Les 6 impasses de la stratégie européenne de mobilité durable

Aurélien Bigo

Chercheur sur la transition énergétique des transports (associé à la Chaire Énergie et Prospérité)

Fin 2020, la Commission européenne a présenté sa « Stratégie de mobilité durable et intelligente ». La version française est présentée sous un document de 30 pages(1), également accompagné d’un plan d’action de 82 initiatives. Ces documents se veulent être les guides de l’action de la Commission durant les 4 années à venir, et visent à « mettre les transports européens sur la voie de l’avenir ».

Cet avenir des transports se veut plus « durable », « intelligent », « abordable », « résilient », « numérique », « connecté », et « multimodal », pour reprendre quelques-uns des mots les plus utilisés dans la stratégie. En analysant les termes les plus utilisés, mais aussi ceux qui sont peu présents, voire absents de la stratégie, il est possible de dégager quelques éléments sur la vision qui est portée pour l’avenir de la mobilité, ainsi que sur les défauts, voire les impasses faites sur certains sujets.

Sans être exhaustive, l’analyse sémantique du document principal de 30 pages porte sur le nombre d’occurrences de certains mots-clés liés à la transition énergétique des transports. Elle met en évidence 6 sujets clés sur lesquels la stratégie fait l’impasse.

Impasse n° 1 : un objectif climat très ambitieux, mais peu de détails sur les leviers de décarbonation

La stratégie de mobilité, en cohérence avec le pacte vert pour l’Europe (le Green Deal)(2), vise une baisse très forte des émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports de - 90% d’ici 2050 (par rapport à 1990, année de référence qui n’est pas précisée dans certains documents…). Aussi la cible à l’horizon 2030 a également été rehaussée récemment avec un objectif de baisse des émissions de - 55% (tous secteurs confondus) entre 1990 et 2030, alors que les émissions ont pour le moment baissé de - 21%(3) pour l’UE-27 entre 1990 et 2018. Dans le même temps, les émissions des transports ont augmenté de 32%, ce qui en fait le seul secteur de l’UE avec des émissions en hausse.

Si l’ambition globale est forte, l’objectif spécifique au secteur des transports n’est pas connu, et peu de quantifications sont données à ce stade sur les véritables leviers permettant de réduire les émissions(4). Comme développé dans la suite de l'article, peu de détails sont donnés sur la plupart des 5 leviers de décarbonation des transports présents en France dans la stratégie nationale bas-carbone : la modération de la demande de transport, le report modal, le meilleur remplissage des véhicules, l’efficacité énergétique des véhicules, et enfin la décarbonation de l’énergie utilisée.

Impasse n° 2 : vers une mobilité « zéro émission », sans analyse de cycle de vie globale

Pour revenir dans un premier temps sur le levier de décarbonation de l’énergie (et alors que le pétrole représente plus de 90% de l’énergie consommée par le secteur des transports), le terme de « pétrole » n’apparaît pas dans la stratégie, seules sont citées parfois les énergies « fossiles » (6 occurrences sur les 30 pages).

Afin de qualifier en particulier les carburants à développer à l’avenir, il est fait référence abondamment aux termes de « zéro émission » (15 occurrences), « propre » (14) ou « écologique » (8). Ces termes sont trompeurs, voire peuvent relever du greenwashing, en cela qu’ils ne prennent pas en compte l’analyse de « cycle de vie » (4 occurrences seulement) globale des énergies et des véhicules. Cette approche est pourtant indispensable pour juger de la pertinence des différentes technologies, en termes d’émissions mais aussi de consommations de « ressources » (2 occurrences ; 0 pour « métaux » et « biomasse ») ou d’autres impacts environnementaux.

Les motorisations dans la Stratégie européenne de mobilité durable

Parmi les vecteurs énergétiques cités dans la stratégie, il est question :

  • surtout d’ « hydrogène » (16 occurrences), bien que sa production soit encore très majoritairement carbonée et que les usages dans les transports en soient à leurs débuts ;
     
  • du vecteur « électrique » (12), étonnamment moins cité bien qu’il sera à préférer à l’hydrogène pour tous les usages où cela sera possible, pour des raisons d’efficacité énergétique, de coûts, et d’une décarbonation de sa production plus avancée ;
     
  • enfin, une seule occurrence est à signaler pour le biogaz ou les biocarburants (« carburants liquides et gazeux renouvelables »), à privilégier pour les secteurs aériens et maritimes plus difficiles à décarboner. Pour juger de l’intérêt de ces carburants renouvelables, il serait également nécessaire d’analyser leurs potentiels de production de manière durable, et l’allocation possible entre les différents secteurs. Car ces potentiels seront possiblement très insuffisants pour approvisionner les avions, les navires ou les poids-lourds, sans jouer également sur la modération des trafics de ces modes.

Les enjeux de durabilité dans la Stratégie européenne de mobilité durable

Impasse n° 3 : un secteur à faire croître, malgré l’impact de la demande sur les émissions

La question de la modération de la demande de transport, premier levier de la stratégie nationale bas-carbone, est absente de la stratégie. En réalité, la vision est plutôt d’augmenter cette demande, comme il est cité en point 6 de la stratégie : « La croissance du secteur des transports doit être subordonnée à l’écologisation de la mobilité. »

Alors que la demande de transport a été jusqu’à maintenant le principal facteur influençant les émissions des transports (en France, mais aussi ailleurs dans le monde)(5), un tel objectif pourrait compromettre les fortes baisses d’émissions prévues à court terme, dans un contexte où les consommations d’énergie de la majorité des modes vont rester encore fortement carbonées pendant plusieurs années encore.

Aussi, une demande en croissance rend le second levier de report modal plus difficile à activer. À titre d’illustration, alors que la stratégie fixe un objectif de doublement du trafic ferroviaire de marchandises à l’horizon 2050, la part modale serait constante si l’ensemble du trafic de marchandises doublait, elle serait en revanche multipliée par 2 à trafic total constant, et multipliée par 4 si la demande totale était divisée par 2. L’impact de cette croissance du trafic ferroviaire sur les émissions n’aurait alors rien à voir, selon l’évolution de la demande totale.

Par les termes économiques employés de nombreuses fois dans la stratégie, de « croissance » (9), « secteur » (54), « économique » (19), « entreprises » (14), « marché » (37) ou « concurrence » (17), l’objectif semble avant tout de faire croître le secteur économique des transports, plutôt que d’interroger les intérêts mais aussi les impacts de la croissance de cette mobilité (congestion, pollutions, consommations de ressources, coût de la mobilité, etc.), et plus généralement quels sont les déterminants de la mobilité et leur possible évolution à l’avenir.

Impasse n° 4 : une stratégie de « mobilité », sans parler de ses principaux déterminants

Le focus de la stratégie est en réalité davantage sur les « transports » (235 occurrences), envisagé comme un flux de voyageurs ou de marchandises, qu’une réelle stratégie sur la « mobilité » (d’ailleurs moins utilisé, avec 99 occurrences), notion qui interroge de manière plus large les déterminants de la demande(6). Ainsi les déterminants géographiques sont très peu évoqués, que ce soit l’ « aménagement » (0 occurrence), les « territoires » (1), l’ « urbanisme » (0), la « proximité » (0), l’ « accessibilité » (1), ou les liens avec l’ « habitat » (1) ou le « logement » (0).

De même, les « modes de vie » (0), les « comportements » (1), ou des pratiques telles que le « télétravail » (1), l’ « autopartage » (0), ou le « covoiturage » (0 ; qui fait référence au troisième levier de remplissage des véhicules) ne sont quasiment pas abordés, de manière étonnante pour une stratégie de mobilité durable.

Impasse n° 5 : des modes lourds à l’honneur, des modes légers marginalisés

Les modes de transport les plus cités dans la stratégie sont essentiellement les modes les plus lourds, qui font référence au transport ferroviaire (58 occurrences pour « ferroviaire » + « train »), au routier (54), à la navigation maritime et fluviale (51), et au transport aérien (29). Les modes actifs sont au contraire peu cités, alors que la marche (3 occurrences) est le deuxième mode de transport le plus utilisé en temps de transport ou en nombre de trajets en France, et que le vélo (7 occurrences avec « cyclable ») présente encore un très fort potentiel de développement dans de nombreux pays européens.

Aussi, alors que la règlementation européenne a un impact majeur sur les émissions des voitures neuves, la tendance récente vers les véhicules lourds ou les « SUV » n’est pas citée, malgré son impact négatif à la fois sur la consommation des véhicules et les émissions de production des véhicules(7). Ainsi le critère du « poids » des voitures n’est pas cité parmi les pistes d’action de la Commission pour réduire l’empreinte environnementale des mobilités. Les « véhicules légers » sont cités une fois, sans toutefois évoquer spécifiquement le potentiel de petits véhicules(8), intermédiaires entre le vélo et la voiture, pour répondre à un grand nombre d’usages actuels de mobilité, pour un coût et un impact environnemental bien plus faibles que les voitures actuelles.

Les modes de transport dans la Stratégie européenne de mobilité durable

Impasse n° 6 : un focus sur la technologie, mais une quasi-absence de la sobriété

Parmi les mots-clés de la stratégie les plus abondamment cités, sont très présents les termes de : « technologie » (30), « efficace » (26 occurrences, très peu sous l’angle de l’efficacité énergétique, le 4e levier de décarbonation) « connectivité » (26), « automatisé » (14), « innovation » (21), « intelligent » (44), « données » (32), ou encore « numérique » (34). Si ces éléments peuvent recouvrir des facteurs de transformation, ces termes génériques ne correspondent pas à des leviers concrets de transition vers une mobilité plus durable, qui sont eux trop peu détaillés.

De manière similaire, un biais courant des politiques de transport des dernières décennies est de se concentrer sur l’évolution des infrastructures (52 occurrences) et des véhicules (54), sans considérer l’évolution des usages. Cela empêche de se questionner sur les aspirations des citoyens et usagers en termes de mobilité, sur les nombreuses mobilités subies, leur coût économique et social, ni même sur les possibilités liées à l’évolution des usages pour tendre vers des mobilités plus durables.

Pourtant, sur la France, les leviers de « sobriété » (0 occurrence) dans la mobilité pourraient permettre une division par deux des consommations d’énergie des transports d’ici 2050, par rapport à un scénario tendanciel, un potentiel loin d’être négligeable à long terme pour réussir l’atteinte de la neutralité.

À plus court terme, la tendance depuis le début des années 90 est de réduire les émissions moyennes par kilomètre parcouru de 0,5%/an. La stratégie nationale bas-carbone française prévoit de faire passer ce pourcentage à 3,8 %/an sur la période 2015-2030, une multiplication par plus de 7 du découplage entre la demande et les émissions. Ayant déjà pris du retard sur cet objectif depuis 2015, il serait temps d’intégrer que la technologie seule ne suffira pas pour une telle rupture dans les émissions…

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Commentaire

Serge Rochain
Cet article semble plutôt porter un œil critique sur l'aspect grammatical et sémantique du texte que sur l'avenir de la mobilité dont c'est le sujet. Par ailleurs je trouve une de ses propre phrases particulièrement ambiguë : "......la demande de transport, premier levier de la stratégie nationale bas-carbone, est absente de la stratégie" Comment peut on être le premier levier d'une stratégie si la stratégie n'en parle pas ?
vincent piou
En ne faisant pas référence à la même stratégie. Cette approche sémantique est très intéressante, car elle apporte une analyse des éléments de langage qui cache la forêt. Il est plus facile de parler d'innovation bio, propre et écologique, compatible avec une croissance du PID que de parler de sobriété énergétique (... le "modèle amish") ... première stratégie à mettre en œuvre pour limite notre impact carbone.
Michel
D'accord avec vous, et même plus. Cette approche est profondément manipulatoire. Elle se permet de critiquer violemment la stratégie européenne, en jouant sur le nombre de mots... L'auteur a manifestement des à priori qu'il cherche ici à soutenir par des arguments fallacieux. Dommage que "Connaissance" nous répercute un tel article.
Schricke
Quand je vois Mr Rochain critiquer l'ambiguïté de certains aspects de ce "papier", je souris, car j'ai quand-même l'impression que "c'est l'Hôpital qui se fout de la charité !" Non ? La "sémantique" super-objective du "mage" ne me semble pas de nature à constituer un exemple à suivre !
Rochain
Mouhai....
Yann Barbizet
Toujours très surpris de l’absence de prise en compte des comportements des individus et leurs impacts sur la mobilité durable. A titre d’exemple 35% des coûts de flotte de véhicules sont imputables à la conduite ( Carburant notamment )- agir sur les comportements réduit le C02
Hervé
Vous écrivez: "ou en nombre de trajets en France, et que le vélo (7 occurrences avec « cyclable ») présente encore un très fort potentiel de développement dans de nombreux pays européens." Oui, mais pour rappel, on parle ici de réduire les émissions de GES, pas seulement de faire semblant de les réduire. Certes on peut encore déployer les vélos en nombre de déplacement mais pour ce qui est des émissions de CO2, vu que les déplacement à vélo sont limités en distance( la majorité des usagers pas spécialement sportifs) le potentiel de baisse de GES reste marginal. Je ne pense pas que ça va révolutionner les chiffres. https://www.insee.fr/fr/statistiques/5013868 Éviter un seul trajet AR en avion en faisant un jour de télétravail donne un résultat similaire à plusieurs mois de remplacement de la voiture par le vélo. Il est d'abord urgent de traiter les gros postes, le détail viendra ensuite.
dodoussian
En fait, si nous reprenons toute l'analyse, c'est encore l'effet rebond! Pauvres de nous!
Jean-Claude He…
Le lis: "…peu de détails sur les leviers de décarbonation". Je pense que c'est tout simplement parce que quand on parle de levier sans se préoccuper de ce qui va faire office de point d'appui, on reste vague. Cette facilité de langage qui fait utiliser les mots sans en mesurer le sens précis et le contexte dans lequel ils prennent pleinement leur sens, est à l'origine de discours creux et de déclarations d'intentions plus que de décisions et d'actions subséquentes. Dans le cas qui nous occupe, je cite à nouveau : "… la modération de la demande de transport, le report modal, le meilleur remplissage des véhicules, l’efficacité énergétique des véhicules, et enfin la décarbonation de l’énergie utilisée." En reprenant les mots : - modération, report, remplissage-, le point d'appui, celui sur lequel vont s'exercer les forces de pression pour faire bouger les choses, ce sont les consommateurs. Il ne faut pas être grand sorcier pour comprendre que c'est la pression des prix ou des taxes (ce qui revient finalement au même) qui vont avoir de l'effet. Mais la difficulté est que l'effet produit n'est pas forcément celui qui est recherché (ex. les gilets jaunes). L'efficacité énergétique des véhicules : les points d'appui ce sont les constructeurs (et donc les prescripteurs technocrates avec les normes), ou bien les décideurs politiques (avec les lois). Mais la finance capitalistique n'aime pas beaucoup les pressions qui restreignent sa liberté de manœuvre. La décarbonation ne peut trouver d'appui que sur 2 points : la restriction (moins de gaspillage, moins de consommation) donc une fois de plus les consommateurs, ou bien l'appel à des sources d'énergies non carbonées (celles qui existent - éolien, solaire, houille blanche, fission nucléaire domaines sensibles où l'arbitrage politique est omniprésent, ou bien à des sources à inventer - fusion nucléaire, énergie noire !, énergie du vide !, … pour lesquelles la recherche et la formation y sont essentielles et nécessaires), point d'appui qui est en fait un agglomérat de voies diverses où il est bien difficile de trouver quel levier particulier actionner et quel poins d'appui solliciter.

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