
Fellow spécialiste des questions énergétiques, Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM)
Auteur de Jusqu’à plus soif- Enjeux et conflits énergétiques (Fides, 2022)
C’est peu dire que le Canada est depuis quelques mois traumatisé par la victoire de Donald Trump comme président des États-Unis.
Des mesures tarifaires de 10%, 25%, voire 50% décrétées sur nos exportations au sud de la frontière, qui ont un grave impact sur l’économie canadienne d’est en ouest, et ces propos vexatoires d’absorber le Canada comme 51e État des États-Unis : les citoyens canadiens absorbent encore le choc brutal de la manière trumpienne de traiter son voisin du nord et principal allié historique.
Des mesures néfastes pour les deux économies
Le président Trump semble faire peu de cas de l’intégration économique et énergétique de nos deux économies. Le marché énergétique nord-américain est très intégré (comme le démontre le réseau de pipelines de cette carte). Le Canada est bien pourvu sur le plan énergétique : il est à la fois une puissance fossile et une puissance en énergies renouvelables.
En matière de pétrole, le pays produit 5,1 millions de barils par jour (Mb/j), ce qui le situe au quatrième rang mondial(1). Les besoins canadiens sont de 1,7 Mb/j(2). Ses réserves pétrolières sont majeures, estimées comme les plus importantes après le Venezuela et l’Arabie saoudite(3).
La production est concentrée dans l’ouest du pays, principalement en Alberta (plus de 80% du total canadien). Le Canada exporte plus de 4 Mb/j vers les raffineries du Midwest et du Golfe du Mexique, soit plus du trois quart de sa production, et à peu près son seul marché d’exportation. Ce volume représente 60% des importations américaines(4).
Il faudrait des investissements majeurs à ces raffineries américaines pour faire les conversions nécessaires pour raffiner du pétrole léger
Les exportations de pétrole du Canada vers les États-Unis ont augmenté de manière significative depuis 2010 : de moins de 2 millions à 4 millions de barils/jour(5). Si bien que le secteur pétrolier contribue à 9% du PIB nominal canadien et contribue à plus de 170 000 emplois directs(6).
Le pétrole canadien est de type lourd(7), alors que les États-Unis produisent surtout du pétrole léger. C’est là un avantage du pétrole canadien dans le contexte actuel : il faudrait des investissements majeurs à ces raffineries américaines pour faire les conversions nécessaires pour raffiner du pétrole léger.
De plus, son pétrole se vend à un prix bien en deçà de l’indice WTI (West Texas Intermediate), la valeur de référence du marché pétrolier américain. Cela s’explique par la plus grande difficulté de raffiner le pétrole lourd, les coûts de transport, et le petit nombre de tuyaux existants pour transporter le pétrole canadien hors des États-Unis, donc par un pouvoir de marché côté américain.
En matière de gaz, le pays occupe le cinquième rang mondial et le 17e au niveau des réserves(8). En 2021, il en a produit 167 milliards de mètres cubes(9). La moitié de ce gaz est exportée aux États-Unis.
Au total, les revenus tirés des exportations canadiennes d’énergie s’élèvent à 217 milliards de dollars canadiens en 2022, soit le tiers des exportations canadiennes de marchandises vers les États-Unis(10).
Le drame du secteur fossile albertain
La grande particularité du secteur fossile albertain est le manque d'infrastructures pipelinières reliant la région aux ports côtiers. La seule voie d’accès maritime pour son pétrole est l’oléoduc Transmontain, reliant l’Alberta aux ports situés en Colombie-Britannique. Cet oléoduc, inauguré en 1953, a vu sa capacité tripler en 2024, à 890 000 barils/jour. Il est de la propriété du gouvernement fédéral canadien, à la suite de l’abandon en 2017 du projet par la société texane Kinder-Morgan.
La seule voie d’accès maritime pour son gaz est le projet LNG Canada (phase 1), en Colombie-Britannique, qui sera mis en service en 2025. D’autres projets devraient être mis en service entre 2027 et 2030(11).
Les États-Unis disposent quant à eux déjà de huit terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié, principalement situés dans les zones portuaires du sud du pays, et en ont cinq autres en construction(12).
Une inquiétude pour la sécurité énergétique
Un point d’inquiétude au Canada est le parcours géographique des pipelines pour l’approvisionnement de pétrole canadien vers l’est du pays. Un pipeline, mis en place dans les années 1950, part de l’Alberta, passe par les États-Unis, et revient au Canada, vers Montréal. Il transporte 1,1 million de baril/jour.
Ce pipeline est connu sous le nom de canalisation 5 (de l’ouest canadien, via les Grands-Lacs), puis se connecte à la canalisation 9 (Sarnia, en Ontario vers Montréal), comme on peut le voir sur cette carte.
Or, la canalisation 5 fait présentement l’objet d’opposition dans le Midwest américain, en raison de craintes de rupture du tuyau et des dégâts environnementaux que cela entrainerait. La canalisation passe sous les eaux, dans le détroit de Mackinac, au Michigan. Cet enjeu est l’objet d’un litige entre les États-Unis et le Canada(13).
Du côté de l’électricité
Les réseaux canadiens avec ceux au sud de la frontière sont également fort intégrés et complémentaires. Le Canada a produit 618 TWh d’électricité en 2023, dont plus de 65% provenant de l’hydroélectricité, de l’énergie éolienne et de l’énergie solaire. L’hydroélectricité est concentrée dans quatre provinces : la Colombie-Britannique, le Manitoba, le Québec et Terre-Neuve-et-Labrador, mais plus de la moitié est produite au Québec(14).
Grâce à plus d’une trentaine de lignes de transport d’électricité, le Canada a exporté près de 50 TWh aux États-Unis en 2023, pour des revenus globaux de quelque 4,3 milliards(15). Environ 8% de la production canadienne a été exportée aux États-Unis en 2023, ce qui constituait 1% de la consommation des États-Unis(16).
Mais, en 2024, une première depuis longtemps, le Canada a importé plus d’électricité qu’il n’en a exporté, notamment en raison d’une baisse de l’hydraulicité, notamment au Québec(17).
Opposition face aux tarifs
Il n’y a pas que les Canadiens qui s’oppose aux mesures tarifaires de l’administration actuelle à Washington.
L’American Petroleum Institute s’est clairement prononcée contre ces mesures. Dans un communiqué publié le 1er février 2025, l’organisation écrit : « Les marchés de l'énergie sont fortement intégrés, et un commerce libre et équitable à travers nos frontières est essentiel pour fournir une énergie abordable et fiable aux consommateurs américains. Nous continuerons à travailler avec l'administration Trump sur des exclusions complètes qui protègent l'abordabilité de l'énergie pour les consommateurs, développent l'avantage énergétique de la nation et soutiennent les emplois américains »(18).
Des actions contradictoires avec le mantra de domination énergétique
Les menaces tarifaires contre le Canada et le Mexique, les deux principaux partenaires énergétiques des États-Unis, apparaissent en contradiction avec l’approche de domination énergétique de la nouvelle administration.
En bousculant ses partenaires, Washington force ceux-ci à envisager de diversifier leur approvisionnement hors du giron américain.
En adoptant une approche continentale, avec un pays au nord et un autre au sud avec lesquels il entretient un accord de libre-échange, les États-Unis ont atteint la sécurité énergétique : l’économie américaine consomme 20 millions de barils/jour. Il en produit plus de 13 millions/jour. Le Canada lui en fournit 4 millions/j, le Mexique plus de 600 000 barils/j.
En bousculant ses partenaires, Washington force ceux-ci à envisager de diversifier leur approvisionnement hors du giron américain, au moment même où la production américaine semble stagner(19).
Les prochains mois seront déterminants pour l’avenir de l’industrie nord-américaine de l’énergie fossile et électrique. Au Canada les débats sont intenses sur la nécessité de diversifier les marchés d’exportation pour le pétrole et le gaz, de construire des pipelines pour pouvoir exporter davantage d’énergie fossile vers d’autres pays que les États-Unis. On parle de pipelines vers la Colombie-Britannique pour le marché asiatique ; d’un pipeline vers le Québec et les Maritimes(20) pour le pétrole et d’un gazoduc vers le Québec pour le gaz.
Des projets avaient déjà été proposés, mais jamais construits, notamment devant les contestations publiques : Northern Gateway, pour acheminer du pétrole de l’Alberta vers la Colombie-Britannique (abandonné en 2017) ; le projet Energie est pour le pétrole (4 500 km, abandonné en 2017) ; et le projet GNL Québec pour le gaz (abandonné en 2021-2022).
En électricité, l’idée est également lancée d’interconnecter davantage les provinces entre elles, plutôt que dans un axe nord-sud comme maintenant.
Si les mesures tarifaires sont maintenues par Washington, les Canadiens seront placés devant le choix difficile d’envisager sérieusement la mise en place de ces infrastructures devenues coûteuses pour se délier de son voisin américain, devenu subitement une menace géopolitique.
Sources / Notes
- Ressources naturelles Canada, Cahier d’information sur l’énergie 2023-2024, p.104.
- Cahier d’information sur l’énergie 2023-2024, p.108.
- Ressources naturelles Canada, Combustibles fossiles.
- U.S. Energy Information Administration
- U.S. Energy Information Administration
- Cahier d’information sur l’énergie 2023-2024, p.100.
- Régie de l’énergie du Canada.
- Cahier d’information sur l’énergie 2023-2024, p.119.
- Régie de l’énergie du Canada.
- Cahier d’information sur l’énergie 2023-2024, p.12.
- Ressources naturelles Canada.
- Energy Information Administration
- Affaires mondiales Canada.
- Statistiques Canada.
- Régie de l’énergie du Canada.
- Cahier d’information sur l’énergie 2023-2024, p.12.
- Les importations d’électricité ont dépassé les exportations au Canada, La Presse, 29 avril 2024.
- API Statement on Tariffs on Canada, Mexico and China.
- Oil Prices.
- Les « maritimes » désignent les trois provinces de la côte sud-est et atlantique du Canada : le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et l'Île-du-Prince-Édouard.
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