Professeur émérite à l’Université de Montpellier
Fondateur du CREDEN
Auteur de l’ouvrage « Les prix de l’électricité. Marchés et régulation », Presses des Mines
Au moment du premier choc pétrolier, le nucléaire ne représentait que 8% de la production française d’électricité, contre 76% aujourd’hui. C’est dire que le pari fait par le Plan Messmer de mars 1974 a été un succès puisque cela permet à la France de bénéficier d’une électricité largement « décarbonée » et à un prix raisonnable. L’État a su, à ce moment-là, prendre les bonnes décisions. Mais le contexte a changé : l’ouverture des marchés électriques à la concurrence, les hésitations de l’État régulateur, la défaillance de l’État actionnaire et la crise économique ont profondément modifié le paysage et EDF, qui n’est plus en position de monopole, se trouve dans une situation difficile. Les contraintes financières du court-moyen terme ne doivent toutefois pas compromettre les enjeux industriels du long terme.
Un actionnaire défaillant
L’État est aujourd’hui propriétaire de 84,49% du capital d’EDF mais il n’a procédé à aucune recapitalisation de l’entreprise depuis 1981, se contentant d’engranger les dividendes. Certes il va accepter cette année de percevoir ses dividendes sous forme d’actions et non de cash et il procédera peut-être à une dotation en capital dans les prochains mois. Il était temps.
L’État, qui en 2001 a pris l’initiative de fusionner Framatome, le constructeur des réacteurs nucléaires, avec Cogema, le gestionnaire du cycle du combustible nucléaire, créant ainsi Areva, n’a pas pris la précaution de prévoir un « pacte de partenariat » entre EDF et le nouveau groupe et il a de ce fait introduit une concurrence fratricide entre ces deux entreprises dont il est le propriétaire.
Le rachat d’Areva NP (ex-Framatome) par EDF, du fait des difficultés financières d’Areva, va introduire un peu plus de cohérence dans l’organisation de la filière nucléaire française mais cela va coûter plus de 2 milliards d’euros à EDF et Areva, qui se recentre maintenant sur le cycle du combustible, n’a plus les moyens de participer au tour de table sur le projet d’EPR d’Hinkley Point au Royaume-Uni.
Des pouvoirs publics pas toujours cohérents
Favoriser le développement des énergies renouvelables intermittentes comme le solaire et l’éolien via des prix d’achat régulés parfois exorbitants et garantis sur longue période (15 à 20 ans) a donné lieu à de nombreuses controverses car cela a engendré des effets pervers sur le fonctionnement du marché de gros de l’électricité. Cette électricité renouvelable payée hors marché n’est pas sensible à l’évolution du prix du marché et elle a provoqué une surproduction à un moment où la demande d’électricité a plutôt tendance à stagner.
Du coup, les prix de l’électricité commercialisée à la sortie des centrales ont fortement chuté : moins de 30 euros/MWh en mars 2016 contre 60 à 70 euros/MWh en 2013, un prix sensiblement inférieur au niveau de l’ARENH (42 euros). Des prix négatifs ont même été observés parfois, ce qui soulève la question d’une nouvelle régulation du marché, sous forme d’un prix plancher par exemple (les prix de marché sont déjà « capés », donc pourquoi pas un prix plancher ?).
Cela n’empêche d’ailleurs pas les prix TTC payés par le consommateur final de s’accroître puisque le surcoût des renouvelables (différence entre le prix garanti et le prix du marché de gros financé via la CSPE) n’a cessé d’augmenter, ce surcoût s’ajoutant aux péages d’utilisation des réseaux et aux diverses taxes prélevées par l’État et les collectivités territoriales. Ce surcoût est de l’ordre de 5 milliards d’euros par an en France ; c’est moins qu’en Allemagne (23 milliards) mais le montant cumulé de cette CSPE sur la période 2014-2025 devrait atteindre 73 milliards d’euros selon la CRE.
L’État fragilise les finances d’EDF puisque les prix ne suivent plus les coûts.
A noter qu’EDF, qui achète cette électricité au prix garanti, n’a pas récupéré l’intégralité de la CSPE à laquelle l’entreprise a droit puisque l’État n’a pas toujours revalorisé les prix TTC au niveau qu’il aurait fallu si l’on avait intégré la totalité de la CSPE versée ; du coup l’État a une dette de plus de 4 milliards d’euros à l’égard de son entreprise. En refusant d’ajuster les TRV (tarifs réglementés de vente) payés par une grande proportion des clients d’EDF (hors ceux qui ont choisi ou été contraints de choisir un contrat dit en « offre de marché »), l’État fragilise les finances d’EDF puisque les prix ne suivent plus les coûts. L’entreprise voit ses recettes baisser à la fois au niveau du marché de gros et à celui du marché de détail.
En affichant dans la loi de transition énergétique votée en août 2015 que la part du nucléaire ne doit pas dépasser 50% de la production d’électricité en 2025, tout en plafonnant à 63,2 GW la puissance nucléaire installée, l’État crée de l’incertitude sur la fermeture ou non de 17 à 20 réacteurs et sur le devenir de la filière de retraitement du combustible (puisque ce sont les réacteurs « MOXés » qui seraient fermés en priorité). La logique est d’allonger de 20 ans (deux fois 10 ans si l’ASN l’autorise) la durée de fonctionnement des 58 réacteurs actuels, moyennant bien sûr des investissements de jouvence. C’est ce que préconisait d’ailleurs le « Rapport Energies 2050 » remis en février 2012 au gouvernement.
Le nucléaire semblant parfois jouer le rôle de « back-up » des renouvelables...
Certains pensent que si la demande d’électricité repart, du fait de nouveaux usages, le nucléaire pourrait ainsi représenter de l’ordre de 50% de la production d’électricité. D’autres pensent que l’on pourrait faire fonctionner les réacteurs à puissance réduite pour respecter ce seuil de 50%, ce qui accroîtrait mécaniquement le prix de revient du kWh nucléaire, puisque les coûts seraient récupérés sur un volume plus faible de kWh, et poserait sans doute des problèmes techniques. A noter que l’amplitude de la puissance nucléaire appelée sur le réseau est loin d’être négligeable aujourd’hui, le nucléaire semblant parfois jouer le rôle de « back-up » des renouvelables, comme le montrent les derniers chiffres publiés par RTE.
On observe une sorte de « loi de Gresham » de l’électricité, les renouvelables chassant le nucléaire à certaines heures tout comme « la mauvaise monnaie chassait la bonne » du temps du bimétallisme or-argent. Substituer des centrales à gaz à des centrales à charbon, comme c’est le cas aujourd’hui aux États-Unis, est une bonne chose pour lutter contre le réchauffement climatique ; remplacer des centrales à gaz par des centrales à charbon comme c’est le cas aujourd’hui en Allemagne est discutable sur le plan environnemental. Mais quand les renouvelables chassent le nucléaire, une énergie bas carbone remplace une énergie bas carbone et cela n’apporte rien sur le plan environnemental surtout si l’énergie évincée est moins chère que l’énergie prioritaire.
A noter qu’afficher une réduction de la part du nucléaire, c’est aussi envoyer un « mauvais signal » aux acheteurs étrangers potentiels qui vont hésiter à passer commande de réacteurs dans un pays où l’on souhaite les arrêter.
Une entreprise face à un « mur d’investissements »
L’entreprise EDF est aujourd’hui largement endettée (37,4 milliards d’euros) et il lui faut tout à la fois financer le « grand carénage » des 58 réacteurs (de 51 à 100 milliards d’euros selon que c’est EDF ou la Cour des Comptes qui s’exprime), accroître les provisions pour faire face au coût du stockage (le coût de Cigéo a été fixé à 25 milliards d’euros par le ministère du Développement durable début 2016 contre 16 milliards précédemment) et à celui du démantèlement, financer le rachat d’Areva NP (2,7 milliards d’euros) et programmer le financement des deux réacteurs britanniques d’Hinkley Point (18 milliards de livres sterling soit 23 milliards d’euros). Tout cela à un moment où le prix spot du kWh s’effondre et où EDF a perdu 30% de ses clients industriels.
La valeur en bourse du cours de l’action EDF a chuté de 69% entre 2005 et 2016.
Toutes les « utilities » européennes sont d’ailleurs dans la même situation financière et leur capitalisation boursière n’a cessé de chuter. La valeur en bourse du cours de l’action EDF a chuté de 69% entre 2005 et 2016, passant de 32 euros (cours d’introduction) à moins de 10 euros. Du coup le « gearing » de l’entreprise (rapport « dettes nettes sur fonds propres ») s’est fortement dégradé puisque la valeur boursière d’EDF ne dépasse pas 22 milliards d’euros aujourd’hui. Fort heureusement, du fait de son caractère largement public, EDF est à l’abri d’une OPA inamicale mais il lui faut envisager de se délester d’un certain nombre d’actifs, notamment à l’international.
La vente d’une partie du capital de sa filiale RTE est une solution envisagée, mais il ne faut pas perdre de vue que les réseaux sont aujourd’hui un actif précieux qui est une source pérenne de revenus pour la maison-mère. A noter qu’EDF n’est pas la seule entreprise publique dans cette situation : la valeur des participations cotées de l’État est passée de 123 milliards d’euros en 2006 à 58 milliards d’euros en 2016, soit une chute de 52%.
Signalons tout de même que tous ces investissements seront étalés dans le temps : 20 ans pour le grand carénage, plusieurs décennies pour le démantèlement, un siècle pour Cigéo. Au prix actuel du marché de gros, aucun investissement dans la production d’électricité n’est rentable en Europe et cela peut à terme engendrer un risque de défaillance, notamment aux heures de pointe, surtout si la demande repart.
Caler de façon systématique les tarifs réglementés sur le coût complet du kWh est une nécessité.
La mise en place en 2017 d’un marché de capacité permettra de mieux rémunérer la puissance et de limiter ce risque mais cela ne suffira pas : il faut revoir le mécanisme de soutien aux renouvelables et réfléchir à de nouvelles règles de fonctionnement sur le marché de gros. Caler de façon systématique les TRV sur le coût complet du kWh est également une nécessité et l’on peut compter sur l’aide de la CRE dans ce domaine puisque c’est elle qui est maintenant en charge de proposer le juste niveau du TRV. Encore faut-il que l’avis de la CRE soit entériné par le gouvernement.
Un enjeu industriel stratégique
Investir dans le nucléaire britannique est aujourd’hui un enjeu stratégique pour EDF comme pour la France. Le projet d’Hinkley Point sera financé par un mécanisme de « contrat pour différence » : le gouvernement britannique garantit un prix de 92,50 £ par MWh sur 35 ans (soit environ 115 euros/MWh) ce qui conduit à un taux de rentabilité interne de l’ordre de 10%. Le consortium constitué pour les deux tiers par EDF et pour un tiers par le chinois CGN (China General Nuclear) vendra l‘électricité au prix du marché de gros mais percevra une subvention publique correspondant à la différence entre le prix garanti et le prix du marché si ce prix de gros est inférieur à 92,50 £. Si le prix du marché est supérieur à ce seuil c’est le consortium qui versera la différence au gouvernement.
Cela ressemble au mécanisme du feed-in tariff tant décrié pour les renouvelables mais il existe une différence notable avec lui et qui fait l’intérêt du système : en cas de prix élevés sur le marché de gros, c’est le contribuable anglais qui sera gagnant. Ce système est donc potentiellement moins pervers que l’autre. C’est aussi une façon de reconnaître que les nouvelles centrales nucléaires du type EPR dont la durée de fonctionnement dépassera 60 ans ont besoin d’un cadre réglementaire stable pour récupérer leurs coûts fixes. Les Anglais ont compris que le marché seul ne peut pas donner une visibilité à long terme aux investisseurs et qu’un minimum de régulation publique est nécessaire. Sauf bien sûr à accepter une forte volatilité des prix de l’électricité sur le marché de gros avec un risque élevé de défaillance aux heures de pointe si les investissements nécessaires ne sont pas au rendez-vous.
L’État doit jouer son rôle d’actionnaire et adopte une position claire sur les enjeux à privilégier.
Mais l’enjeu essentiel n’est pas là : Hinkley Point c’est l’occasion de relancer le nucléaire en Europe à un moment où le gouvernement britannique privilégie l’électricité « décarbonée » (renouvelable et nucléaire) et de conforter le partenariat avec les électriciens chinois dans un contexte où 26 réacteurs nucléaires sont aujourd’hui en construction en Chine. La relance du nucléaire à l’échelle mondiale est une réalité (68 réacteurs sont en construction) et la France ne peut pas se permettre de délaisser un tel marché d’autant qu’elle aura elle aussi besoin d’investir demain dans de nouveaux réacteurs. Dans le cas contraire, ce sont les concurrents chinois, coréens, russes, américains voire japonais qui occuperont l’espace. Il y va de la sauvegarde d’un secteur industriel majeur pour l’économie française. Le choix du nucléaire s’inscrit en outre tout à fait dans la préoccupation de lutter contre le réchauffement climatique.
Il ne faut donc pas sacrifier le long terme industriel sur l’autel des préoccupations financières de court terme mais cela requiert que l’État joue son rôle d’actionnaire et adopte une position claire sur les enjeux à privilégier. De nouvelles régulations sont nécessaires pour privilégier les sources d’énergie « bas carbone » et pénaliser les sources carbonées (via une taxe carbone élevée par exemple). Il faut surtout éviter d’adopter des règles du jeu qui génèrent des défaillances de marché et renouer avec plus de rationalité économique.
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