L’hydrogène, déjà vanté par Jules Verne en 1875, ne pourra être vraiment « vert » que s’il est produit à partir de renouvelables. Le premier enjeu de la révolution de l’hydrogène consiste donc à basculer vers une production non carbonée, et ceci à l’échelle industrielle.
De Jules Verne à Jérémy Rifkin, nombreux ont été les visionnaires promettant une révolution de l’hydrogène. Écoutons l’ingénieur Cyrus Smith, personnage principal de L’Île mystérieuse (1875) :
« Oui, mes amis, je crois que l’eau sera un jour utilisée comme combustible, que l’hydrogène et l’oxygène qui la constituent fourniront une source de lumière et de chaleur inépuisable. »
Longtemps considéré comme un mirage, l’hydrogène revient en force dans le paysage énergétique. Devenu un enjeu de compétitivité, il figure désormais dans tous les scénarios prospectifs de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), qui a récemment livré un rapport sur l’état d’avancement des projets d’hydrogène vert dans le monde(1).
Serions-nous à la veille d’une révolution majeure grâce à ce gaz découvert en 1766 par le chimiste Cavendish, baptisé quelques années plus tard « hydrogène » par Lavoisier ?
Si l’hydrogène n’est pas le miracle du roman de Jules Verne, il peut en revanche constituer un vecteur accélérant la transition énergétique vers des sources renouvelables. À condition qu’on l’affranchisse de sa dépendance actuelle à l’égard des énergies fossiles, ce qui n’est pas une mince affaire.
L’hydrogène d’aujourd’hui : un sous-produit des énergies fossiles
Représentant 75% de la masse gazeuse du soleil, l’hydrogène est considéré comme l’élément le plus abondant de l’univers. Sur Terre, il est peu présent à l’état pur : très léger, il s’échappe de ses réservoirs naturels. En l’état actuel de nos connaissances, le potentiel de récupération de l’hydrogène présent dans le sous-sol est limité.
L’hydrogène est toutefois présent tout autour de nous, combiné à d’autres éléments. On le trouve ainsi dans chaque molécule d’eau. Associé au carbone, il est dans tous les végétaux et animaux. Les énergies fossiles, elles-mêmes issues de la décomposition de la matière vivante, ne font pas exception.
Pour obtenir de l’hydrogène pur, il faut donc le séparer de ces autres éléments.
Depuis 1975, la production mondiale d’hydrogène a plus que quadruplé. Elle a été portée par l’industrie du pétrole, qui en utilise des quantités croissantes pour désulfurer les combustibles et par l’industrie chimique pour la production d’ammoniac. Ce développement rapide n’a pas contribué à la décarbonation des économies. Il a au contraire contribué à l’accroissement des émissions de gaz à effet de serre.
D’après l’AIE, la production mondiale d’hydrogène a atteint 97 Mt en 2023, pour des rejets atmosphériques de CO2 de 920 Mt, soit l’équivalent de 3,3 fois les émissions de la France. Dans sa grande majorité, l’hydrogène est produit à partir du gaz naturel ou du charbon. Aussi, la carte de ses producteurs se superpose avec celle des producteurs d’énergie fossile.
Tant que l’hydrogène reste un sous-produit des énergies fossiles, rouler à l’hydrogène ou l’utiliser pour produire de la chaleur permet de réduire les pollutions locales, mais pas d’abattre les rejets de CO2. Le premier enjeu de la révolution de l’hydrogène consiste donc à basculer vers une production non carbonée.
Hydrogène bleu ou vert, ou la montée de l’hydrogène décarboné
« L’hydrogène gris » désigne celui obtenu directement à partir du gaz naturel ou du charbon. Par kilogramme produit, son empreinte carbone atteint 10 à 12 kg de CO2 lorsqu’il est produit à partir de gaz, et de 22 à 26 kg lorsqu’il est produit à partir du charbon.
Une première voie pour limiter son empreinte carbone consiste à coupler sa production à des installations de captage récupérant une partie du CO2 avant qu’il ne se dissipe dans l’atmosphère. On obtient alors de « l’hydrogène bleu », limitant les dégâts climatiques sans s’affranchir de la dépendance aux énergies fossiles.
Dans les conditions actuelles, l’hydrogène gris revient à environ 1,5 €/kg en Europe et un peu moins aux États-Unis ou en Chine où gaz et charbon sont bon marché. Par ailleurs, les coûts de stockage et de transport sont limités par la proximité entre les sites de production et de consommation, tous deux situés dans des raffineries ou des complexes pétrochimiques.
Avec un prix du CO2 de 100 €/tonne, il deviendrait rentable de basculer de l’hydrogène gris vers l’hydrogène bleu.
Le coût des installations de capture et stockage de CO2 est de l’ordre de 1 €/kg. Autrement dit, avec un prix du CO2 de 100 €/tonne, il deviendrait rentable de basculer de l’hydrogène gris vers l’hydrogène bleu. En l’absence d’un tel prix, combler cet écart d’un euro n’est possible qu’avec des incitations politiques qui font trop souvent défaut.
Une autre voie pour produire l’hydrogène est celle de l’électrolyse, qui utilise l’énergie électrique pour récupérer l’hydrogène présent dans l’eau. Si on utilise une électricité produite avec du gaz naturel ou du charbon, l’opération n’a aucun intérêt pour le climat : on rejette, par cette voie, plus de CO2 qu’en séparant directement l’hydrogène depuis le gaz naturel.
En couplant un électrolyseur à une source décarbonée d’électricité, on obtient de « l’hydrogène vert », non émetteur de CO2. C’est la voie qui est actuellement développée partout dans le monde, du fait de la très forte baisse du coût des énergies renouvelables.
L’opération est particulièrement intéressante lorsqu’on dispose d’importantes capacités de production éolienne ou solaire. Leur coût unitaire à la production est devenu compétitif, tant face aux filières fossiles que nucléaires, mais leur injection à grande échelle dans les réseaux se heurte à la difficulté de l’intermittence. L’électrolyse permet alors de stocker les excédents d’électricité en les transformant en hydrogène qui devient un intégrateur des sources renouvelables dans le système énergétique.
Comment rendre l’hydrogène vert compétitif
Le coût de production de l’hydrogène vert par l’électrolyse dépend de trois paramètres : le prix de l’électricité utilisée, le coût de l’électrolyseur, les coûts de transport et de stockage qui pèsent dans la balance sitôt que le lieu de consommation est éloigné du site de production.
Actuellement, le coût du kg d’hydrogène vert se situe dans une fourchette de l’ordre de 3 à 8 €/kg, soit de deux à cinq fois celui de l’hydrogène gris. Mais il est dans une dynamique de forte baisse, sous l’impact de la baisse du coût de l’électricité verte et de celui de l’électrolyse.
Les différents plans hydrogène visent à accélérer le mouvement grâce aux changements d’échelle de la production d’électrolyseurs et aux investissements dans les infrastructures de stockage et distribution. Cet argent public mobilisé du côté de l’offre permet d’accélérer l’industrialisation des pilotes issus de la recherche et développement.
Les aides à l’utilisation de l’hydrogène vert sous forme de complément de prix sont plus discutables sous l’angle économique. Elles n’incitent pas suffisamment les producteurs à baisser leurs coûts et stimulent la consommation d’énergie. Elles pourraient être fortement réduites ou disparaître pour un prix du CO2 de l’ordre de 100 à 250 €/tonne.
La production d’hydrogène vert à partir de biomasse renouvelable est une autre voie qui pourrait s’avérer intéressante pour son intégration territoriale. Elle en est encore au stade expérimental. Deux options sont testées en France : à partir du bois (projets de Vitry-le-François et de Strasbourg) ou à partir de biomasse agricole (utilisation du chanvre dans la Sarthe).
On peut également produire de l’hydrogène sans émettre de CO2 à partir du méthane par plasmalyse, un procédé qui est en train de sortir des laboratoires de recherche pour tester sa faisabilité industrielle (projets Sakowin et Spark Cleantech en France).
Les nouveaux usages de l’hydrogène
Pour contribuer à la décarbonation, il ne suffit pas de massifier la production d’hydrogène vert. Il faut également s’occuper des émissions en aval. Or, si on utilise de l’hydrogène vert pour désulfurer les carburants ou produire de l’ammoniac, on ne réduit pas les émissions en aval, très élevées dans le cas de la filière ammoniac. Il faut donc développer des usages qui permettent de réduire les émissions de CO2 là où elles sont les plus difficiles à obtenir.
L’hydrogène permet en premier lieu de décarboner des procédés industriels où les substituts à l’énergie fossile sont difficiles à développer. Dans la production primaire d’acier, première source d’émissions industrielles de CO2 dans le monde, le charbon est à la fois utilisé comme source d’énergie et agent réducteur du minerai. L’hydrogène peut s’y substituer et fournir de l’acier zéro carbone. Le premier pilote industriel testant cette voie fonctionne en Suède, dans le cadre du projet Hybrit(2).
Dans le secteur des transports, les applications les plus intéressantes concernent plutôt le transport maritime, le transport ferroviaire quand les lignes ne sont pas électrifiées et les véhicules utilitaires lourds pour lesquels le poids des batteries est une contrainte majeure. Dans le secteur spatial, l’hydrogène est déjà utilisé en substitution du kérosène pour le décollage des fusées, mais il n’est pas encore vert…
Enfin, on peut injecter jusqu’à 10 ou 20% d’hydrogène vert dans les réseaux de gaz, nettement plus si on convertit une partie de cet hydrogène en méthane via un procédé appelé « méthanation ». Il est également possible de reconvertir l’hydrogène en électricité pour les besoins d’équilibrage du réseau (stockage inter-saisonnier).
La Chine, championne du déploiement hydrogène
D’après l’IRENA, l’Agence internationale des énergies renouvelables, l’essentiel du potentiel de production de l’hydrogène vert(3) se situe dans les pays les mieux dotés en ressources solaires et éoliennes. L’application de ce principe conduirait à une cartographie tout à fait nouvelle des producteurs d’hydrogène.
Ce n’est toutefois pas le chemin pris par le déploiement de l’hydrogène vert, qui met en concurrence trois compétiteurs principaux.
L’Union européenne a mis en place un cadre juridique complet dans le cadre de sa stratégie de l’hydrogène lancée en 2020. Malgré des moyens financiers importants et la création d’une banque de l’hydrogène, la montée en régime ne s’effectue pas au rythme escompté. Aussi, la Cour des comptes européenne estime que les objectifs de production et d’utilisation d’hydrogène vert en 2030 ont peu de chances d’être atteints(4).
Aux États-Unis, la production d’hydrogène vert est supportée par des crédits d’impôt dans le cadre de l’Inflation Reduction Act. Les soutiens sont bonifiés lorsque les projets font appel à des électrolyseurs produits aux États-Unis. Malgré ces aides, l’hydrogène vert se heurte à une solide concurrence de l’hydrogène gris qui bénéficie des tarifs ultra compétitifs du gaz. Par ailleurs, la demande n’est pas toujours au rendez-vous.
Dans ce contexte, l’AIE a révisé à la baisse ses prévisions de production et d’utilisation mondiales d’hydrogène vert à l’horizon 2030. Les trois principaux obstacles identifiés sont la remontée des taux d’intérêt, l’incertitude sur la demande et la surestimation initiale des économies d’échelle dans la fabrication des électrolyseurs.
Seule exception à ces révisions : la Chine qui a renforcé sa position et dispose aujourd’hui de 60% des capacités mondiales d’électrolyse. Comme cela a été le cas pour les panneaux photovoltaïques et les batteries, le rythme plus rapide du déploiement permet au pays de réaliser des économies d’échelle et de diminuer ses coûts plus rapidement que ses compétiteurs.
Pour éviter que l’avance chinoise ne crée un avantage compétitif difficile à rattraper, il faut donc accélérer le déploiement de l’hydrogène vert. Ce sera un enjeu important pour la nouvelle mandature en Europe, mais également en France où l’instabilité politique des derniers mois a créé un dangereux attentisme.
L’enjeu est de faire de l’hydrogène, non pas cette énergie « inépuisable » à laquelle rêvait l’ingénieur de L’Île mystérieuse, mais un puissant intégrateur des énergies renouvelables dans le système énergétique de demain.