Donner un prix au CO2 dans l'UE : 15 propositions « pour achever la traversée »

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Émissions de gaz à effet de serre en Europe

(source : Pixabay)

La tarification du CO2 est un outil central de la stratégie européenne de lutte contre le changement climatique. Dans un rapport publié ce 17 septembre par le think tank Terra Nova, Pierre Jérémie(1)  décrypte les différents défis associés à cette tarification. Il y émet 15 recommandations, alors que l'action climatique de l'UE se trouve « au milieu du gué », dans une situation « plus périlleuse qu’elle ne l’était avant de commencer à franchir la rivière ».

Marché carbone européen : où en est-on ?

Pour rappel, l'Union européenne s'appuie, pour donner un prix au carbone, sur un marché instauré en 2005 : le SEQE (système européen de quotas d’émissions, ou EU ETS en anglais pour Emissions Trading Scheme).

Ce marché européen du CO2 se trouve actuellement dans sa 4e phase et couvre « 10 000 installations fixes correspondant à l’essentiel des émissions industrielles de l’UE, ainsi que le transport aérien intra-européen, pour au total 40% des émissions européennes ».

Il fonctionne sur le principe du « cap-and-trade », avec un plafond fixé sur la quantité totale de gaz à effet de serre que peuvent émettre les installations couvertes par le système (un quota correspond au droit d'émettre une tonne d'équivalent CO2). 

Les entreprises gérant lesdites installations doivent chaque année disposer d'un nombre de quotas correspondant à leurs niveaux d'émissions (faute de quoi, elles doivent payer d'importantes amendes). Elles peuvent à ce titre acheter des quotas à d'autres entreprises « obligées » (mi-septembre 2024, le prix du quota sur le marché européen du CO2 se situe aux alentours de 65 euros(2)). Depuis 2013, ce marché européen du carbone a rapporté plus de 175 milliards d'euros selon la Commission européenne(3).

Des défis... et des réponses imparfaites

Dans la note de Terra Nova, Pierre Jérémie évoque 3 principaux défis de ce système « appliqué sur une zone géographique et un périmètre sectoriel donnés » :

  • les fuites de carbone : « lorsqu’un secteur est soumis à quotas en Europe mais pas dans le reste du monde et que les entreprises établies en Europe sont en concurrence avec des importations en économie ouverte, elles subissent un écart de compétitivité égal au coût des quotas, qui conduit à terme à déplacer l’activité et les émissions correspondantes hors d’Europe », annulant de fait l'objectif initial de réduire les émissions globales.
    Pour lutter contre ces fuites de carbone, l'UE a mis en place un Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) : celui-ci porte sur 6 produits pilotes (acier, aluminium, engrais azotés, électricité, hydrogène, ciment) dont les importations dans l'UE entraîneront un achat obligatoire des certificat à un prix équivalent au prix du quota européen (« et dans une quantité représentative des émissions réalisées lors de leur production hors d’Europe »). Ce mécanisme devrait « commencer à porter ses effets en 2026 pour une application pleine en 2036 » ;
     
  • la lisibilité du prix du quota, qui fait l'objet d'une forte volatilité (« les variations de l’activité économique en Europe ont ainsi des effets importants sur son prix, de même que le mécanisme d’octroi de quotas gratuits, et peuvent conduire à l’accumulation d’excédents de quotas en circulation qui maintiennent leur prix à des niveaux très bas, incohérents avec les objectifs climatiques de l’UE »),  raison pour laquelle l'UE a mis en place une « Réserve de Stabilité du Marché », autrement dit un stock de quotas hors marché, où les excédents peuvent être mis « en réserve » et « d’où des quotas peuvent être injectés dans le marché s’ils viennent à manquer » ;
     
  • l'acceptabilité politique et sociale des effets du système de quotas, sachant que ce système n’a que « marginalement affecté les prix payés par les ménages ou l’essentiel des entreprises de l’UE jusqu'ici, hormis dans le cas de l’électricité qui ne dispose plus de quotas gratuits et reflète aujourd’hui pour les consommateurs l’effet du prix du carbone ». 
    Mais les objectifs climatiques de l'UE vont conduire à un renforcement de la pression sur les consommateurs finaux, avec entre autres la création à partir de 2026 d'un nouveau système de quotas « entièrement parallèle à celui qui est déjà en place, couvrant la totalité des émissions du secteur des bâtiments et des transports routiers, y compris celles des ménages européens » (« SEQE 2 »). Cette intégration dans un marché du CO2 des produits énergétiques des secteurs du bâtiment et des transports routiers pourrait par exemple avoir un impact « de l’ordre de 160-170 € par an pour un ménage chauffé au gaz et équipé d’un véhicule thermique ».

Des risques « encore plus grands » dans le nouveau système

Les différents mécanismes mis en œuvre par l'UE pour réduire les lacunes de son marché du carbone et faire progresser son action climatique « risquent de causer, par leur inachèvement, des impacts encore plus grands et préjudiciables aux activités économiques de l’UE comme aux ménages », alerte Pierre Jérémie.

Par exemple, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières pourrait « conduit à des distorsions de concurrence » très importantes : le prix d’une tonne d’acier en Europe « ne sera plus celui du marché mondial, mais incorporera le premium carbone, c’est-à-dire le coût des émissions réalisées pour le produire, payé soit par une entreprise de l’UE, soit par l’importateur dans le cadre du MACF », ce qui pourrait le renchérir de l’ordre de 15%. 

Un consommateur européen d'acier dans la métallurgie, contraint d'utiliser de l'acier renchéri, « sera donc structurellement désavantagé par rapport à ses concurrents étrangers qui, eux, auront accès à de l’acier au cours du marché mondial et pourront ensuite exporter des produits finis ou semi-finis vers l’UE sans payer à aucun moment le contenu carbone indirect de ces produits »(4).

Avec l'entrée en vigueur de ce MACF et du SEQE 2, « ce sont près de 80% des émissions de l’UE, et une bonne partie des prix à la consommation en Europe, qui seront exposés directement ou indirectement aux prix des quotas d’émission » à partir de 2026. 

De fait, « l’inflation dans chacun des pays de la zone euro deviendra structurellement dépendante de ce prix, de même qu’elle l’est aujourd’hui au prix du baril de pétrole », juge Pierre Jérémie. Avec un effet sur l'inflation pouvant avoisiner « +0.2% à +0.4% par incrément de 10 €/t, soit un effet tout à fait substantiel »,

Les 15 propositions « pour achever la traversée »

Les 15 propositions de Pierre Jérémie sont synthétisés dans le tableau ci-après

Proposition 1Dès 2026Inclure la totalité des 63 secteurs à risque de fuite de carbone dans le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) en renversant la charge de la preuve : plutôt que de prouver qu’ils doivent être inclus, n’exclure que ceux pour lesquels il serait démontré que cela n’a pas d’apport positif.
Proposition 2Dès 2026Assurer une concurrence loyale en prenant en compte les émissions indirectes de l’électricité dans le MACF, à condition de mettre en place une méthodologie robuste, qui repose soit sur le bouquet énergétique du pays exportateur, soit sur la démonstration d’un approvisionnement bas carbone à condition de marché.
Proposition 3Dès 2026Assurer une concurrence loyale en prenant en compte les émissions indirectes de la production de chaleur industrielle dans le MACF.
Proposition 4Entre 2026 et 2030Protéger les filières industrielles aux chaînes de valeur les plus complexes par le MACF en créant pour elles un cadre ad hoc, notamment dans le raffinage et la chimie organique.
Proposition 5Entre 2026 et 2030Intégrer dans le système de quotas et le MACF les industries extractives afin de mieux inciter à la performance climatique le secteur minier et pétrolier chez les partenaires commerciaux de l’UE.
Proposition 6Entre 2026 et 2030Préparer une bascule du système de quotas d’émissions d’une logique de secteurs assujettis vers une logique de produits soumis, en vue d’un rapprochement avec le système de quotas bâtiments/transport dans un système unique de tarification du carbone à partir de 2030.
Proposition 7À partir de 2026Construire un cadre de réévaluation et d’élargissement périodique du MACF vers l’aval des chaînes de valeur, tout en le complétant par un remboursement pour les produits exportés.
Proposition 8À partir de 2026Mobiliser prioritairement les moyens de l’Innovation Fund ETS pour les secteurs les plus exposés à la fin des quotas gratuits, notamment afin de décarboner en profondeur les secteurs soumis au MACF (Acier, Aluminium, Ciment, Engrais Azotés, Electricité, Hydrogène).
Proposition 9À partir de 2026Protéger l’agriculture européenne des effets de la tarification carbone sur sa compétitivité internationale en remboursant aux cultivateurs le surcoût correspondant dans leurs consommations de fertilisants.
Proposition 10À partir de 2030Faire évoluer le système de quotas bâtiments/transport, puis le système de quotas dans son ensemble, vers une logique d’émissions nettes, permettant d’abonder à partir des recettes d’enchères un Fonds Puits de Carbone, qui rémunèrerait les opérations de développement du puits de carbone.
Proposition 11À l’horizon 2040Intégrer les émissions agricoles dans la tarification du carbone, en assujettissant à quotas la mise en marché des produits agricoles émetteurs, en les plaçant sous MACF, en intégrant les émissions intrinsèques à l’activité agricole dans le calcul des paiements aux frontières et en dédiant la totalité des ressources des enchères de quotas correspondantes à un Fonds pour l’Innovation Agricole qui financerait des opérations de réduction des émissions agricoles.
Proposition 12Dès 2025-2026Achever l’adoption de la Directive Taxation de l’Énergie, afin d’assurer, partout dans l’UE, des taux de taxation plus bas pour les énergies les moins carbonées.
Proposition 13Dès 2025-2026Faire évoluer le Fonds Social pour le Climat vers une redistribution directe des recettes du système de quotas Bâtiments/Transport (SEQE 2) aux citoyens de l’UE, sous forme d’un versement universel, par un paiement direct sous forme monétaire ou sous forme d’une déduction en pied de facture d’électricité.
Proposition 14Dès 2025-2026Porter le débat sur l’intégration de l’objectif climatique dans un double mandat climatique et de stabilité des prix pour le Système Européen de Banques Centrales, ou d’un objectif de stabilité du prix du quota dans le mandat général de stabilité des prix.
Proposition 15Dès 2025-2026Confier la gouvernance et le pilotage dynamique de la Réserve de Stabilité du Marché de quotas d’émissions à la BCE ou à défaut à une autorité indépendante.

Sources / Notes

  1. Ce marché regroupe les 27 États Membres et trois pays voisins depuis début 2008 : l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein. Précisons que les installations au Royaume-Uni ne font plus partie du SEQE UE depuis 2021, à l’exception des centrales électriques en Irlande du Nord.
  2. EU Carbon Permits, Trading Economics.
  3. What is the EU ETS?, Commission européenne.
  4. De même, un producteur européen d'acier qui exportait une partie de sa production hors de l'UE (et bénéficiait de quotas gratuits dans le passé) ne pourrait pas être compétitif avec d'autres concurrents « ne payant pas le prix du carbone ».
     

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