
Clara Marguet, consultante Colombus Consulting
Camille Palat, consultante Colombus Consulting
L’année 2024 a été marquée par la mise en service de sept réacteurs nucléaires dans le monde et par de nombreuses annonces de construction, notamment en Europe. Selon le scénario haut de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), le parc mondial pourrait presque tripler d’ici à 2050 pour atteindre 950 GW de capacités nucléaires civiles installées(1) Cette relance du nucléaire civil n’est pas homogène et entraîne des recompositions géopolitiques majeures, avec un basculement visible de la maîtrise technologique.
Le centre de gravité du nucléaire civil bascule vers l’Asie
Les puissances nucléaires historiques (États-Unis, Royaume-Uni, France, Russie) ont longtemps dominé la production nucléaire mondiale. Toutefois, elles sont aujourd’hui confrontées à des difficultés liées au vieillissement de leurs parcs et aux enjeux économiques, financiers et techniques de la relance de la filière. Désormais, le centre de gravité du nucléaire civil mondial se déplace progressivement vers le continent asiatique, où les ambitions concernant le déploiement des capacités installées sont fortes.
Premier constructeur de réacteurs sur son sol, la Chine devrait ainsi dépasser les États-Unis dans les prochaines années pour devenir le plus grand parc mondial. Toutefois, les ambitions annoncées en 2015 d’atteindre 120 à 150 GW de capacités nucléaires d’ici à 2030 ont été revues à la baisse (entre 70 et 100 GW, contre près de 55,3 GW en service à l’heure actuelle), du fait du renforcement des normes de sécurité, des conditions économiques et d’un rééquilibrage vis-à-vis du développement des énergies renouvelables.
L’Inde, deuxième pays au monde en termes d’installations nucléaires en cours de construction sur son territoire (7 réacteurs) derrière la Chine (28), mise sur ses vastes réserves de thorium pour développer sa filière. Le gouvernement s’est ainsi fixé les ambitieux objectifs d’atteindre un parc de 22 GW en 2031 et de 100 GW en 2047 (contre environ 6,9 GW actuellement).
De nouveaux acteurs se lancent également dans la construction de réacteurs nucléaires civils sur leur sol. Aux Émirats arabes unis, les quatre réacteurs de la première centrale du monde arabe ont démarré entre 2020 et 2024, construits par le coréen KHNP. En Turquie et au Bangladesh, le russe Rosatom construit actuellement les deux premières centrales. Enfin, l’Arabie saoudite, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan ou encore les Philippines projettent de construire leurs premiers réacteurs dans les prochaines années.
Cette dynamique de croissance observée sur le continent asiatique alimente la compétition sur la scène internationale entre les principaux exportateurs de technologies nucléaires, redéfinissant ainsi les rapports de force économiques et industriels.
Une forte concurrence entre exportateurs de technologies
Sur le marché international des centrales nucléaires, la France doit désormais composer avec une concurrence exacerbée de la part des États-Unis, de la Russie, de la Corée du Sud et de la Chine. Actuellement, EDF construit deux réacteurs « EPR » au Royaume-Uni et tente, tant bien que mal, de vendre ses réacteurs ailleurs. En 2022, le constructeur français a été évincé de l’appel d’offres polonais au profit de l’américain Westinghouse. En juillet 2024, la République tchèque a préféré le coréen KHNP à EDF et à Westinghouse pour la construction de sa future centrale (KHNP avait fait ses preuves en construisant 4 réacteurs aux Émirats Arabes Unis entre 2012 et 2024, démontrant ainsi ses capacités industrielles et sa fiabilité).
Pékin, pour sa part, pourrait également devenir un concurrent sérieux puisque les constructeurs chinois ambitionnent de construire des réacteurs dans l’ensemble des pays partenaires des « nouvelles routes de la soie »(2). Pour le moment, le modèle Hualong n’a trouvé preneur qu’au Pakistan mais pourrait s’exporter plus largement dans les prochaines années.
Dans la course à l’exportation de réacteurs, le champion incontesté demeure le russe Rosatom. Au 1er juillet 2024, la Russie était le premier constructeur de réacteurs en dehors de son territoire avec 20 réacteurs en construction. Rosatom se démarque pour plusieurs raisons.
Premièrement, cette structure unique regroupe près de 300 filiales russes opérant tout au long du cycle du combustible (de l’extraction à la construction de centrale en passant, entre autres, par les étapes de conversion et d’enrichissement). Deuxièmement, bien qu’appartenant à l’État russe, elle dispose d’une certaine autonomie lui permettant de signer rapidement des contrats à l’étranger et de gagner ainsi en compétitivité.
Enfin, elle propose des modes de financement attractifs, notamment pour les « primo-accédants » : le Bangladesh a ainsi pu contracter un prêt étatique auprès de la Russie représentant 90% du montant du réacteur commandé et la Turquie a bénéficié d’un contrat dit « Build, Own, Operate (BOO) » qui permet à Rosatom de prendre en charge la construction et de se rétribuer en devenant propriétaire et exploitant de la centrale. Ces contrats soulèvent toutefois des inquiétudes quant au risque d’enfermer les pays acheteurs dans une dépendance à Moscou, limitant ainsi l’autonomie des pays clients dans leurs choix diplomatiques.
Comment se positionnera l’UE sur ce nouvel échiquier ?
Dans un contexte de transformation rapide et de redéfinition des équilibres nucléaires mondiaux, l’Union européenne tente de se positionner face à des acteurs mondiaux en pleine expansion. En février 2023, une alliance européenne du nucléaire a été lancée à l’initiative de Paris. Cette alliance réunit 15 pays membres dont la France et milite pour une reconnaissance du rôle du nucléaire civil au sein de l’UE pour garantir un approvisionnement énergétique sûr et décarboné. Sa démarche bute toutefois contre l’opposition des pays anti-nucléaires, dont Berlin est un fervent représentant.
À Bruxelles, la bataille autour de l’intégration du nucléaire dans les textes européens existants et futurs fait donc rage et pourrait être un frein à la relance de la filière européenne, d’autant plus que ce sont plutôt les acteurs sud-coréens et américains qui ont jusqu’ici été sélectionnés pour les premiers appels d’offres.
Dans un contexte de retour des logiques impériales et de course à la maîtrise technologique, le risque est réel pour l’Europe de perdre la main sur une technologie de pointe dont le besoin reste avéré pour certains de ses États membres. Reste à savoir si les pays membres ayant tiré un trait sur l’atome sont prêts à laisser les autres poursuivre dans cette voie ou préfèrent l’abandon au risque d’une exposition géopolitique.
En septembre 2024, la signature d’un accord entre la Chine et le Nigéria sur le nucléaire civil a une nouvelle fois prouvé son influence grandissante auprès des pays souhaitant se lancer dans le nucléaire. Cette influence, couplée à la capacité de la Chine à déployer rapidement des infrastructures nucléaires sur son sol, laisse planer le doute quant à la capacité de l’UE à suivre la cadence des ambitions chinoises à travers le monde.