Thomas Pellerin-Carlin, Directeur du Centre Énergie de l’Institut Jacques Delors
Phuc-Vinh Nguyen, Chercheur en politique européenne et française de l’énergie
Initialement prévue en 2019, la mise en service du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne a connu un énième report le 22 février 2022 : le chancelier allemand Olaf Scholz a suspendu(1) la procédure de certification de ce gazoduc sous-marin traversant la mer Baltique sur plus de 1 200 km(2) et dont le chantier fut achevé en septembre dernier.
Chiffré à 10 milliards d’euros, la construction de Nord Stream 2 fit l’objet d’un accord de cofinancement en avril 2017 entre la société d’État russe Gazprom et cinq entreprises européennes dont Engie. Des États-Unis(3) à la Pologne, l’opposition à Nord Stream 2 fut vive. Mais le gouvernement allemand, d’abord soutenu par d’autres comme celui de la France(4), a, contre vents et marées(5) tenu sa ligne jusqu’au 22 février 2022.
Alors que depuis 20 ans, la consommation allemande de gaz stagne à environ 80-90 milliards de m3 (Gm3) par an(6), Nord Stream 2 lui aurait permis de doubler sa capacité d’importation annuelle de gaz russe en la portant à 110 Gm3 (le gazoduc déjà opérationnel Nord Stream 1 est capable de fournir 55 Gm3 par an). De son côté, la Russie aurait dès lors eu le champ libre pour acheminer les quelques 150 Gm3 de gaz livrés à l’UE chaque année, en ne passant que par Nord Stream 1, Nord Stream 2, et TurkStream, achevant ainsi une forme « d’encerclement gazier » de l’Ukraine.
En 2019, la moitié du gaz importé en Allemagne provenait de Russie(7) contre seulement 32% en décembre 2021 selon ICIS(8). Cette tendance baissière se retrouve également à l’échelle de l’UE : les livraisons de gaz russe ne représentaient plus que 25% des importations totales des États membres en janvier 2022(9) (contre environ 40% il y a peu(10)), sous l’effet du choix de Gazprom de restreindre ses ventes sur le marché spot européen. Si la douceur hivernale et les livraisons de GNL contribuent déjà à diminuer cette dépendance maladive, ces palliatifs ne sont que temporaires et nécessitent d’être complétés par des mesures plus systémiques car le mal est profond.
Malgré des périodes de tension extrême, les livraisons russes de gaz n’ont jamais été interrompues. Encore le 25 février, alors que l’armée russe pénétrait dans Kiev, le gaz russe continuait à arriver en Europe. Les sanctions européennes prises jusqu’à présent ne ciblent pas (encore) le domaine énergétique. À l’instar des sanctions prises en 2012 dans le cadre de l’embargo européen sur le pétrole iranien qui permirent de contraindre ces derniers à négocier, seule une réponse conjointe européenne trouvera un écho suffisamment fort pour résonner auprès de – et raisonner – Vladimir Poutine. Car pour la Russie, ces exportations de gaz, et surtout de pétrole, représentent une manne financière considérable : environ 100 milliards d’euros par an(11). À titre de comparaison, le PIB russe avoisine 1 500 milliards d’euros(12).
Si la France ne connaît pas de coupure de courant en hiver, c’est en partie grâce aux centrales à gaz allemandes…
La décision de suspendre Nord Stream 2 n’étant pas définitive, viendra bientôt l’heure d’un choix cornélien pour l’Allemagne : que faire du gaz russe ? Une telle décision ne pourra être prise seule car si la consommation de gaz stagne en Allemagne depuis 20 ans, elle tient un rôle clé dans son système électrique : le pays dispose d’un parc de centrales à gaz de 26 GW de puissance en 2020(13), qui produit près de 16% de l’électricité allemande(14).
Et si la France ne connaît pas de coupure de courant en hiver, c’est en partie grâce à ces centrales à gaz allemandes dont elle importe une partie de la production pour passer les difficiles périodes de froid. Ainsi, il serait injuste de faire reposer un poids excessif sur un seul État, alors que la décision doit être prise à la maille de nos systèmes énergétiques, c’est-à-dire la maille européenne.
Engagée dans le consortium ayant financé Nord Stream 2, Shell a récemment annoncé liquider les actifs qu’elle détenait dans le capital de Gazprom. Idem pour British Petroleum vis-à-vis du géant pétrolier Rosneft(15). De telles prises de positions pourraient ouvrir la voie à l’abandon définitif de Nord Stream 2, ce qui érigerait un actif qui deviendrait « échoué » en un symbole de la détermination européenne. L’Allemagne, et plus généralement l’Union européenne devront également trouver des alternatives(16) comme le « gaz de la liberté », surnom donné au GNL américain. Néanmoins, s’il est possible de se passer du gaz russe dès l’hiver prochain, le premier levier d’action résidera dans la réduction et la maitrise de la demande(17).
Avec un mix énergétique dominé à près de 70% par les énergies fossiles(18), l’UE doit entamer une véritable révolution. Sortir de notre boulimie pour les énergies fossiles est un enjeu vital pour éviter le chaos climatique, tout comme pour arrêter de donner à Vladimir Poutine et à d’autres autocrates va-t-en-guerre les moyens financiers d’asservir des peuples et de menacer nos démocraties.
C’est un enjeu du paquet climat européen « Fit For 55 »(19) actuellement en cours de négociation qui vise à réformer en profondeur l’ensemble de l’économie européenne afin de la mettre en conformité avec l’objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55% d’ici 2030 et d’atteindre la neutralité climat à l’horizon 2050. Au-delà de ces législations européennes, que pouvons nous faire ?
- Dans l’immédiat, déployer des mesures de sobriété énergétique afin de limiter le gaspillage et ainsi réduire notre demande en combustibles fossiles est essentiel. L’image de systèmes de chauffage à gaz utilisés pour chauffer des terrasses de cafés parisiens alors que Kiev est sous les bombes, peut nous interroger sur le sens moral de nos choix collectifs.
- Dans les semaines à venir, afin de limiter les effets d’un possible nouveau choc gazier(20) au cours de l’hiver prochain, il est primordial de lancer une vague de rénovation des bâtiments afin de réduire nos besoins en chauffage, et d’isoler nos maisons, nos bureaux, en augmentant les moyens alloués, qu’ils soient publics ou privés. En parallèle, accélérons le déploiement des énergies renouvelables à des fins de production d’électricité (20% de l’électricité produite en UE l’est à partir de gaz), mais surtout de chauffage grâce à la chaleur renouvelable (pompe à chaleur, chauffe-eau solaire, biomasse à granulés), ou encore d’électrification des usages, notamment la mobilité (deux-roues, voitures, bus). Enfin, la Commission européenne doit contribuer à renforcer la sécurité d’approvisionnement du continent en imposant à chaque État membre un seuil de remplissage des stockages de gaz au 1er octobre fixé à 90% afin de ne pas répéter les erreurs commises lors de cet hiver. Cela se fera en continuant à diversifier nos fournisseurs de gaz fossile.
- À moyen terme, il faudra substituer l’hydrogène produit à partir de gaz fossile (dit « gris ») par du gaz produit à partir de sources d’énergies renouvelables (dit « vert ») dans les processus industriels lourds comme la production d’engrais, d’acier ou de ciment. De manière plus générale, il conviendra d’orienter les investissements vers les énergies renouvelables, que ce soit au travers de la conclusion de contrats de partenariat avec l’industrie (Power Purchase Agreements) ou en adoptant une classification financière (taxonomie) qui décourage tout investissement dans les énergies fossiles, gaz y compris.
Notre dépendance aux énergies fossiles russes n’est pas une fatalité : nous avons déjà les technologies, les capacités d’investissements et les travailleurs pour limiter, voire réduire à zéro ces importations. Selon une récente note du think tank Bruegel(21), nous pourrions déjà nous passer complètement du gaz russe et réussir à passer l’hiver sans disruption majeure, mais au prix d’un effort historique d’économies d’énergies et d’utilisation d’autres sources d’énergies.
Aujourd’hui, il nous apparaît évident qu’un tel choix aurait dû être fait en 2008 quand l’armée russe pénétrait en Géorgie, ou en 2014 lorsque Vladimir Poutine annexait la Crimée. Si les décideurs européens de cette époque ont échoué à se hisser à la hauteur de l’Histoire, il revient à ceux d’aujourd’hui d’apprendre des erreurs du passé, et de faire de 2022 l’année d’un changement profond. Car si nous savions déjà que les énergies fossiles tuaient par la pollution de l’air et le dérèglement climatique, nous voyons désormais qu’elles tuent aussi en donnant à Vladimir Poutine les moyens de refaire de la guerre une réalité européenne.
Sources / Notes
- Pour sanctionner la reconnaissance par Vladimir Poutine de territoires séparatistes pro-russes dans l’est de l’Ukraine.
- La dépendance européenne au gaz russe : l’exemple Nord Stream 2, Institut Jacques Delors, 28 février 2022.
- S.1221 « Countering Russian Influence in Europe and Eurasia Act of 2017 », juin 2017, Congrès.
- Le projet de gazoduc Nord Stream 2, signe de l'étiolement de la relation franco-allemande ?, Libération, 8 février 2019.
- La France réclame l’abandon du projet de gazoduc Nord Stream 2, La Croix, 1er février 2021.
- Les sources d’énergie conventionnelles : indispensables, à l’heure actuelle, pour un approvisionnement énergétique fiable, Ministère fédéral de l’Économie et de la Protection du Climat.
- Annual Report on the Results of Monitoring the Internal Electricity and Natural Gas Markets in 2020, ACER, CEER, juillet 2021.
- Factbox : How dependent is Germany on Russian gas ?, Reuters, 24 février 2022.
- European natural gas imports, Bruegel, 28 février 2022.
- Can Europe survive painlessly without Russian gas ?, Bruegel, 27 janvier 2022.
- Au titre de l’année 2020 le chiffrage était de 60 milliards d'euros dans un contexte de crise de la COVID-19 où la consommation a été plus faible et les prix plus bas comparés à aujourd’hui. How Europe is funding Putin’s war, Politico, 24 février 2022.
- Soit plus que l’Espagne mais moins que l’Italie (son budget militaire est quant à lui d’environ 60 milliards d’euros par an). Russia’s military spending: Frequently asked questions, sipri, 27 avril 2020.
- Climate policy of the new German Government, Policy Brief de l’Institut Jacques Delors, février 2022.
- La transition énergétique allemande : bilan de 20 ans de choix politiques, Policy Paper de l’Institut Jacques Delors, septembre 2021.
- Shell joins BP in selling Russian assets as pressure on Kremlin-linked firms grows, The Guardian, 28 février 2022.
- Germany to push ahead with two LNG terminals to reduce Russian gas dependence : Scholz, S&P Global, 27 février 2022.
- Preparing for the first winter without Russian gas, Bruegel, 28 février 2022.
- Where does our energy come from ?, Eurostat.
- Fit for 55 atteindre l’objectif climatique de l’UE à l’horizon 2030 sur la voie de la neutralité climatique.
- Flambée des prix de l’énergie en Europe, Décryptage de l’Institut Jacques Delors, octobre 2021.
- Preparing for the first winter without Russian gas, Bruegel, 28 février 2022.