Guy Meunier, chercheur en économie de l'environnement, INRA
Jean-Pierre Ponssard, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur de la chaire « Énergie et prospérité », École Polytechnique
Le 1er juin 2018, le gouvernement français a présenté un plan de « déploiement de l’hydrogène pour la transition énergétique », très attendu par les acteurs publics et privés du secteur des transports. Ce plan propose une série de mesures et met en place un budget de 100 millions d’euros par an.
Ce soutien public répond à deux objectifs : lutter contre le changement climatique au niveau global en réduisant les émissions de gaz à effet de serre du secteur (les transports représentant 26% des émissions de CO2 dans l’UE en 2013) ; lutter contre la pollution urbaine, source de morts prématurées et d’infections respiratoires associées aux particules fines.
Quels sont les éléments positifs et négatifs de ce plan ? C’est ce que nous nous proposons d’aborder ici, en nous appuyant notamment sur des travaux de recherche menés dans le cadre de la chaire « Énergie et prospérité »(1).
Les enseignements de l’expérience norvégienne
La Norvège est le pays le plus avancé en matière de transition dans les transports. En 2016, plus de la moitié des immatriculations de véhicules neufs concernait des véhicules électriques ou hybrides. Lancée à la fin des années 1980, cette transition n’a vraiment pris forme qu’à partir de 2013, avec le déclenchement d’une réelle dynamique d’adoption et d’expansion.
La grille d’analyse ci-dessous permet d’expliciter le rôle des politiques publiques dans cette dynamique. On y voit que la trajectoire de déploiement peut se décomposer en trois phases : décollage, montée en puissance et croisière. Des politiques peuvent alors être mises en œuvre à chaque stade.
Phase du déploiement | Décollage | Montée en puissance | Croisière |
---|---|---|---|
Caractéristiques structurelles | Risques technologiques et commerciaux importants. Rentabilité insuffisante pour les entreprises. Demande privée inexistante. | Risques commerciaux. Émergence d'une demande privée à partir des projets pilotes. | Nombreuses entreprises et technologies (BEV, PHEV, FCEV, etc.) sur le marché et offre de modes de transport complémentaires (véhicules privés, transport collectif, véhicules partagés, etc.) |
Politiques de soutien | Soutien à la R&D et aux projets pilotes impliquant des flottes captives. Subventionnement des infrastructures dans les zones correspondantes grâce aux avances remboursables. Encouragement à la coordination entre zones de déploiement. | Ouverture à la concurrence dans les projets pilotes avec maintien des subventions. Soutien actif aux infrastructures entre zones de déploiement. | Sortie progressive des politiques de soutien financier. Mise en place d'une régulation globale des transports pour l'usage des espaces publics et l'exploitation des données correspondantes. |
Où en est la France ?
Pour ce qui est de l’hydrogène, la France se situe actuellement dans une phase de décollage.
Les prix des véhicules à hydrogène sont élevés (de l’ordre de 75 000 euros pour les modèles exposés au dernier Mondial de l’auto à Paris) et les stations de recharge encore rares. Les quelques constructeurs commercialisant ces véhicules sont essentiellement japonais et coréens (Hyundai, Honda et Toyota). La demande privée est quasi-inexistante.
Mais il faut mentionner trois projets pilotes français à l’avant-garde de la filière hydrogène : la société parisienne de taxis Hype, le projet EasHyMob en Normandie et le projet « Zero Emission Valley » en Auvergne-Rhône-Alpes. Ces trois projets s’appuient sur des flottes captives – désignant un ensemble de véhicules sous gestion commune par une structure privée ou publique, s’approvisionnant à leur propre source de stockage de carburant.
Décarboner les transports collectifs
Le modèle d’analyse que nous avons suivi suggère qu’en phase de décollage, il est important de consolider les projets pilotes.
Deux points positifs sont ici à souligner. Notons d’abord que dans un projet pilote, l’effet de réseau est plus facile à maîtriser : on s’appuie sur des flottes captives, la demande d’hydrogène est prévisible et l’intérêt financier des stations moins incertain.
Second point positif : pour obtenir un effet d’expérience significatif tant au niveau de la production des piles à combustible que dans la production d’hydrogène décarbonée, le plan Hulot mise sur d’autres usages comme les bus, camions, voire les bateaux ou les trains sachant que les véhicules individuels resteront encore longtemps à un prix élevé.
Développer des approches communes au niveau européen pour décarboner les transports collectifs et les transports utilitaires de marchandises permettraient de démultiplier ces aspects positifs.
Une démarche insuffisante
Le plan Hulot porte par ailleurs sur le financement public des investissements en valorisant les émissions de CO2 évitées, à un prix maximal de 20 €/CO2.
Prenons l’exemple de la production d’hydrogène. Le coût de production d’un kg d’hydrogène décarboné par électrolyse est aujourd’hui de 4 à 6 € par kg tandis qu'il est de 2 à 3 € par kg par reformage à la vapeur, procédé traditionnel qui émet toutefois 9,78 kg CO2 par kg d’H2 produit. Un écart de coût de production de 2 €/kg correspond donc à un coût des émissions évitées de 2/9,78 = 0,200 €/kg soit 200 €/t CO2, et 300 €/t CO2 pour un écart de coût de 3 €/kg d’H2.
On est bien loin du maximum de 20 €/t CO2 affiché par le plan Hulot ! Le capital nécessaire pour financer un tel investissement ne peut donc pas bénéficier d’un financement public.
N’est-il pas raisonnable d’engager dès maintenant un programme d’investissements pour la production d’hydrogène décarbonée ?
Mais l’électrolyse de masse est encore une technologie jeune qui bénéficiera de réductions de coût importantes, comme on a pu l’observer par exemple pour la production d’électricité décarbonée par panneaux photovoltaïques. Dans ces conditions, n’est-il pas raisonnable d’engager dès maintenant un programme d’investissements pour la production d’hydrogène décarbonée ? C’est ce que montre une analyse économique qui prend en compte ces effets d’expérience bien connus des industriels.
Il conviendrait ainsi de transposer cette analyse économique en démarche opérationnelle sur l’ensemble de la chaîne de valeur ajoutée de la filière hydrogène : de la production d’hydrogène jusqu’à sa distribution par un réseau de stations de recharge, en incluant les éléments embarqués comme les réservoirs haute pression et la production d’électricité par des piles.
Il conviendrait également de voir comment cette démarche pourrait s’insérer dans les schémas d’incitations pour que le financement privé prenne le relais du financement public, au fur et à mesure que les incertitudes réglementaires, techniques et commerciales sont levées.