La transition énergétique face au tempo de l’horloge climatique

Christian de Perthuis et Boris Solier

Christian de Perthuis, Professeur à l’Université Paris-Dauphine, fondateur de la Chaire Économie du Climat
Boris Solier, Maitre de Conférences à l’université de Montpellier, co-responsable du pôle transitions énergétiques de la Chaire Économie du Climat

Le concept de transitions énergétiques est apparu furtivement au lendemain du premier choc pétrolier, dans un ouvrage portant sur la diversification du mix énergétique(1). Son usage a reflué dans les années 1980 à la suite du contre-choc pétrolier mais l’expression est revenue en vogue dans les années 2000, avec la remontée des prix des énergies et la prise de conscience de la question climatique. Depuis lors, l’usage du terme a continué à se répandre, faisant même l’objet d’une loi votée en 2015 par le Parlement français.

L’expression se décline au pluriel et peut justifier des stratégies très diverses. Aux États-Unis, la transition énergétique vise à réduire la dépendance du pays à l’égard des importations d’hydrocarbures. Le terme justifie le déploiement à grande échelle des pétroles et gaz de schiste qui risquent pourtant de prolonger l’usage des énergies fossiles(2). Au Proche-Orient, la transition énergétique doit permettre de guérir les économies de leur addiction à la rente pétrolière. Dans les pays émergents, elle vise à assurer un accroissement des sources d’énergie compatible avec la montée en régime des économies.

En Europe, le concept justifie sur le papier des politiques visant simultanément à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à promouvoir les énergies renouvelables et à inciter à l’efficacité énergétique. Mais sitôt qu’on creuse un peu, il apparaît que l’emballage enveloppe des stratégies nationales disparates : au nom de la transition énergétique, l’Allemagne quitte le nucléaire, le Royaume-Uni cherche à y revenir, la Pologne à y entrer et la France s’interroge sur les moyens de diluer son poids…

Cette malléabilité du concept est dangereuse, car elle peut orienter vers des futurs indésirables sous l’angle du climat. C’est la raison pour laquelle nous cherchons à en donner une formulation rigoureuse avant de souligner la spécificité de la transition bas carbone relativement aux transitions du passé.  

Radioscopie du système énergétique

La notion de transition énergétique est souvent définie à partir du poids respectif des sources primaires utilisées dans le système communément appelé « mix énergétique ». Par exemple, le système énergétique mondial est passé de la biomasse traditionnelle aux énergies fossiles au début du siècle dernier, du fait de la contribution croissante du charbon, qui représentait 19% de l’énergie primaire utilisée dans le monde en 1870, mais 47 % en 1900 et 55 % en 1910(3).

On associe souvent cette définition à un critère de temps requis pour qu’une nouvelle source primaire atteigne un certain poids dans le système. Cette approche à partir du mix énergétique est cependant une facilité intellectuelle, loin de refléter la complexité inhérente aux systèmes énergétiques et à la dynamique de leurs transformations.

Un système énergétique se caractérise par un jeu d’interrelations complexes qui rattachent les sources primaires aux usages finaux.

Pour comprendre la dynamique des systèmes énergétiques, et donc les bons leviers pour les faire évoluer, il convient d’en avoir une représentation adéquate. Un système énergétique se caractérise par un jeu d’interrelations complexes qui rattachent les sources primaires (énergie disponible à l’état naturel avant toute transformation) aux usages finaux (énergie consommée par les ménages, les entreprises ou les collectivités).

À l’amont des usages finaux fonctionne toute une série d’équipements et d’infrastructures permettant de transformer les sources primaires en énergie utile, de la stocker, et de la transporter jusqu’au consommateur. Ces maillons centraux jouent un rôle majeur dans le fonctionnement des systèmes énergétiques : sans l’invention de la machine à vapeur par Watt (1769), le charbon n’aurait pas eu l’essor qu’il a connu au XIXe siècle ; sans celle de la turbine par Fourneyron (1832), l’électricité n’aurait pas joué le rôle qui a été le sien au XXe siècle.

Le concept de transition énergétique peut ainsi être défini comme l’ensemble des transformations requises pour significativement modifier les usages finaux, le mix des sources primaires et la chaîne de transformation/stockage/distribution d’un système énergétique. Une telle vision systémique est à la base des travaux d’auteurs comme Smil ou Fouquet. Elle a également été popularisée par l’ouvrage de Jérémy Rifkin sur la « troisième révolution industrielle »(4).

Comme le montre l’analyse historique, ce type de transformation, touchant aussi bien le mix des sources primaires que les usages finaux et les maillons intermédiaire de la chaîne, s’étale sur de longues périodes. Son rythme se heurte notamment à l’inertie des infrastructures matérielles et immatérielles sur lesquelles repose le fonctionnement du système.

Les transitions énergétiques du passé : une histoire d’empilements

Une caractéristique commune des transitions énergétiques est d’avoir reproduit un schéma additif dans lequel de nouvelles sources primaires viennent s’ajouter à celles préexistantes, sans jamais s’y substituer. C’est la raison pour laquelle, le monde n’a jamais consommé autant de charbon, « l’énergie du XIXe siècle », que depuis l’an 2000.

La consommation d’énergie au XXe siècle a été multipliée par neuf…

La conséquence la plus directe de l’empilement de sources d’énergie de plus en plus denses est d’avoir engendré un accroissement de la quantité d’énergie disponible par habitant, très lent durant les deux premières transitions, puis de plus en plus rapide à partir de l’introduction des nouvelles sources fossiles : charbon, pétrole, gaz. Couplé avec la transition démographique simultanément opérée, ceci a conduit à une croissance sans précédent de la consommation d’énergie dans le monde au cours des deux derniers siècles. 

Le XXe siècle a été marqué par une formidable accélération de la transition énergétique tirée par l’élargissement des sources primaires et la multiplication des usages liée à la diffusion de l’électricité, de la voiture, des produits chimiques dérivés des hydrocarbures… La consommation unitaire du Terrien moyen est passée de 0,7 à 1,7 tonne équivalent pétrole. Le nombre des Terriens ayant été multiplié par plus de quatre, la consommation d’énergie au XXe siècle a été multipliée par neuf.

La transition bas carbone : le retrait des énergies fossiles

Le mécanisme d’empilement des sources d’énergie constitutif des transitions énergétiques du passé est la cause principale de l’accélération des émissions anthropiques de gaz à effet de serre. Au cours des deux derniers siècles, les transitions énergétiques ont déclenché un mécanisme cumulatif d’empilement de nouvelles sources d’émission de CO2 inédit dans l’histoire humaine. Entre 1850 et 2017, les Terriens ont rejeté dans l’atmosphère un peu plus de 2 300 milliards de tonnes de CO2. Sur ces 2 300 milliards, 40% ont été relâchées depuis 1990 et 28% entre 2000 et 2017.

Si l’empilement des trois sources d’énergie fossile a constitué le trait essentiel du XXe siècle sous l’angle de l’environnement et du climat, désempiler ces sources en retirant les énergies fossiles sera la grande affaire du XXIe siècle.

À très long terme, la raréfaction des énergies fossiles se traduira bien par une hausse rédhibitoire de leur coût les rendant économiquement inutilisables. Mais si on gère la transition bas carbone en fonction de la seule raréfaction des stocks de réserves en terre, on risque fort de rejeter beaucoup trop de CO2 dans l’atmosphère. Depuis deux siècles, économistes et politiques ont été obnubilés par le mur de la rareté sur lequel allait buter la croissance. Repousser ce mur a constitué un puissant moteur des transitions énergétiques du passé dont le succès est largement à l’origine du problème climatique.

La vérité est que l’écorce terrestre contient beaucoup trop de réserves exploitables d’énergie fossile relativement à ce que l’atmosphère peut absorber sans dérégler le système climatique. Le problème majeur du XXIe siècle n’est pas le risque de manque de charbon, de pétrole ou de gaz. C’est que nos sociétés ont développé depuis deux siècles de formidables capacités pour exploiter ces trois énergies qui sont bien trop abondantes.

Carbone « d’en bas », carbone « d’en haut »

Les transitions énergétiques du passé ont résulté de l’action des hommes confrontés à la rareté des gisements de carbone fossilisés dans le sous-sol. Elles ont été guidées par le « carbone d’en bas ». Le risque climatique nous oblige à considérer un autre stock : celui du « carbone d’en haut » qui s’accumule dans l’atmosphère en déréglant le climat. Le problème n’est plus sa rareté, mais son trop plein qu’il faut endiguer pour atténuer le réchauffement.

Se mettre en phase avec les objectifs de l’Accord de Paris conduit à opérer un triple virage par rapport aux dynamiques des transitions énergétiques passées :

  • au mécanisme séculaire de l’empilement, il faudra substituer un schéma dans lequel les sources décarbonées ne s’ajoutent plus aux sources existantes mais prennent la place des énergies fossiles ;
  • les gains d’efficacité énergétique ne devront plus conduire, via la baisse des prix relatifs, à la hausse des consommations d’énergie par tête qui contribue puissamment à l’escalade des émissions ;
  • malgré les innombrables inerties des systèmes énergétiques, cette mutation devra s’opérer à marche forcée, le temps de la transition bas carbone devant être rythmé par le tempo de l’horloge climatique.

Pour cheminer vers les objectifs de l’Accord de Paris, il faudra conduire une transition énergétique qui, sous beaucoup d’aspects, prendra ainsi l’exact contre-pied des chemins empruntés au cours des deux derniers siècles.

 

Cette tribune est la synthèse d'un article plus long à paraître dans l'Encyclopédie de l'Énergie et dans la Revue Energia No. 2/2018.

Sources / Notes
  1. Lewis J. Perelman, August W. Giebelhaus, Mickael D. Yokel (1981), Energy Tansitions: Long Term Perspectives, Boulder : AAAS.
  2. Robert Hefner (2009), The Great Energy Transition, Hoboken, HJ Willey.
  3. Vaclav Smil (2017), Energy Transitions : Global et National Perspectives, Second edition, Praeger.
  4. Jeremy Rifkin (2011), The Third Industrial Revolution: How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and the World, Palgrave Macmillan.

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Commentaire

Gunther

Ces projets sont un gaspillage scandaleux de ressource. Pour éviter les émissions de CO2 en exploitant des ressources fossiles, il existe une solution bien plus efficace : développer le nucléaire, dont un bourrage de crâne absurde a répandu l'idée fausse des dangers qu'il présenterait.

Jean FLUCHERE

Entièrement d'accord avec le commentaire précédent. L transition énergétique consiste à réduire les Emissions mondiales de gaz carbonique et donc à augmenter la consommation d'électricité décarbonée que seul le nucléaire peut fournir en masse.

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