Économiste chargé d’études à La Fabrique de l’industrie
De l’industrie à l’énergie en passant par les transports et l’agriculture : les feuilles de route nationales de décarbonation déploient des trajectoires de réduction des émissions par grand secteur émetteur. Une approche intelligible et opérationnelle certes, mais qui ne rend compte que des émissions directes de ces secteurs. L’intégration de leurs émissions indirectes, liées notamment à leur consommation d’électricité, permet pourtant d’avoir une vision plus juste de leur bilan carbone. C’est bien ce qui ressort de la comparaison environnementale des industries française et allemande(1).
Il est monnaie courante de confronter la France à l’Allemagne sur leurs performances industrielles respectives. Cet exercice place depuis longtemps l’Allemagne en tête sur plusieurs critères : maintien de l’industrie dans le PIB, positionnement de gamme, compétitivité à l’export.
En matière de gaz à effet de serre en revanche, la comparaison entre les industries nationales est piégeuse. Si les données d’Eurostat indiquent que l’industrie française est en moyenne 30% plus carbonée que l’industrie allemande pour un même euro de valeur ajoutée(2), cet écart statistique est à imputer en réalité à la surreprésentation des industries lourdes dans la valeur ajoutée française.
Le mix électrique national, juge de paix du bilan carbone de l’industrie
Mais ce n’est pas tout. Au-delà de ce simple biais de composition, l’écart ne porte ici que sur les émissions industrielles directes, c’est-à-dire sur les émissions liées aux procédés de fabrication des entreprises et aux combustibles qu’elles utilisent (charbon, gaz naturel, fioul, etc.). Or, ce périmètre, désigné « scope 1 » en jargon technique, n’est que la partie émergée de l’empreinte carbone totale des entreprises. Il faut y ajouter les émissions de « scope 2 », liées aux énergies de réseau que sont l’électricité et la chaleur, et qui sont, du reste, déjà prises en compte par les entreprises quand elles réalisent leur propre bilan carbone.
Cette étape est déterminante. En élargissant ainsi le bilan carbone aux émissions indirectes liées à la consommation d’électricité (c’est-à-dire au scope 2 hors chaleur), le prétendu écart entre les industries française et allemande s’inverse : scopes 1 et 2 cumulés, l’industrie française a émis 371 g éq. CO2 par euro de valeur ajoutée en 2021, contre 359 g outre-Rhin et même 457 g si l’on raisonne à tissus industriels comparables(3).
La décarbonation de l’industrie, qui passera par un recours accru à l’électricité en substitut des énergies fossiles, dépend en partie des choix énergétiques aux mains des États.
Un rééquilibrage qui tient aux différences structurelles entre les mix électriques français et allemand : le premier figure parmi les plus décarbonés d’Europe, notamment grâce à l’énergie nucléaire (64,8% de la production électrique en France métropolitaine en 2023), quand le second repose encore fortement sur les énergies fossiles (47,2% de la production électrique allemande en 2023(4)), lui valant une électricité globalement six fois plus carbonée.
Il en va de même quand on compare les émissions à l’échelle sectorielle. Si l’industrie chimique allemande peut se targuer d’une faible intensité carbone en scope 1 par rapport à son homologue française, c’est parce qu’elle compte davantage d’activités électro-intensives, comme la pétrochimie et la fabrication de PVC. Une fois le scope 2 intégré, le benchmark s’inverse en faveur de l’industrie française.
Cette comparaison des industries française et allemande est riche d’enseignements. D’une part, elle nous invite à une prise en compte plus systématique du scope 2 dans les bilans carbone, un travail, on l’a dit, déjà maîtrisé par les entreprises elles-mêmes mais qui fait encore défaut dans la littérature institutionnelle. D’autre part, elle nous rappelle que la décarbonation de l’industrie, qui passera par un recours accru à l’électricité en substitut des énergies fossiles, dépend en partie des choix énergétiques aux mains des États. D’où l’importance que les industriels portent aux documents de planification énergétique comme la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) en France.
Quel bilan carbone à l’aune du scope 3 ?
Un ultime poste d’émissions indirectes doit être intégré au bilan carbone des entreprises et des secteurs, et peut biaiser, là encore, les comparaisons internationales : celui des émissions dites de « scope 3 », liées à l’externalisation des chaînes de valeur industrielles (sous-traitance, importations d’intrants, fourniture de services, etc.).
Ce poste d’émissions, que les entreprises commencent à appréhender, reste encore un casse-tête statistique à grande échelle. Pour preuve, le recours possible des cimentiers français à du clinker importé (matière première du ciment) jette un flou sur le bilan carbone réel du secteur, quand les cimentiers allemands n’en importent pas. Flou qu’il reste difficile d’évacuer en l’absence de données plus fines, soumises au secret.
La prudence doit donc rester de mise face aux données de comptabilité environnementale, qui reposent, il faut le saluer, sur un travail exhaustif et transparent des instituts d’inventaire et de collecte de données, mais dont on peut également éprouver les limites sur le plan analytique.
Sources / Notes
- Lolo, D. (2024). L’industrie est-elle plus verte ailleurs ? La France face à l’Allemagne. Les Notes de La Fabrique ; étude réalisée en partenariat avec McKinsey & Company.
- Sur le périmètre de l’industrie manufacturière, 380 g éq. CO2/€ de valeur ajoutée en France contre 290 g éq. CO2/€ de valeur ajoutée en Allemagne en 2021.
- Sur le périmètre de l’industrie manufacturière hors cokéfaction-raffinage.
- En 2023, les énergies fossiles ont produit 240 TWh d'électricité, contre 268 TWh pour les énergies renouvelables (7 TWh pour le nucléaire) selon Agora Energiewende.
Die Energiewende in Deutschland: Stand der Dinge 2023, Agora Energiewende, janvier 2024