Membre fondateur de l'association négaWatt
Spécialiste des questions de maîtrise de l'énergie dans le bâtiment
Ancien directeur du bureau d'études thermiques Enertech
Olivier Sidler a accepté de répondre à titre purement personnel aux questions posées sur la transition écologique dans la Lettre aux Français d’Emmanuel Macron(1).
Comment financer la transition écologique ?
Nous nous bornerons ici à la question de la transition énergétique qui est un des principaux volets de la transition écologique. Traiter de son financement suppose de connaître son coût. Sujet très délicat qui a fait l’objet de plusieurs évaluations.
La Cour des comptes européenne estime, sur la base des travaux du HLEG (High Level European Group), à 11 200 milliards d’euros le coût de la transition énergétique à l’échelle de l’Europe entre 2021 et 2030, soit 1 120 milliards €/an. Le poids économique de la France en Europe (sur la base du rapport des PIB) étant de l’ordre de 13%, le coût national pourrait être estimé à 145 milliards €/an (dont les deux tiers pour les transports, un quart pour le secteur résidentiel et tertiaire, 7% pour les réseaux et 1,7% pour l’industrie). Mais cette première évaluation, bornée de surcroît à l’horizon 2030, semble très élevée au regard des autres chiffrages disponibles.
Le think tank I4CE, proche de la Caisse des dépôts et de l’AFD (Agence française de développement), estime les investissements nécessaires, en supplément de ce qui existe déjà, dans une fourchette de 45 à 75 milliards €/an. Les investissements (publics et privés) actuellement tournés vers la transition énergétique étant évalués à 20 milliards € par an, le coût total serait donc, selon I4CE, de 65 à 95 milliards €/an. Pour fixer des ordres de grandeur, rappelons que la totalité des investissements industriels français est annuellement de 400 milliards € et que le PIB national avoisine 2 300 milliards €.
On peut globalement estimer qu’il faudrait accroître nos investissements annuels d’environ 50 à 60 milliards d’euros…
Pour atteindre les objectifs nationaux de la stratégie nationale bas carbone (SNBC), dans sa version établie en 2015, l’Ademe et l’OFCE ont estimé que l’investissement annuel supplémentaire devrait se situer entre 43 et 62 milliards € (soit un coût total compris entre 63 et 82 milliards €/an). Enfin, une dernière estimation très « macro » a été faite par Nicholas Stern lorsqu’il a montré que cela reviendrait moins cher de lutter contre le changement climatique que d’en subir les effets : l’ancien vice-président senior de la Banque mondiale a évalué à environ 2% du PIB les efforts supplémentaires à accomplir chaque année, soit près de 46 milliards €/an dans le cas de la France.
On peut donc globalement estimer qu’il faudrait accroître nos investissements annuels d’environ 50 à 60 milliards d’euros. Tous les pays européens ont le même problème : ces investissements sont incontournables et rentables à terme, mais personne n’a l’argent pour les financer dans l’immédiat.
Il n’y a pas de solution au niveau national mais il y en a peut-être une au niveau européen. C’est la thèse que développent Alain Grandjean et Mireille Martini(2), ainsi que le Pacte Finance Climat(3) qui observe que la création monétaire de la BCE est déjà très abondante mais qu’elle n’est pas dirigée vers l’économie réelle et alimente plutôt les marchés financiers. La création monétaire pourrait être fléchée pendant 30 ans vers l’économie réelle de la transition énergétique : chaque pays disposerait annuellement d’un droit de tirage de 2% de son PIB (46 milliards € pour la France) de financements à taux zéro pour des investissements privés et publics nécessaires à la transition.
Observant par ailleurs l’affaiblissement financier des États qu’a introduit le dumping fiscal des pays européens (l’impôt sur les bénéfices des sociétés est passé en Europe en moyenne de 45% en 1985 à 20% aujourd’hui), il est proposé de créer à l’échelle de l’UE une taxe de 5% sur le bénéfice des sociétés qui rapporterait 100 milliards € à l’Europe (soit environ 13 milliards € pour la France), attribuée directement par l’Europe sous forme d’une prime de 20% sur les travaux de la transition. Bien sûr, les sommes importantes ainsi dégagées ne pourront pas être engagées si on continue à les considérer comme une dépense et non comme un investissement, car elles seront alors bloquées par la règle de calcul des déficits publics qui sont bornés à 3% du PIB. Il faut donc, parallèlement à la mobilisation de l’argent nécessaire, obtenir au niveau européen une révision de ce calcul des déficits, révision nécessaire à l’ensemble des pays.
La taxe carbone […] ne doit pas être supprimée mais au contraire augmentée au fil du temps, à condition que son produit soit intégralement réinvesti dans la transition énergétique.
Les deux dispositions majeures décrites précédemment permettraient de couvrir les 60 milliards €/an supplémentaires qui sont nécessaires, les 20 milliards €/an déjà apportés par l’État complétant le dispositif de financement ainsi porté au total à 80 milliards €/an.
D’autres recettes existent ou pourraient être mises en place. Il y a bien sûr la taxe carbone qui, quoi qu’en disent certains, ne doit pas être supprimée mais au contraire augmentée au fil du temps, à condition que son produit soit intégralement réinvesti dans la transition énergétique. En France, elle a rapporté 10 milliards € en 2018. Les Suédois l’ont mise en place dès 1996 et son montant est aujourd’hui 4 fois plus élevé qu’en France. Elle sert au financement des économies d’énergie. Selon un sondage OpinionWay pour l’Ademe, 84 % des chefs d’entreprise français y sont favorables.
Il y a également la taxe Tobin qui pourrait rapporter en France entre 10 et 20 milliards €/an mais celle-ci est en principe destinée à financer le développement des pays du Sud. On pourrait aussi légitimement taxer le kérosène (ressources potentielles de 3 milliards €/an) ou supprimer toutes les aides aux énergies fossiles (entre 8 et 10 milliards €/an) qui se présentent essentiellement sous forme de réduction, voire d’exemption de taxes, et de l’abattement fiscal de la TICPE sur le diesel. Mais on voit que ces quelques taxes resteraient insuffisantes au regard des montants nécessaires : le financement de la transition énergétique ne peut s’effectuer, comme il vient d’être décrit, qu’au travers d’un mécanisme commun à l’ensemble des pays européens qui sont tous confrontés au même problème.
Quelles actions immédiates faut-il mener en priorité ?
L’écueil en matière de transition énergétique est de prendre des dispositions qui ne règlent pas le problème de fond, au motif qu’il faut aller vite et qu’on doit voir immédiatement les résultats.
Ainsi en est-il de l’éradication des chaudières au fioul. Celui qui se chauffe au fioul ne dispose en général pas du gaz, et les seules alternatives sont l’électricité, le propane, qui sont encore plus chères, ou le bois. Mettre des convecteurs électriques ou une chaudière propane conduirait à une facture encore plus élevée. Reste donc la pompe à chaleur air/eau (dont les performances en l’état ne pourront pas être très bonnes à cause de la mauvaise qualité de la source froide - l’air - et du régime de température élevé des émetteurs en l’absence de rénovation du bâti(4)), ou la chaudière à bois, deux investissements dépassant largement 10 000 euros. Une éradication inutilement chère qui ne conduira qu’à un transfert de la charge du fioul en général vers l’électricité. Piètre rentabilité de l’investissement conduisant à une solution temporaire qui nécessitera de réinvestir dans quelques années, en supprimant ce qui a été fait, afin de pouvoir atteindre l’ensemble des objectifs de consommation et d’émission que la France s’est fixé…
On suggère de supprimer toutes les aides actuelles à la rénovation pour les convertir en un financement par l’État d’un grand prêt à taux zéro.
En matière de rénovation des logements, ce n’est pas en changeant ici et là quelques chaudières que l’on atteindra les objectifs fixés dans la loi de transition énergétique pour la croissance verte (avoir rénové le parc de logements au niveau BBC en 2050). C’est en rendant la rénovation obligatoire au moment des mutations (tous les pays qui ont construit leur stratégie sur l’incitation ont échoué : l’Allemagne ne rénove ainsi annuellement que 3% de ce qu’elle devrait rénover chaque année).
Mais pour que cela soit possible et acceptable, il faut assurer le financement total des travaux à chaque ménage. On suggère de supprimer toutes les aides actuelles à la rénovation (inefficaces) pour les convertir en un financement par l’État d’un grand prêt à taux zéro (pour des durées de 25 ou 30 ans si nécessaire) qui ne sera accordé que si les rénovations sont complètes et très performantes car on sait qu’elles produiront alors beaucoup d’économies d’énergie qui, en retour, permettront d’assurer un équilibre en trésorerie aux ménages (dont les annuités de remboursement de l’emprunt seront inférieures aux économies d’énergie).
Ce dispositif gagnant-gagnant permettrait de financer 650 000 rénovations complètes/an sans que l’État dépense plus qu’aujourd’hui. Sa mise en oeuvre peut être rapide (avec bien sûr un traitement des immeubles dans leur globalité et non logement par logement). Il sera accessible aussi bien aux particuliers qu’aux bailleurs sociaux et même aux précaires (pour lesquels un complément d’aide pourra être nécessaire). La procédure est simple : il n’y a plus qu’un seul et vrai guichet unique.
Si le gouvernement veut aller très vite et obtenir des résultats, il faut confier la rénovation de 100 000 logements par an aux bailleurs sociaux. C’est leur métier. Et grâce au dispositif précédent, ils auront enfin les moyens de financement nécessaires (il leur manque aujourd’hui environ 7 000 ou 8 000 €/logement).
Peut-être pensez-vous que cette obligation à rénover n’est politiquement pas supportable et que les Français ne l’accepteront jamais ? Erreur selon un sondage OpinionWay de 2018 qui révèle que 65% des Français y sont favorables (ce taux était même de 74% en 2017).
En matière de transport, on peut bien sûr aider les particuliers à acquérir un véhicule plus propre. Mais, là encore, on ne va pas régler le problème de fond. On va transférer une partie de l’énergie nécessaire vers l’électricité (dont la production ne manquera pas de nous poser de sérieux problèmes demain) et on va un peu améliorer l’efficacité. Il vaut mieux chercher à réduire la demande de déplacement et à la satisfaire par des moyens beaucoup plus efficaces en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il serait préférable de mettre immédiatement en place trois mesures simples et relativement bon marché : lancer un grand plan vélo (coût : 200 millions d’euros), favoriser le covoiturage ou encore développer le télétravail et les espaces de cotravail, mesures qui réduiraient le poids économique et environnemental des déplacements quotidiens domicile/travail.
Pour le covoiturage, il s’agit de faire évoluer au plus vite les mentalités afin qu’une vraie volonté politique apparaisse et que l’on donne quelques moyens à tous ceux qui tentent d’introduire de nouvelles techniques pour favoriser ce mode de déplacement visant à augmenter le taux de remplissage des véhicules. Le télétravail, associé au développement des espaces de cotravail, permettrait par ailleurs de limiter les déplacements domicile/travail coûteux et polluants. Le télétravail ne concerne en France que 8% des salariés (mais il semble en franche augmentation depuis un an) alors qu’il est en moyenne de 20% en Europe. Il peut se pratiquer à domicile mais on peut aussi accroître le nombre d’adeptes en développant les espaces de cotravail qui sont des bâtiments de bureaux partagés.
En périphérie des villes les plus importantes (représentant des bassins d’emplois significatifs), on pourrait construire de petits bâtiments de bureaux équipés de toute la connectique nécessaire. En supposant la construction de structures disposant de 100 places dans 20 bourgs en périphérie de chacune des 135 villes françaises de plus de 38 000 habitants (hors villes, en banlieue des grosses métropoles), on réduirait de près d’un million de tonnes/an les émissions de CO2, on ferait économiser à chaque salarié (déduction faite du loyer des bureaux) plus de 1 000 €/an et il disposerait de 350 heures de temps libre supplémentaires par an. Le tout pour un investissement de 5,7 milliards € financé par un prêt à taux zéro.
Il ne faut surtout pas imaginer que le véhicule électrique, même avec sa variante hydrogène, est une solution universelle…
En ce qui concerne le transport de marchandises, il existe une mesure très simple et gratuite qui devrait être mise immédiatement en application : rendre obligatoire l’utilisation d’emballages parfaitement ajustés au contenu (notamment pour les produits agroalimentaires). Cela éviterait de faire circuler des camions dont la moitié du chargement est en réalité vide ! Au niveau fiscal, il est urgent de rétablir la taxe poids lourds : la France est un des seuls pays d’Europe à ne pas en disposer.
Mais la mesure la plus significative, hormis le recours accru à des productions locales, serait le ferroutage tel que la Suisse l’a mis en place depuis 20 ans avec succès. Il s’agit de mettre les camions ou les containers sur des wagons et non pas de remplacer le transport routier des marchandises par du transport ferroviaire. On dispose de toutes les informations sur les moyens qui ont été mis en place pour atteindre ce résultat. Économiquement, la Confédération y gagne mais les transporteurs aussi. Le schéma serait le même en France, à une condition bien sûr : que le trafic ne soit pas perturbé par des grèves à répétition qui feraient immédiatement avorter le dispositif.
D’autre part, il ne faut surtout pas imaginer que le véhicule électrique, même avec sa variante hydrogène, est une solution universelle et il est nécessaire que le gouvernement n’abandonne pas le biogaz et les moteurs thermiques qui permettraient de l’utiliser car toute l’infrastructure de distribution et d’utilisation existe déjà. À titre d’exemple, plus d’un million de véhicules roulent depuis longtemps au gaz dans un pays comme l’Italie. Le potentiel de production de biogaz (méthanisation et méthanation) est considérable en France et celui-ci constitue le combustible idéal pour les transports routiers de longues distances (marchandises notamment). Une priorité est bien d’engager les recherches opérationnelles et la construction de pilotes industriels liés à ces productions de biogaz (notamment via le « Power to Gas »).
Enfin, il est urgent d’accélérer le développement des énergies renouvelables dont les premières études approfondies révèlent qu’elles pourraient permettre d’accéder à une production d’électricité 100% renouvelable en 2050 pour un coût inférieur à tous les autres modes de production d’électricité produisant pas ou peu de gaz à effet de serre (en incluant le coût du stockage, etc.).
Sources / Notes
- Lettre aux Français d’Emmanuel Macron.
- « Financer la transition énergétique » Éditions de l’Atelier.
- Le Pacte Finance-Climat a été imaginé par le climatologue, Jean Jouzel, et l’économiste, Pierre Larrouturou.
- Le COP (coefficient de performance) d’une pompe à chaleur est inversement proportionnel à l’écart de température des sources chaude et froide. Or un système air/eau dans une maison pas isolée se caractérise par une température de source froide basse (l’air extérieur) et une température de source chaude élevée (la température des radiateurs, très élevée en l’absence d’isolation). Il s’ensuit un écart de température élevé, et donc un COP très médiocre.
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