Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)
Boris Solier, maître de conférences à l’Université de Montpellier, Expert Cyclope
Inscrite en filigrane dans les directives d’ouverture à la concurrence du secteur énergétique en Europe, la fin des tarifs réglementés de vente (TRV) pour l’électricité comme pour le gaz est aujourd’hui une recommandation explicite de la Commission européenne. En France, ces tarifs sont régulièrement dénoncés par les fournisseurs alternatifs d’énergie qui estiment qu’ils ne sont pas fixés à leurs bons niveaux, ce qui donne lieu parfois à un réajustement des prix par le Conseil d’État. Fin novembre 2017, l’Anode (Association nationale des opérateurs détaillants en énergie) a publié un livre blanc(1) rappelant la nécessité de supprimer ces tarifs réglementés pour permettre à la concurrence de se développer librement dans le secteur de l’énergie.
Dans le même temps, les dispositifs de lutte contre la précarité énergétique vont évoluer et les tarifs sociaux sont depuis 2018 remplacés par un chèque unique destiné à couvrir une partie des dépenses en énergie des ménages les plus pauvres. Ces deux évolutions procèdent de la même logique : faire davantage confiance aux mécanismes de marché. Elles s’opèrent par ailleurs dans un contexte de montée en régime de la taxe carbone en France, passée à plus de 44 €/t CO2 en 2018, qui vient renchérir le coût des énergies fossiles et pénaliser les ménages les plus modestes. Quelles conséquences ces évolutions auront-elles sur la situation des ménages en situation de précarité énergétique ?
Des tarifs réglementés aux « offres de marché » pour la vente d’énergie
Les tarifs réglementés de vente (TRV) qui ne concernent depuis début 2016 que les ménages et les petits professionnels (appelés tarifs bleus pour l’électricité) ont désormais vocation à disparaître. Ces tarifs réglementés représentent encore plus de 80% des sites et 37% de la consommation d’électricité en France selon la Commission de régulation de l’énergie(2). C’est du moins la recommandation du projet de « Clean Energy for all Europeans »(3) dévoilé en novembre 2016 par la Commission européenne, un avis que semble partager le Conseil d’État en France, notamment en ce qui concerne la fourniture de gaz(4). Cela signifie que tous les consommateurs, modestes ou pas, devront à terme acheter leur électricité en « offre de marché ».
On peut s’attendre à ce que de nombreux consommateurs quittent l’opérateur historique d’autant que de nouveaux entrants apparaissent...
La fin des TRV ne devrait toutefois pas nécessairement conduire le consommateur à payer son électricité plus cher, d’abord parce que, aux termes de la loi, les tarifs réglementés doivent dorénavant suivre au plus près les coûts de production du kWh, ensuite parce que les prix en « offre de marché » sont souvent plus faibles que le TRV. Mais c’est un signal envoyé au consommateur qui pensait le contraire et croyait qu’il était à l’abri des augmentations tant que le tarif était fixé par la puissance publique. Ce fut vrai dans le passé, l’État ayant tendance à ne pas répercuter totalement ni rapidement l’augmentation des coûts dans le tarif, cela est moins vrai aujourd’hui.
Du coup on peut s’attendre à ce que de nombreux consommateurs quittent l’opérateur historique d’autant que de nouveaux « entrants » apparaissent (on pense à Total et demain aux GAFAM) : quitter le TRV n’implique pas de quitter l’opérateur historique (EDF ou les entreprises locales de distribution) mais l’incitation est forte et c’est d’ailleurs sur cela que comptent les fournisseurs alternatifs.
Un chèque unique pour lutter contre la précarité énergétique
Au 1er janvier 2018, les tarifs sociaux du gaz et de l’électricité dits de première nécessité (TPN) ont disparu au profit d’un « chèque énergie », destiné à couvrir une partie des dépenses d’électricité des ménages en situation de précarité énergétique. Rappelons qu’un ménage est en situation de précarité énergétique lorsqu’il consacre 10% ou plus de son revenu aux dépenses d’énergie pour les besoins de son logement, ce qui ne tient pas compte des dépenses liées au transport, en particulier des frais d’essence ou des frais de transport en commun. Près de 4 millions de ménages, soit plus de 10 millions de personnes, sont dans une telle situation en France selon les chiffres de l’Observatoire de la précarité énergétique(5).
Jusqu’à maintenant, ces ménages précaires bénéficiaient d’une réduction forfaitaire sur leur facture d’électricité, qui pouvait représenter jusqu’à 140€ par ménage en fonction de la puissance souscrite et du nombre d’occupants. Dorénavant ils toucheront un chèque énergie, dont le montant annuel s’élèvera au maximum à 227 €, qui leur permettra de faire face pour partie à cet achat. Dans les quatre départements où le chèque énergie a été expérimenté (l’Ardèche, l’Aveyron, le Pas-de-Calais et les Côtes d’Armor), il a constitué une aide moyenne de 150 euros par ménage. Le gouvernement prévoit que le montant moyen du chèque adressé à chaque ménage précaire atteigne 200€ en 2019. Le montant du chèque énergie est calculé en fonction du revenu fiscal du foyer (revenu fiscal dit de référence qui tient compte de la composition du foyer) et prévoit un plafond d’éligibilité. A noter, et c’est un progrès par rapport aux tarifs sociaux, que ce chèque peut être utilisé pour acheter d’autres énergies que le gaz ou l’électricité, comme le bois ou le fioul. Rappelons que 21% seulement des ménages précaires sont chauffés à l’électricité contre 29% des Français en moyenne. Beaucoup sont donc chauffés au gaz, au bois, mais aussi au fioul, en particulier en milieu périurbain ou rural.
Le ménage achètera dorénavant son énergie au prix du marché et saura donc ce que cela coûte, ce qui devrait l’inciter à plus d’économies.
En théorie ce chèque est affecté à l’achat d’énergie mais en pratique, les ménages précaires pourront fort bien affecter de facto ce chèque à d’autres dépenses, et notamment au financement des mesures d’efficacité énergétique telles que les travaux d’isolation. Faut-il dès lors craindre un « effet rebond » voire un « effet de substitution » ? On peut considérer que le ménage est le meilleur juge de l’utilisation de son revenu et qu’il est préférable de lui laisser le libre arbitre dans sa décision. On retrouve la même approche que celle développée par les partisans de « l’impôt négatif » : mieux vaut donner un revenu monétaire à une personne précaire qui en fera ce qu’elle veut que de lui fournir directement des services gratuits. Le ménage achètera dorénavant son énergie au prix du marché et saura donc ce que cela coûte, ce qui devrait l’inciter à plus d’économies. L’aide financière directe l’aidera dans sa démarche.
L’impact de la mesure sur l’évolution de la précarité énergétique est délicat à évaluer. D’un côté, le chèque énergie concernera potentiellement un plus grand nombre de ménages que les tarifs sociaux, puisque le seuil d’attribution a été fixé à 7 700 € de revenus par an pour une personne seule (11 500 € pour un couple avec deux enfants) contre 2 175 € auparavant pour les TPN. D’un autre côté, la mesure risque de pénaliser les consommateurs qui recourent à la fois au gaz et à l’électricité puisque, là où ils pouvaient cumuler les deux dispositifs de tarifs sociaux, ils toucheront désormais un chèque unique.
Vers la fin de la péréquation spatiale des prix de l’électricité ?
Sur la plan social ces deux réformes sont de nature à engendrer quelques effets anti-distributifs. Mais la fin des tarifs réglementés de vente annonce sans doute aussi la fin de la péréquation spatiale des prix de l’électricité, qui permet aux consommateurs de bénéficier d’un tarif identique indépendamment du lieu de consommation. Il y a longtemps que la péréquation temporelle des tarifs n’existe plus (les prix en heure de pointe sont plus élevés qu’en heure creuse) mais la péréquation spatiale, qui était une pratique après la Seconde Guerre mondiale est inscrite dans la loi depuis 2000 au niveau des tarifs réglementés. La fin des tarifs réglementés ouvre ainsi la voie à l’abandon du principe de péréquation maintenu jusqu’alors au nom de la solidarité territoriale. On objectera que les tarifs d’accès au réseau d’électricité, qui représentent environ 30% de la facture d’un client domestique, sont fixés par la CRE indépendamment de la localisation du client (logique dite du timbre-poste). Mais les débats actuels sur les coûts de raccordement des installations solaires et éoliennes localisées loin des réseaux en place peuvent laisser penser qu’une différenciation spatiale des tarifs de transport et de distribution sera possible demain.
On reviendrait à la situation d’avant 1946 où les prix de l’électricité pouvaient être différents d’une région à l’autre...
Les offres de marché n’ont a priori aucune raison de maintenir la péréquation spatiale au niveau des coûts de commercialisation du kWh : fournir des clients isolés est coûteux. Du coup, on reviendrait à la situation d’avant 1946 où les prix de l’électricité pouvaient être différents d’une région à l’autre, ce qui n’est d’ailleurs pas en soi une situation indéfendable : il est plus coûteux d’approvisionner un consommateur rural qu’un consommateur urbain car le fournisseur peut lui aussi profiter du foisonnement des consommations, surtout s’il développe des applications numériques adossées à la vente de kWh. Cela soulève néanmoins des interrogations, notamment dans les départements ou territoires d’outre-mer qui bénéficient aujourd’hui d’un tarif identique à celui de la métropole. Les études montrent qu’en général la proportion de ménages précaires est forte en zone périurbaine et en zone rurale, en particulier en zone montagnarde. La fin de la péréquation spatiale va donc davantage pénaliser ces ménages précaires qui vont y voir une « double peine ». Et l’incitation à développer l’autoproduction donc l’autoconsommation d’électricité photovoltaïque ne va guère jouer pour des ménages qui n’ont pas les moyens de financer l’acquisition de l’installation, quand bien même l’opération serait rentable à terme.
A cela s’ajoute la montée en régime de la taxe carbone, qui est déjà de plus de 44 euros par tonne de CO2 en 2018 et devrait atteindre plus de 86 € la tonne de CO2 d’ici la fin du quinquennat en 2022. Cette hausse de la fiscalité carbone pèsera fortement sur les énergies fossiles(6). C’est une charge additionnelle pour les ménages précaires qui sont souvent chauffés au fioul et ne peuvent pas s’offrir les équipements électroménagers les plus performants, donc les plus coûteux. C’est là encore une double peine pour les ménages précaires qui habitent en périphérie des villes puisque cela les conduit à se déplacer dans des véhicules au demeurant peu performants du fait de l’absence de transports collectifs de proximité. La fiscalité verte demeure donc inégalitaire et doit s’accompagner de mesures compensatoires en faveur des ménages les plus modestes. Cela nécessitera de faire évoluer le dispositif du chèque énergie et de mettre en place des mesures d’accompagnements ciblées, comme par exemple des aides à l’achat de véhicules moins polluants. Le paradoxe tient au fait que de nombreuses mesures environnementales tendent à pénaliser les plus modestes : c’est le cas du péage urbain, des vignettes ou pastilles écologiques pour circuler en ville, des mesures de circulation alternée et bien sûr des taxes sur les émissions de gaz à effet de serre.
Sources / Notes
- La suppression des tarifs réglementés de vente d’électricité : pertinence et modalités, Anode.
- Observatoire des marchés de détail, Commission de régulation de l’énergie.
- Clean Energy for All Europeans, Commission européenne.
- Décision sur le maintien des tarifs réglementés du gaz naturel, Conseil d’État.
- Les chiffres clés de la précarité énergétique, Observatoire national de la précarité énergétique.
- Loi de finances 2018 : vers une taxe carbone « a la suédoise » ?, Chaire Économie du Climat.
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