De quoi l’énergie est-elle le nom ?

Etienne Klein

Physicien et philosophe
Directeur de recherche au CEA

Dans le langage courant, le mot « énergie » demeure victime d’une polysémie problématique : il désigne tout aussi bien la force que la puissance, la vigueur que l’élan, le dynamisme que la volonté… De plus, comme ce mot fleure bon le grec ancien (energeia), on imagine volontiers qu’il a toujours fait partie du vocabulaire scientifique. Or, il n’y a été introduit qu’il y a trois siècles, par Jean Bernouilli qui, dans une lettre datée du 26 janvier 1717, définissait l’énergie comme le « produit de la force par le déplacement ». Cette première conception scientifique de l’énergie était au demeurant d’application trop limitée pour prétendre coloniser toute la physique.

Les bons mots de l’énergie

De fait, l’énergie n’a pu devenir un concept central de la physique qu’un siècle et demi plus tard, à partir du moment où il fut établi qu’elle obéit à une implacable loi de conservation. Qu’est-ce à dire ? Lorsque deux systèmes interagissent, ils échangent de l’énergie : au cours de l’interaction, la somme des variations d’énergie dans le premier système se trouve toujours être l’opposée de la somme des variations d’énergie dans le second, de sorte que l’énergie globale est conservée. Mais nos façons de dire l’énergie, notamment lorsque nous débattons de la « transition énergétique », ne rendent guère justice aux découvertes des physiciens. Par exemple, dès lors que l’énergie d’un système isolé demeure constante, il devient trompeur de parler de « production d’énergie », car cette expression laisse entendre que l’énergie pourrait émerger du néant, surgir de rien. En réalité, il ne s’agit jamais que d’un changement de la forme que prend l’énergie, ou d’un transfert d’énergie d’un système à un autre, jamais d’une création ex nihilo.

Un exemple ? « Produire » de l’électricité dans une centrale nucléaire signifie transformer l’énergie libérée par les réactions de fission de l’uranium 235 en énergie électrique d’une part, en chaleur d’autre part. L’énergie présente à la fin du processus est exactement la même qu’au début. Contrairement à ce qu’on proclame, on n’en a donc pas produit du tout.

Pour mieux comprendre comment les choses se passent, il faut faire appel à un autre concept, plus subtil, celui d’entropie. Il s’agit d’une grandeur qui caractérise la capacité d’un système physique à subir des transformations spontanées : plus grande est la valeur de l’entropie, plus faible est la capacité du système à se transformer. En évoluant, un système augmente son entropie, c’est-à-dire affaiblit sa tendance à évoluer : plus il a changé, moins il a tendance à continuer à changer, jusqu’à ce que, son entropie étant devenue maximale, il demeure dans un état d’équilibre. C’est là tout le sens du second principe de la thermodynamique.

L’entropie mesure en fait la « qualité » de l’énergie disponible au sein du système. Au cours de ses transformations, l’énergie devient de moins en moins utilisable. Une énergie de bonne qualité est une énergie ordonnée, c’est-à-dire d’entropie faible. C’est par exemple celle de la chute d’eau qui, grâce à son mouvement d’ensemble descendant, est facilement récupérable (on peut l’utiliser pour faire tourner une turbine). Au bas de la chute, les molécules d’eau ont perdu l’ordonnancement vertical, dû à la pesanteur, qu’elles avaient lors de la chute. Leur énergie s’est désordonnée et a donc perdu de sa qualité. En fait, elle s’est en partie transformée en chaleur, notion ici ambiguë car perd de son sens à l’échelle microscopique : elle n’est que la partie désordonnée de l’énergie mécanique totale.

De la même façon, on ne devrait pas parler de « consommation d’énergie ». Car consommer la totalité d’un kilojoule d’énergie, ce n’est nullement le faire disparaître : c’est prendre un kilojoule d’énergie sous une forme de faible entropie (par exemple de l’électricité) et le convertir en une quantité exactement égale d’énergie sous une autre forme, possédant en général une entropie beaucoup plus élevée (de l’air chaud ou de l’eau chaude par exemple). En bref, consommer de l’énergie, ce n’est pas consommer de l’énergie, c’est créer de l’entropie. On ne devrait pas non plus dire qu’il existe des énergies à proprement parler « renouvelables », car ce n’est jamais l’énergie elle-même qui se renouvelle, seulement le processus physique dont on l’extrait (par exemple le vent ou l’émission de lumière par le Soleil)…

Suis-je en train de « pinailler » ? Sans doute, mais dans le but d’illustrer le fait que si l’on dit mal les choses, on risque de mal les penser. Or, la nature ne se laissera jamais duper par nos jeux de langage.

La notion d’« esclaves énergétiques »

Pour bien fonctionner, notre corps a besoin d’une puissance de 100 watts. Cela correspond à une énergie de 2,4 kWh/jour, qui lui est fournie par le biais de l’alimentation. Afin d’avoir une appréciation tangible de notre consommation globale d’énergie, on peut l’évaluer en choisissant cette unité de mesure, c’est-à-dire la quantité d’énergie consommée chaque jour par un homme qui travaillerait sans jamais prendre de repos. Cela revient en somme à dénombrer le nombre d’« esclaves énergétiques » qui sont à notre disposition. Bien sûr, ces esclaves sont des machines plutôt que des êtres humains : ils font notre lessive, nous chauffent, nous éclairent, cuisinent à notre place, nous transportent à l’autre bout du monde, nous divertissent, et font pour nous la majeure partie des travaux nécessaires à notre survie ou à notre confort.

Comment les décompter ? Prenons une ampoule de 60 W : elle correspond à un peu plus d’un demi-esclave. Considérons maintenant une personne effectuant chaque jour un trajet de 50 kilomètres avec une voiture consommant 8,5 litres aux 100 km. Tous calculs faits, on découvre qu’elle mobilise ainsi 17 esclaves énergétiques. En moyenne, un Français dispose de 150 esclaves énergétiques.

Dans son ouvrage intitulé Des Esclaves énergétiques. Réflexion sur le changement climatique, l’historien Jean-François Mouhot osait un parallèle symbolique entre la condition des esclaves dans l’Antiquité et celle de nos machines. Il voulait démontrer que le recours aux énergies fossiles n’est pas éthiquement neutre, qu’il devrait même nous conduire à poser des questions analogues à celles qui tourmentaient les sociétés ayant recours à l’esclavage.

Le rapport maître-esclave n’étant évidemment pas identique selon qu’il s’exerce sur un homme ou sur une machine, il n’est pas question de confondre les deux situations. Reste que leur mise en correspondance fait ressortir certains effets de l’utilisation des machines thermiques qui, sans cela, demeureraient inaperçus. Alors que l’esclavage des êtres humains constitue une violence directe exercée sur eux, celui des machines thermiques nous libère de tâches ingrates ou dangereuses. Toutefois, il induit de façon indirecte, au travers notamment du changement climatique qu’il provoque, une forme d’oppression sur d’autres êtres humains.

En juin 2016, même si elles furent provoquées par des blocages et non par de véritables pénuries, les files d’attente devant les stations-service nous ont offert une occasion supplémentaire de prendre conscience de ce qu’il convient d’appeler notre « servitude énergétique » : nos sociétés sont de plus en plus dépendantes de sources d’énergie pour l’essentiel fossiles, et elles savent que pour entretenir leur système de production et de consommation, elles doivent continuer à « croître », c’est-à-dire à disposer de plus en plus d’énergie de plus en plus rapidement. Or, à la différence des précédentes crises, où la découverte d’une nouvelle source d’énergie primaire semblait suffire à résoudre le problème en relançant un cycle de croissance, nos sociétés se savent désormais menacées par les effets nocifs et irréversibles que provoque leur mode de développement. Elles se trouvent ainsi mises dans un cercle vicieux : le mouvement continu de ce cercle n’est possible qu’à la condition que la croissance ne s’arrête pas ; or le combustible de cette croissance, lui, risque de s’épuiser un jour.

Face à ce problème, qui est un problème planétaire, mais aussi un problème qui se décline à l’échelle de chacun des particuliers que nous sommes, il serait irresponsable de faire comme si de rien n’était en feignant de croire que la recherche résoudra tous les problèmes : les ruptures technologiques, si nous devons impérativement les préparer et les rechercher, ne peuvent constituer notre seul espoir, car nous savons que certaines de ces ruptures demeurent très hypothétiques.

Commentaire

Jacques de Ger…

Bonjour et merci de cette perspective "entropique" sur les enjeux planétaires. Au delà, il st bien établi à présent que tout système dit "organisé", du tourbillon du cyclone aux tribus de primates, écosystèmes et sociétés économiques, n'émergent que parce qu'elles favorisent de plus en plus efficacement l'évolution d'un système vers son équilibre entropique, conformément à la seconde loi de la thermodynamique. La prise de conscience de ce paradigme refondateur "nous ne sommes que des systèmes localisés organisés qui favorisent le désordre global " permet de mieux intégrer la nécessité absolue de ne pas épuiser les sources énergétiques qui nous génèrent. Voir à ce sujet la courte video d'animation, Le Principe d'Emergence : https://www.youtube.com/watch?v=3wDLbwaOpck

Paul Sébastien…

produire de l'entropie avec des esclaves énergétiques. woo, la France parle bien mais est loin du moteur électro-autonome, vous n'avez donc pas dépassé l'éolienne comme énergie propre monsieur Klein. La physique ce n'est pas des mots, la physique c'est des faits, des système qui parlent d'eux mêmes.

gouvrion

c'est quoi un moteur électro-autonome ? ...
une éolienne (avec durée de vie de 20 ans) avec 3 ou 4 tonnes de cuivre à l'intérieur (malgré la quantité limitée du cuivre sur la planète) ? et le principe de thermodynamique (entropie) que l'on retrouve aussi sur les matériaux (pertes irréversibles du matériau, etc, ..) puisque le recyclage est très limité pour la plupart des métaux dans ces énergies.
ou des panneaux photovoltaiques (avec du gallium également en quantité limitée sur la planète et non recyclable) ?
et autonome quand il n'y a pas de vent ou de soleil ?... (merci le charbon ou le gaz pour combler l'intermittence).
et autonome avec tous les systèmes à mettre en place pour les énergies diffuses (transfos, lignes électriques partout, etc)

c'est quoi une énergie propre ?
(1 éolienne : 10g CO2/kwh, idem pour le nucléaire ou l'hydraulique.)

La physique , c'est avant tout la réflexion... et l'étude systèmique des systèmes. non ?

en tout cas, j'ai bien aimé la présentation de Mr Klein. Elle rejoint complètement l'analyse de ceux qui réfléchissent.

gouvrion

Je viens de trouver sur internet le "moteur électro autonome".
N'importe quoi !! on n'arrete pas le délire dans les pseudo sciences et les solutions miracles, digne de gourous, de charlots de la science ou de manipulateurs ou de zozos farfelus...
en tout cas, c'est sympa pour rigoler un bon coup.
(Malheureusement, c'est le résultat navrant de l'absence de cours de physique et de technique pour beaucoup de gens).

Buldo

J'ai moi aussi été voir cette histoire de "moteur électro-autonome" et j'ai bien rigolé. On y retrouve tout le vocabulaire des attrapes-couillons. De la théorie du complot (invention qui met en danger les puissants et les états...) du mysticisme (destiné tout ça) et du jargon pseudo-scientifique. Le pire est qu'il existe des gens pour croire ça.

Paul Sébastien…

Premièrement m. Gouvrion, de l'analyse de ceux qui réfléchissent ne me concerne pas car j'y ai réfléchit huit heure par jour, sept jour par semaine au cours des dix dernière années à mes moteurs et non pas en dix minute à l'aide d'une référence internet non cité. Ensuite, ai-je besoin de justifier la pacification par la décarbonisation, pour ce faire, nous avons besoin d'aller au delà des mots et agir. Ce n'est pas contre m. Klein en particulier mais contre la France et ses cinquantes centrales nucléaires que j'en ai, contre la France qui mise sur l'éolienne, contre la France et sa consommation abusive de gaz, hydrocarbure, charbon... il faut lui faire réaliser son ineptie, c'est un devoir humain. Je ne suis pas un grand scientifique, je ne suis pas un grand philosophe mais je suis un grand mécanicien, je crois en un avenir meilleur par la démocratisation de l'énergie. Je m'excuse si j'ai choquer quelque français mais c'est un mal pour un bien, je n'ai pas finis de me battre ni envers vous autre, ni envers mes amis les canadiens, ni envers quiconque qui produis de l'énergies stupide. Un peut de pugnacité d'un québécois qui vous aime...pareil !!!

gouvrion

cela tombe bien ! moi aussi , je suis mécanicien (la science des forces et des mouvements: celle de Gallilée, de newton, de sadi Carnot, de Bernouilli, de Simon Stevin (que malheureusement Mr Klein a oublié dans la mise en évidence de l'énergie au 17ième siècle, des applications techniques de l'énergie avec amélioration des rendements des sytèmes energétiques au 17i ème siècle), etc,..
et en tant qu'enseignant de la Mécanique appliquée à la construction, je peux t'assurer que ton système est une arnaque de rêveur ou de voleur.
Je ne connais pas le niveau d'enseignement au canada en mécanique, mais visiblement, tu n'as jamais entendu parler des lois de la thermodynamique. Qui est pourtant une base de la mécanique. (le mot Energie, c'est une "force en mouvement" en grec, non ?)
Je suis d'accord avec toi sur la décarbonisation, mais, avec la taxe carbone, pas par la "démocratisation de l'énergie" (cela ne veut, d'ailleurs, rien dire du tout). c'est une histoire d'ordres de grandeur.
Par quoi, tu désires remplacer les centrales nucléaires ? si tu ne désires ni charbon, ni gaz, ni éolien, etc,..
tu désires faire rouler les TGV et faire tourner les industries lourdes, hopitaux, fours industriels, etc,.. avec tes systèmes électro autonomes ?

Paul Sébastien…

vous avez négligé de cité le mode de transport le plus important soit les navires, soit comment je vais traversé l'atlantique nord sans hydrocarbure.

Ajouter un commentaire

Sur le même sujet