Nucléaire : qu’appelle-t-on l’eau « lourde » ?

Centrale nucléaire de Bruce Power

La centrale nucléaire de Bruce, située à Tiverton dans l’Ontario (Canada), est composée de 8 réacteurs à eau lourde pressurisée. (©Bruce Power)

Dans la plupart des réacteurs nucléaires actuellement en service (à l’exception des réacteurs à neutrons rapides), un « modérateur » est nécessaire pour ralentir les neutrons issus des fissions nucléaires. Les ralentir permet d’augmenter la probabilité que ceux-ci provoquent de nouvelles fissions et entretiennent ainsi une « réaction en chaîne ».

Il existe principalement trois modérateurs : le graphite, l’eau (aussi qualifiée d’eau « ordinaire » ou « légère ») et l’eau « lourde ».

Composition chimique

L’eau « lourde » désigne l’oxyde de deutérium (D2O), molécule composée d’un atome d’oxygène et de deux atomes de deutérium. Le deutérium est un isotope de l’hydrogène : son noyau possède un proton comme l’hydrogène mais aussi un neutron (alors que l’hydrogène n’en a pas).

L’eau lourde possède ainsi les mêmes propriétés chimiques que l’eau ordinaire (H2O) mais elle est plus dense que cette dernière (densité d’environ 1,1 à 20°C) car elle a une masse atomique plus élevée (20 contre 18), d’où son appellation.

Réacteurs nucléaires à eau lourde

Dans les réacteurs dits à « eau lourde », le combustible peut être peu ou pas enrichi (en uranium 235) car l’eau lourde « modère » la réaction en chaîne efficacement et surtout capture beaucoup moins de neutrons de façon stérile que l’eau ordinaire : elle augmente donc la probabilité des fissions d’atomes d’uranium 235 par unité de volume. L’eau lourde ne nécessite ainsi pas d’installation d’enrichissement

Toutefois, elle est plus chère que l’eau ordinaire et les réacteurs qu’elle modère sont moins compacts que les réacteurs à eau légère, les barres de combustible devant être plus espacées.  

Précisons que les réacteurs nucléaires utilisant l’eau lourde sont aujourd’hui tous refroidis par le modérateur lui-même (l’eau lourde, ces réacteurs sont dits « PHWR » pour Pressurized Heavy Water moderated and cooled Reactor) alors que certains étaient refroidis par un caloporteur distinct dans le passé (par exemple le CO2 dans les réacteurs dits « HWGCR » pour Heavy Water Gas Cooled Reactor).

Sur les 441 réacteurs nucléaires « opérationnels » dans le monde à fin mai 2020, 48 étaient modérés par de l’eau lourde selon l’AIEA(5). La majorité d’entre eux sont situés au Canada (19 réacteurs de type « CANDU », soit l'intégralité du parc nucléaire canadien) et en Inde (18 réacteurs). Les autres réacteurs à eau lourde en service sont situés en Corée du Sud (3 PHWR), en Argentine (3), en Chine (2), en Roumanie (2) et au Pakistan (1). La France a exploité dans le passé une centrale à eau lourde en Bretagne (Brennilis) qui a été arrêtée en 1985.

Procédé de fabrication

La fabrication de l'eau lourde implique plusieurs étapes et peut être réalisée par divers procédés industriels. Les deux principaux procédés utilisés sont le procédé Girdler sulfure et l'électrolyse.

Ces procédés sont techniquement complexes et énergétiquement coûteux, mais ils permettent de produire l'eau lourde nécessaire pour diverses applications industrielles, scientifiques et nucléaires, notamment comme modérateur de neutrons dans les réacteurs nucléaires.

Procédé Girdler sulfure

Il repose sur les différences de solubilité et de réactivité entre le deutérium (D) et l'hydrogène (H) dans l'eau et le sulfure d'hydrogène (H₂S).

  1. Absorption du deutérium : L'eau ordinaire (H₂O) est mise en contact avec du gaz sulfure d'hydrogène (H₂S) dans une série de colonnes de contact. Le deutérium contenu dans l'eau a une affinité plus élevée pour le sulfure d'hydrogène que l'hydrogène léger.
  2. Échange isotopique : À travers une série de colonnes à différentes températures, un échange isotopique se produit où le deutérium du sulfure d'hydrogène passe dans l'eau et l'hydrogène léger passe dans le sulfure d'hydrogène. Ce processus est facilité par la différence de solubilité du deutérium et de l'hydrogène à différentes températures.
  3. Concentration progressive : Ce processus d'échange est répété dans plusieurs étapes successives pour augmenter progressivement la concentration de deutérium dans l'eau. À chaque étape, la concentration de deutérium dans l'eau augmente jusqu'à atteindre le niveau souhaité d'environ 99,75% de D₂O.

Électrolyse

L'électrolyse est une méthode alternative qui utilise l'électricité pour séparer l'eau en ses composants, l'hydrogène et l'oxygène. Le deutérium, en raison de sa masse légèrement supérieure à celle de l'hydrogène léger, a des propriétés électrochimiques légèrement différentes, ce qui permet sa concentration.

  1. Séparation initiale : L'eau est électrolysée pour séparer l'hydrogène et l'oxygène. L'eau légère (H₂O) est plus facilement dissociée que l'eau lourde (D₂O), ce qui conduit à une légère concentration de D₂O dans le résidu d'eau.
  2. Concentration progressive : Le résidu d'eau enrichi en D₂O est ensuite électrolysé plusieurs fois dans une série d'étapes pour augmenter la concentration de D₂O. À chaque étape, l'hydrogène léger est éliminé, augmentant ainsi la proportion de deutérium dans l'eau restante.
  3. Distillation finale : Après plusieurs étapes d'électrolyse, une distillation peut être effectuée pour purifier et concentrer davantage l'eau lourde jusqu'à atteindre une pureté de 99,75% de D₂O.

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