » entre l’Iran et les Occidentaux.