Expert associé énergie et climat à l'Institut Montaigne
L’idée d’un déclin naturel de la demande de pétrole qui viendrait opportunément répondre au moins en partie aux enjeux climatiques et de réserves trouve un auditoire de plus en plus large. Il s’agit cependant d’une hypothèse largement prospective qui ne doit pas conduire à minorer les efforts à fournir pour réduire notre dépendance à l’or noir, avant d’y être contraint par l’épuisement des réserves accessibles à un coût « raisonnable ».
Ces derniers mois, une large couverture médiatique a diffusé l’idée que certaines compagnies pétrolières comme BP pensaient que la demande de pétrole était entrée en déclin structurel et durable, au-delà du seul contexte lié à la Covid-19. Notons tout d’abord que les annonces de BP sont plus subtiles que cela. Si l’entreprise envisage en effet que la demande ne revienne jamais à son niveau d’avant-crise dans ses scénarios « Transition rapide » et « Neutralité carbone », elle compte néanmoins sur une demande qui resterait croissante pendant 10 à 15 ans dans son scénario « Business as usual »(1).
Le niveau de confiance que l’on doit accorder (ou non) à l’hypothèse d’un pic de la demande qui serait déjà passé est un sujet important. Si la demande pétrolière devait dès aujourd’hui décliner durablement à l’échelle mondiale, cela signifierait que nous n’aurons peut-être pas à subir la contraction de l’offre qui se profile à courte échéance. En effet, que l’on croie ou non à un pic de la demande, des signes concordants indiquent que l’humanité a probablement atteint ou est en passe d’atteindre le niveau maximal historique de ses extractions (donc de sa consommation…) de pétrole, du fait de l’épuisement des ressources les plus aisément accessibles. Si la demande se maintient, la pérennité de l’approvisionnement est donc de plus en plus incertaine.
L’enjeu du débat sur la crédibilité d’un pic de la demande est donc moins de savoir si la consommation mondiale de pétrole va entrer en déclin dans les prochaines années que d’estimer si ce déclin sera volontaire et transparent pour la population (baisse de la demande) ou subi (contraction de l’offre).
D’où vient l’idée d’un pic de la demande ?
Plus de la moitié du pétrole sert à alimenter les transports, principalement par la route (44% du pétrole consommé dans le monde en 2018(2)). Si la mobilité électrique – dont la compétitivité économique s’améliore grâce à la diminution du coût des batteries – venait à se déployer à large échelle au niveau mondial, elle pourrait théoriquement affecter la demande de pétrole.
Cette hypothèse s’accompagne souvent (dans les scénarios « Transition rapide » et « Neutralité carbone » de BP par exemple) d’un déploiement de la mobilité autonome partagée. Celle-ci pourrait réduire encore le coût au kilomètre, en optimisant l’usage du véhicule et de sa batterie (sous-utilisée dans le cas d’un véhicule électrique personnel) et en répartissant les coûts sur une base plus large d’usagers. L’abandon des véhicules thermiques au profit de la mobilité électrique s’en trouverait accéléré.
Le déploiement à large échelle des véhicules électriques autonomes partagés n’est cependant aujourd’hui qu’une hypothèse prospective qui ne peut pas être tenue pour acquise. Outre les questions techniques et réglementaires qu’elle sous-tend, on peut tout à fait imaginer des barrières culturelles et psychologiques à l’abandon de la voiture individuelle. Elle représente un marqueur social fort – notamment hors des grandes villes – qui risque d’être difficile à surmonter.
L’électrification à large échelle de la mobilité appelle certaines réserves
L’électrification rapide et à large échelle de la mobilité routière entraînerait une hausse significative de la consommation d’électricité, même en tenant compte de l’efficacité bien supérieure des moteurs électriques par rapport aux moteurs thermiques. Ainsi, en France ce sont 34 millions de tonnes (Mt) de gazole et 8 Mt d’essence automobile qui ont été consommés en 2018(3). Cela représente un contenu énergétique de 528 TWh par an.
Supposons une électrification totale par batteries, ce qui est une hypothèse optimiste car la batterie n’est pas adaptée à tous les segments de transport routier et les pertes énergétiques sont bien plus élevées en passant par le vecteur hydrogène. En tenant compte de la plus grande efficacité des moteurs électriques, il faudrait produire entre 150 et 200 TWh d’électricité supplémentaire pour répondre à la totalité des besoins de la mobilité routière (deux roues, véhicules particuliers et utilitaires, poids lourds).
Cet ordre de grandeur de 150-200 TWh est à mettre en regard de la production électrique française actuelle (538 TWh en 2019). Si une telle progression de la production électrique (bas carbone sinon on ne répond pas au problème) ne peut pas être exclue, ce n’est pas le chemin que l’on emprunte aujourd’hui. Le gouvernement prévoit toujours de fermer 14 réacteurs nucléaires de 900 MW d’ici 2035 en application d’un engagement politique, dont les deux de Fessenheim déjà fermés cette année(4)(5). Cela représentera au total un déficit annuel d’électricité bas carbone produite à la demande légèrement supérieur à 80 TWh, et son remplacement n’est pas encore acté.
Si l’on prend du recul pour revenir à l’échelle mondiale, 64% de l’électricité produite en 2018 l’a été à partir de combustibles fossiles, dont 23% par le gaz seul (en croissance forte). Or, 20% du gaz est co-extrait avec du pétrole. Une réduction des extractions d’or noir aurait donc probablement un impact sur l’approvisionnement en gaz et, in fine, sur le coût de l’énergie, donc de la mobilité électrique (pas seulement à l’usage mais aussi sur les coûts de fabrication).
Et si on considérait le problème dans l’autre sens ?
Historiquement, le succès des compagnies pétrolières était jugé à leur capacité à renouveler, voire accroître, leurs réserves par des découvertes. Avec le temps et l’épuisement des ressources aisément accessibles, cet exercice est devenu de plus en plus complexe pour les majors privées (BP, Total, ENI…). L’essentiel des réserves conventionnelles sont aujourd’hui détenues par des compagnies nationales (Saudi Aramco, National Iranian Oil Company, Iraq National Oil Company…). Quant aux pétroles non conventionnels, il s’agit de ressources chères à exploiter, non rentables au cours actuel du baril, et sur lesquelles un positionnement reste de l’ordre du pari. Des sommes colossales ont été perdues par les fonds et entreprises qui ont investi dans le pétrole de roche mère aux États-Unis(6).
Les discours sur l’arrivée opportune d’un pic de la demande ne seraient-ils donc pas également un moyen pour les compagnies pétrolières d’offrir une narration positive face à leur incapacité à renouveler leurs réserves ? La conséquence de cette contrainte est alors présentée comme le fruit d’une stratégie : il n’est plus besoin de renouveler les réserves, vu que la demande va diminuer. Cette approche est en outre favorable en termes de communication car elle renvoie l’image de compagnies responsables vis-à-vis du climat, tout en portant un message optimiste : les émissions de gaz à effet de serre baisseront naturellement sans effort particulier, du fait d’une demande pétrolière qui diminuera d’elle-même.
Hors pandémie de Covid, nous devons garder à l’esprit que la consommation pétrolière – donc la demande – était croissante jusqu’en 2019 inclus. Elle a augmenté de 924 000 barils/jour entre 2018 et 2019, soit une augmentation de 0,9%(7). L’idée d’un pic de la demande est séduisante et rassurante, mais elle reste aujourd’hui une hypothèse prospective. D’ailleurs, plusieurs entreprises pétrolières telles que l’Américaine ConocoPhilips et la Russe Gazprom Neft prévoient une reprise de la croissance de la demande une fois la pandémie maîtrisée(8). Nous ne pouvons pas miser notre avenir sur le pari d’un déclin naturel de la demande de pétrole, qui serait poussé à temps vers la sortie par des solutions plus compétitives et déployables à large échelle.
Face aux incertitudes qui planent sur la pérennité de l’offre(9)(10) et à la nécessité impérieuse de réduire nos émissions de gaz à effet de serre pour atteindre la neutralité carbone, nous devons agir et tout mettre en œuvre pour assurer le déclin de la demande pétrolière. Répondre à cet enjeu nécessite d’aller au-delà de nos seules espérances quant au potentiel des technologies futures. Cela implique de faire évoluer notre rapport à l’énergie et à ses usages.
Sources / Notes
- Discours aux investisseurs de Spencer Dale, économiste en chef de BP, le 14 septembre 2020 (page 9).
- World Energy Outlook, AIE, 2019.
- Insee.
- Programmation pluriannuelle de l’énergie, Ministère de la transition écologique et solidaire (page 144).
- Fermeture de la centrale de Fessenheim : beaucoup d’idées reçues, J.-J. Ingremeau et M. Cordiez, Sciences et pseudo-sciences, Revue de l’Association française pour l’information scientifique, 26 juin 2020.
- Oil Patch Bankruptcy Monitor, Haynes and Boone LLP, 31 août 2020.
- BP Statistical Review of World Energy, 2020.
- ConocoPhilips : Oil Demand Will Return And Grow, J. Geiger, Oil Price, 24 septembre 2020.
- Le pic pétrolier, on y revient…, Collectif d’anciens dirigeants de compagnies pétrolières, L’Echo, 2 juillet 2020.
- L’Union européenne risque de subir des contraintes fortes sur les approvisionnements pétroliers d’ici à 2030, Analyse prospective prudentielle, The Shift Project, juin 2020.
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