(©Nord Stream 2 / Wolfram Scheible)
Le spectaculaire attaque sous-marine des conduites stratégiques Nord Stream 1 et 2, construites et financées par un consortium russo-occidental pour acheminer le gaz russe vers l'Europe, a eu lieu dans la mer du Nord le 26 septembre 2022. La responsabilité reste à être prouvée, même si la plupart des pistes mènent à l'Ukraine, qui accuse la Russie, qui accuse les Anglo-Saxons.
Présentation du gazoduc Nord Stream
Nord Stream 2 est un gazoduc sous-marin allant de la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique. Il suit un tracé proche de celui du gazoduc Nord Stream 1 mis en service en 2012 et dispose d’une capacité similaire de transport de 55 milliards de m3 de gaz naturel par an (via 2 pipelines ayant chacun une capacité de 27,5 Gm3 par an), soit environ un tiers des 153 milliards de m3 de gaz achetés annuellement par l'UE.
Entamée en avril 2018, sa construction s'est terminée en septembre 2022. Il aurait pu être mis en service en novembre.
Les cinq pays dont les eaux sont traversées par le projet, Russie, Finlande, Suède, Allemagne, Danemark, avaient donné leur autorisation.
Le projet, estimé à plus de 10 milliards d'euros, a été cofinancé par cinq groupes européens du secteur de l'énergie : le français Engie, les allemands Uniper et Wintershall, l'autrichien OMV et l'anglo-néerlandais Shell. Engie en tant que prêteur est exposé à un risque de crédit pour un montant maximal de 987 millions d'euros, qui pourrait se matérialiser notamment en cas de dépôt de bilan.
Carte du projet Nord Stream 2 (©Connaissance des Énergies)
Officialisé en septembre 2015 par Gazprom et ses partenaires, le projet NS2 devait relier le réseau russe à l’Allemagne et permettre ainsi selon Moscou de satisfaire la future hausse de la demande européenne de gaz. Un rapport de l'institut de recherche économique allemand DIW jugeait toutefois en 2018 le gazoduc fondé sur des prévisions qui "surestiment considérablement la demande de gaz naturel en Allemagne et en Europe".
Considérations géopolitiques du projet
Outre l’Ukraine, le projet Nord Stream 2 a fait l’objet de nombreuses critiques au sein de l’Union européenne, notamment de la Pologne, des États membres baltes et de l’est de l’Europe. « Rarement un projet d’infrastructure aura autant fait débat dans les hautes sphères politiques et diplomatiques », soulignait déjà fin 2016 Marie-Claire Aoun(1).
Les États-Unis sont depuis le début vent debout contre un aménagement qui affaiblirait économiquement et stratégiquement l'Ukraine, augmenterait la dépendance de l'UE au gaz russe et dissuaderait les Européens d'acheter le gaz de schiste que les Américains espèrent leur vendre. Les Européens sont divisés. La Pologne ou les pays Baltes s'inquiètent de voir l'UE plier devant les ambitions russes.
Même en Allemagne, Nord Stream ne fait pas l'unanimité : les Verts s'y sont longtemps opposés, avant de mettre de l'eau dans leur vin depuis leur entrée au gouvernement.
Divisions européennes
Nord Stream 2 divisait les différents États membres de l’Union européenne : certains d’entre eux, Allemagne en tête, en vantent les bénéfices économiques et commerciaux tandis que d’autres craignent entre autres une dépendance accrue au gaz russe ou déplorent la perte potentielle de revenus liés au transit gazier (dans le cas où le gaz russe ne circulerait plus via leurs territoires).
Le gazoduc permettait à l'Allemagne de l’aider à accomplir la transition énergétique radicale dans laquelle le pays s’est engagé et d’asseoir son rôle de hub gazier en Europe.
Le ministre lituanien des Affaires étrangères Gabrielius Landsbergis résumait ainsi la position des états Baltes : "Je pense qu'il s'agit d'une erreur, et que cette erreur va coûter cher". Selon lui, il était possible pour les occidentaux d'obtenir des concessions de la Russie avant la mise en service du gazoduc, en l'utilisant par exemple comme moyen de pression pour obtenir le retrait des troupes russes d'Ukraine : "C'est un moyen de pression important, et nous avons l'opportunité d'utiliser ce moyen de manière positive. Si cela n'est pas fait, ce sera une défaite."
Égards Ukrainiens
Nord Stream 2 constituait un moyen de contourner l’Ukraine, voie de transit historique du gaz russe(2), après plusieurs « crises gazières » entre Moscou et Kiev et plus encore après l’annexion de la Crimée en 2014. Le président ukrainien Petro Porechenko craignait en 2018 que son pays soit victime d'un « blocus économique et énergétique »(3). Lors d’une conférence de presse avec Petro Porochenko, la chancelière Angela Merkel a toutefois annoncé le 10 avril qu’il était nécessaire de « pérenniser le rôle de l’Ukraine dans le transit du gaz russe vers l’Europe ». L'annonce avait poussé Gazprom à annoncer dans la foulée qu’ « un certain transit (par l'Ukraine) peut être conservé, d'un volume de 10-15 milliards de m3 par an », le président du géant russe précisant toutefois que « la partie ukrainienne doit justifier l'intérêt économique d'un nouveau contrat de transit ». Ce volume serait toutefois très inférieur à ceux circulant actuellement vers l'Europe via l’Ukraine (93,5 milliards de m3 en 2017 selon les statistiques ukrainiennes) et largement en deçà de la rentabilité nécessaire selon Kiev (de l’ordre de 40 milliards de m3 par an).
Sanctions américaines
Durant son mandat, Donald Trump a porté de sérieux coups au projet, menaçant à plusieurs reprises de sanctions les entreprises impliquées dans sa réalisation (financement, construction mais aussi certification…). Ces ultimatums répétés, comprenant le gel des avoirs et la révocation des visas américains pour les entrepreneurs liés au gazoduc se sont, un temps, révélés suffisants pour faire reculer lesdites entreprises. Qu’il s’agisse des sociétés initialement parties prenantes au projet, de celles possédant les navires aptes à poser le tube au fond de la mer comme la suisse Allseas, ou de la société norvégienne de certification DNV GL, nombreuses se sont retirées.
Le ministre des Finances Olaf Scholz parlait alors "d'une intervention grave dans les affaires intérieures de l'Allemagne et de l'Europe". Moscou avait également critiqué la mise en place des sanctions, s'en prenant à "l'idéologie américaine (qui) ne supporte pas la concurrence mondiale".
La stratégie américaine a eu pour effet de retarder l’avancée du projet. Plusieurs sociétés, en raison de ces pressions, se sont retirées du projet, notamment du côté des assureurs couvrant le chantier. Il avait, de ce fait, été interrompu en décembre 2019 alors qu'il ne restait que 150 kilomètres de tube à poser dans les eaux allemande et danoise et avait repris un an plus tard. Pour rappel, les Etats-Unis, grand producteur de gaz naturel, se sont lancés au cours de la dernière décennie dans une offensive commerciale à la recherche de nouveaux débouchés pour son gaz de schiste.
Après plusieurs semaines d'intenses négociations, les États-Unis ont annoncé à l'été 2021 un accord avec le gouvernement allemand pour clore leur dispute. Joe Biden a renoncé à bloquer le projet, estimant qu'il était trop tard et qu'il valait mieux miser sur l'alliance avec l'Allemagne dont Washington souhaite s'assurer la coopération dans d'autres dossiers, notamment face à la Chine.
Invasion en Ukraine
Alors que la construction de Nord Stream 2 avait été achevée en novembre 2021, la menace russe sur l'Ukraine a rebattu les cartes et le gazoduc risquait d'être mort-né en cas d'attaque.
Mi-novembre, l'autorité allemande de régulation de l'énergie avait suspendu la procédure de certification de Nord Stream 2 - dont la construction est terminée - en demandant au consortium basé en Suisse, et chargé de son exploitation, de créer une société de droit allemand.
"Je veux être claire avec vous aujourd'hui : si la Russie envahit l'Ukraine, d'une manière ou d'une autre, Nord Stream 2 n'ira pas de l'avant", a ainsi prévenu jeudi la numéro 3 de la diplomatie américaine, Victoria Nuland.
La cheffe de la diplomatie allemande, l'écologiste Annalena Baerbock, avait elle-même prévenu que les "sanctions fortes" en cas d'attaque russe incluaient Nord Stream 2, avant de confirmer : "il a été convenu entre les Américains et l'ancien gouvernement allemand" d'Angela Merkel "qu'en cas de nouvelle escalade ce gazoduc ne pourrait entrer en service".
Depuis que les pays occidentaux ont imposé des sanctions à Moscou après le lancement de son offensive contre l'Ukraine, la Russie avait plusieurs fois réduit ses livraisons de gaz à l'Europe, qui en est fortement dépendante.
Sabotage
Depuis l'invasion de l'Ukraine par Moscou, le 24 février 2022, ces infrastructures énergétiques stratégiques ont été au cœur de tensions géopolitiques, attisées après la décision de Moscou de couper les livraisons de gaz à l'Europe en représailles présumées contre les sanctions occidentales.
L'explosion
Le 26 septembre 2022, quatre énormes fuites de gaz précédées d'explosions sous-marines avaient été détectées dans les conduites sur Nord Stream 1 et 2, conduites reliant la Russie à l'Allemagne et acheminant l'essentiel du gaz russe vers l'Europe. Les gazoducs n'étaient pas en opération lors des fuites, mais contenaient toutefois d'importantes quantités de méthane, dont les émanations ont progressivement pris fin après quelques jours.
Une attaque avait rapidement été soupçonnée, suscitant des conjectures tous azimuts sur les auteurs de cette opération logistiquement complexe et diplomatiquement ultra-sensible.
Les inspections préliminaires sous-marines avaient renforcé les soupçons de sabotage, les fuites ayant été précédées d'explosions, selon les enquêteurs. Des restes d'explosifs avaient aussi été retrouvés.
Un tronçon d'au moins 50 mètres du gazoduc Nord Stream 1 est manquant.
Les soupçons et enquêtes journalistiques
Vladimir Poutine avait directement accusé "les Anglo-Saxons" d'être à l'origine des explosions. "En organisant des explosions sur les gazoducs internationaux qui longent le fond de la mer Baltique, ils ont en réalité commencé à détruire l'infrastructure énergétique européenne". Selon le président russe, les États-Unis "font pression" sur les pays européens pour qu'ils coupent complètement leur approvisionnement en gaz russe "afin de s'emparer (eux-mêmes) du marché européen".
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a toujours nié toute responsabilité dans ce sabotage. "Je ne ferais jamais cela", avait-il affirmé.
En février 2023, le journaliste américain Seymour Hersh, s'appuyant sur une seule source anonyme, écrivait que des plongeurs de l'US Navy, aidés par la Norvège, ont posé en juin des explosifs sur ces gazoducs reliant la Russie à l'Allemagne sous la mer Baltique
En mars 2023, le New York Times avait affirmé(4), sur la base d'informations consultées par le renseignement américain, qu'un "groupe pro-ukrainien" serait à l'origine du sabotage, mais sans implication du chef de l'État.
Tous ces indices "concordent avec les estimations de plusieurs services de renseignement, selon lesquelles les auteurs seraient à chercher en Ukraine", résume le Spiegel. On se demande alors si l'acte a pu être exécuté par un commando incontrôlé ou par les services secrets ukrainiens et dans quelle mesure certains éléments de l'appareil gouvernemental ukrainien étaient au courant.
En novembre 2023, le Washington Post et le Spiegel affirment que Roman Tchervinski, un commandant des forces spéciales ukrainiennes, aurait joué un rôle de "coordinateur" du sabotage. Il aurait supervisé la logistique et encadré une équipe de six personnes qui aurait loué un voilier sous de fausses identités et utilisé du matériel de plongée pour placer des charges explosives sur les pipelines. Il n'aurait ni planifié l'opération ni agi seul, recevant ses ordres de responsables ukrainiens plus haut placés.
Tout avait toujours été nié par Kiev.
Les enquêtes judiciaires
La Suède, le Danemark et l'Allemagne ont directement débuté une enquête judiciaire. La Russie avait exigé de participer à l'enquête, sans obtenir gain de cause. Le Conseil de sécurité de l'ONU avait rejeté en mars 2023 une résolution russe réclamant la création d'une commission d'enquête internationale sur le sabotage, les Etats-Unis dénonçant une tentative de "discréditer" les enquêtes nationales menées par les pays concernés.
Un bateau soupçonné d'avoir pu servir à l'opération a été fouillé dès janvier 2023 janvier dans le cadre de l'enquête menée en Allemagne sur cette opération.
Alors que la Suède et le Danemark avaient déjà cessé d'enquêter sur cette affaire au début de l'année, les enquêteurs allemands ont poursuivi leur travail.
L'enquête s'est orientée depuis août 2024 vers une piste ukrainienne, avec la révélation d'un mandat d'arrêt de la justice allemande auprès du parquer européen contre un plongeur ukrainien, Volodymyr Z., soupçonné d'être impliqué avec deux autres de ses compatriotes, Jevhen U. et Svitlana U.. Ces derniers réfutent toute implication dans l'attentat.
En vertu des règles de l'entraide judiciaire européenne, les autorités polonaises avaient 60 jours pour réagir à la demande allemande et interpeller ce suspect. Or, ce dernier avait quitté la Pologne début juillet pour rentrer en Ukraine.
"L'enquête est menée (...) sans distinction de personne et peu importe le résultat", a assuré le porte-parole adjoint du gouvernement, Wolfgang Büchner, déterminé à poursuivre les investigations sur le sabotage, quels qu'en soient les auteurs.
Le trio aurait transporté sur place les explosifs à bord d'un voilier, l'"Andromède", à propos duquel le parquet allemand avait révélé en 2023 avoir ouvert une enquête. Selon les enquêteurs, ce voilier est parti de Rostock en Allemagne sur la mer Baltique, puis a fait escale sur une île danoise, avant d'aller en Suède et en Pologne.
Les autorités allemandes s'étonnent en interne du manque de coopération de la Pologne dans cette enquête, selon les médias allemands, qui évoquent de possibles complicités dont aurait pu bénéficier le trio ukrainien dans ce pays. "La Pologne n'a en rien participé. Il faut bien dire que c'est un mensonge", avait alors réfuté le vice-Premier ministre et ministre du Numérique Krzysztof Gawkowski.
Le lendemain, le Wall Street Journal affirmait que le projet aurait été validé au plus haut niveau à Kiev, y compris par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Mais quand la CIA en a eu vent et a demandé de l'en empêcher, il aurait ordonné de le stopper. L'ancien chef d'état-major ukrainien, Valery Zaloujny, aurait supervisé le plan. Kiev nie pourtant tout en bloc, rejetant la faute sur Moscou, dont le but aurait été d'intenter l'attentat à l'Ukraine afin de discréditer le pays "de manière conjoncturelle" auprès de ses partenaires Européens.
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov déclarait dans la foulée qu'il était clair selon que que l'attentat avait été ordonné par les Etats-Unis. Un an auparavant, il avait rappelé des diplomates des pays enquêtant sur l'attaque. "Le fait que les autorités allemandes, danoises et suédoises évitent toute interaction avec la Russie dans cette affaire (...) est inacceptable". Il a accusé les trois pays de "ne pas être intéressés par l'établissement des véritables circonstances de ce sabotage". "Au contraire, ils retardent leurs efforts et tentent de dissimuler les traces et les vrais coupables de ce crime", avait-t-il encore clamé.