Retour du nucléaire en Suisse : fantasme ou réalité ?

Cédric Junillon

Fondateur, WattEd

Le Conseil fédéral (comprenez « Gouvernement suisse ») a récemment annoncé par son ministre de l'Énergie Albert Rösti sa volonté de faire tomber le moratoire en place sur la construction de nouveaux réacteurs. 

Aussitôt, on a vu bon nombre de commentateurs étrangers, peu au fait de la situation suisse, donner leur avis sur le bien-fondé de cette décision comme si c'était chose faite, annoncer que la Suisse renonçait à ses objectifs renouvelables et que le nucléaire serait bientôt relancé en Suisse. Si la nouvelle a pu sonner comme un coup de tonnerre, un peu de contexte et d'histoire récente s'impose pour comprendre le rythme (lent) de la politique en Suisse.

Fukushima et la stratégie énergétique 2050

La production électrique suisse est historiquement quasi totalement à base d'hydraulique (2/3) et de nucléaire (1/3), faisant donc partie des mix les plus décarbonés au monde. Les 4 centrales nucléaires ayant été mises en service entre 1969 et 1984, leur renouvellement est en prévision lors de la mise sur pied de la stratégie énergétique lorsque survient en 2011 le tsunami causant l'accident de Fukushima

Avec un tel impact émotionnel et médiatique, dans un pays où le peuple a toujours le dernier mot par votation populaire, le remplacement des réacteurs actuels n'est alors plus envisageable et la stratégie doit être retouchée immédiatement. Conseil Fédéral et Parlement travaillent ensemble sur une nouvelle mouture qui met toujours en avant l'efficacité énergétique et la production renouvelable, mais plus de nouveau nucléaire à l'horizon.

Deux votations importantes sur ce sujet arriveront alors :

L'affaire semble alors entendue !

Carte de la votation du 21 mai 2017 par canton

Lors de la votation de 2017, le canton d’Argovie, où sont implantées les centrales nucléaires de Beznau et Leibstadt, a voté à 51,8% contre la nouvelle loi sur l’énergie. Cette dernière avait en revanche été approuvée à 72,5% par le canton de Genève (qui mentionne dans sa constitution cantonale qu'il doit lutter contre le nucléaire chez soi comme à l'étranger). Précisons que le réacteur de Mühleberg a fermé depuis et est en cours de démantèlement.

Stratégie NetZero, transition difficile et retour en grâce du nucléaire

Sauf que, niveau lutte contre le changement climatique, la préparation et le vote de cette loi sur l'énergie se passe encore sous le protocole de Kyoto. Quelques mois plus tard, la Suisse ratifie l'accord de Paris, bien plus ambitieux, et le peuple entérine l'objectif de neutralité carbone par une nouvelle votation en 2023.

La Suisse a bien des atouts (une production hydraulique et des capacités de stockage hors norme par ses barrages), mais le succès de la transition n'est pas évident pour autant, en raison d'une population qui ne cesse d'augmenter par le jeu de l'immigration européenne, d'une forte densité démographique malgré son profil montagneux (217hab/km2, 2x plus que la France) et un fort attachement à ses paysages qui retarde ou condamne énormément de projets énergétiques (éolien, hydraulique, réseau...).

Le photovoltaïque est systématiquement vu comme le deuxième pilier du système de demain aux côtés de l'hydraulique.

Les rapports des différentes agences scientifiques convergent sur la trajectoire de décarbonation à suivre. Comme partout ailleurs, l'électrification est jugée clef pour sortir des énergies fossiles, la fée électricité devant passer d'un quart à la moitié de l'énergie consommée dans le pays d'ici 2050. Il ne s'agit pas seulement de remplacer la production nucléaire existante mais également de produire suffisamment pour évincer pétrole et gaz, dans le transport, le bâtiment et l'industrie. Tant au niveau du potentiel de production que de l'acceptation populaire permettant son déploiement, le photovoltaïque est systématiquement vu comme le deuxième pilier du système de demain aux côtés de l'hydraulique.

Mais les rapports convergent également sur le manque de production hivernale suffisante pour réaliser cette transition. Le recours à de nouvelles centrales à gaz était bien prévu mais que ce soit en raison de l'objectif climatique ou de l'invasion russe en Ukraine, celles-ci sont désormais bien moins acceptables que quelques années plus tôt. Et les pistes de solutions restantes relèvent d'hypothèses très incertaines technologiquement, politiquement ou économiquement : centrales à gaz « vert » (hydrogène vert, capture de carbone), déploiement massif de l'éolien, dépendance à des imports européens qu'on espère décarbonés...

Avec l'électrification et la hausse de la population, la marge du pays se réduit et les craintes de pénurie augmentent, au point que l'Office Fédéral de la Santé Publique publie un rapport alarmant où, de tous les risques menaçant le pays (météorite, pandémie, cyberattaque, séisme, accident nucléaire ou hydraulique...), le risque d'une pénurie d'électricité devient à la fois un des plus probables mais aussi le plus coûteux pour le pays.

C'est là qu'intervient l'initiative populaire « Stop Black-Out » lancée par des milieux conservateurs avec un soutien politique affiché à droite et à l'extrême-droite souhaitant inscrire dans la Constitution que toute forme de production bas carbone soit acceptée et que le Conseil Fédéral soit responsable d'un approvisionnement électrique garanti à tout moment. 

Le Conseil Fédéral décide alors d'un contre-projet qui pourrait éviter de se prononcer sur ce vote en proposant « juste » au Parlement de valider l'abrogation du moratoire sur la construction de nouveaux réacteurs nucléaires. Et c'est là que nous en sommes !

Quid de la suite ?

L'abrogation de ce moratoire entrainera de fortes passes d'armes au Parlement, avec une logique de blocs : la Gauche vent debout contre, Centre et Droite (majoritaire) plutôt en faveur, mais probablement moins unanime. Si jamais cela passait au Parlement, les Verts ont déjà annoncé un référendum pour contester cette décision et ce serait donc le peuple qui aurait le dernier mot pour maintenir ou non ce moratoire.

Étrange situation où des partis se préoccupant de l'environnement préfèrent le gaz au nucléaire malgré le consensus scientifique très clair là-dessus pendant que des partis prônant le libéralisme économique deviennent les chantres d'une énergie nécessitant un lourd cadre étatique national à tous les niveaux (construction, garanties financières, sécurité, déchets).

Sur un sujet très émotionnel où l'on entend tout et n'importe quoi, rien ne dit donc que toutes ces haies légales seront franchies. Si tel était le cas, resterait ensuite la question du type de réacteurs, de leur financement et de la date à laquelle ils pourraient entrer en service. Les énergéticiens étant désormais nombreux et fonctionnant comme des entreprises privées, aucun ne se lancera sans de solides garanties étatiques (coût du capital, assurance si jamais le peuple venait à changer d'avis en cours de route...). 

Un scénario « maximal » serait probablement que le plus gros fournisseur énergétique du pays (Axpo), une fois les garanties obtenues, vise l'équivalent du renouvellement de la puissance nucléaire actuelle d'environ 3 GW qui arriverait dans les années 2040-2050 pour compenser la perte des réacteurs historiques. Cela signifierait en gros 10% de l'énergie finale consommée en Suisse (autour de 20% de la consommation électrique et pourquoi pas un peu de récupération de chaleur pour du chauffage à distance comme c'est déjà le cas avec la centrale de Beznau).

Alors oui, ces 10% peuvent avoir une grande importance sur le long terme pour diminuer les besoins et les coûts en termes de production, de stockage, de flexibilité, et amèneraient une base de sécurité d'approvisionnement hivernal jusqu'au milieu du 22e siècle.

Mais cette décision et les discussions qui suivront ne remettent absolument pas en question l'essor du développement des énergies renouvelables en Suisse (électriques ET thermiques) et de bien d'autres chantiers qui doivent être menés à court et moyen terme.

L'annonce qui a été faite par M. Rösti est donc d'importance et il sera intéressant de voir la suite des développements, qui s'annonce chaude. En revanche, d'ici à avoir une décision de lancement de chantier, rien n'est moins sûr si ce n'est que ce n'est pas pour demain ! En Suisse, les choses se font doucement, au gré des compromis, des discussions, des votations et des retours d'une chambre à l'autre : ce n'est pas pour rien qu'ici le jeu des petits chevaux s'appelle « Hâte-toi lentement »...

Commentaire

Serge Rochain
Une question essentielle est bien de savoir si la Suisse est en mesure de produire le biogaz en quantité suffisante pour ne pas avoir recours au gaz fossile, une fois les autres solutions renouvelables optimisées, et l'importation d'électricité garantie bas-carbone accessible en quantité à déterminer tant en volume qu'en coincidence avec le besoin, depuis ses voisins ?

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