Professeur de philosophie, Uskudar University.
Professeur invité, Clark University.
En décembre 2023, les négociateurs des pays du monde entier se réuniront aux Émirats arabes unis pour le prochain cycle de négociations internationales sur le climat(1). Alors que ces négociations sont considérées comme essentielles pour obtenir les accords mondiaux nécessaires pour éviter d’atteindre un changement climatique dangereux, la confiance dans le sommet, connu sous le nom de COP28, est au plus bas(2). L’une des raisons tient à la personne qui est aux commandes.
Les Émirats arabes unis ont mis le feu aux poudres en janvier 2023 en annonçant que le sultan Ahmed al Jaber, PDG de l’entreprise publique Abu Dhabi National Oil Company (Adnoc), serait le président désigné du sommet sur le climat, ce qui lui donnerait un large contrôle sur l’ordre du jour de la réunion.
Des hommes politiques américains et européens ont exigé la démission de M. al-Jaber(3). L’ancien vice-président américain Al Gore a affirmé que les intérêts des industries fossiles avaient « capturé le processus des Nations unies à un degré inquiétant, allant jusqu’à nommer le PDG de l’une des plus grandes compagnies pétrolières du monde à la présidence de la COP28 ».
Les inquiétudes quant à l’obstruction des politiques pro-climat par les industries fossiles sont tout à fait légitimes, à mon avis. Il existe de nombreuses preuves(4) que les plus grandes industries fossiles savaient déjà depuis des décennies que leurs produits provoqueraient le changement climatique, et qu’elles ont délibérément tenté de nier les sciences du climat et de s’opposer à l’évolution des politiques climatiques. Cependant, je pense que les appels à boycotter la COP28 et à bannir le choix de la région pour la diriger sapent la crédibilité des négociations des Nations unies et négligent le potentiel du programme de la COP28.
J’ai été conseiller du Programme des Nations unies pour l’environnement et je suis spécialiste de l’éthique environnementale. Mes propres préoccupations sur cette question m’ont amené à faire équipe avec six collègues du Sud pour mener une analyse comparative détaillée(5) des objectifs et du comportement des cinq dernières présidences de la COP sur le climat.
Nous avons conclu, à notre grande surprise, que le programme politique promu par la présidence des Émirats arabes unis à la COP28 pourrait largement contribuer à accélérer la transition vers la sortie des énergies fossiles. Nous avons également constaté que de nombreuses critiques formulées à l’encontre de la présidence des Émirats arabes unis étaient infondées.
Comment Ahmed al Jaber a été choisi
Tout d’abord, il est utile de comprendre comment les présidents des COP sont choisis. Le choix du pays qui accueille le sommet de la COP est géré par un processus des Nations unies qui fait l’objet d’une alternance démocratique entre six régions(6). Les pays de chaque région se consultent pour savoir qui représentera leur région, et ce pays fait une proposition, qui est évaluée et finalisée par le secrétariat qui gère la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques.
Pour la COP28, la région Asie-Pacifique, qui se compose d’un ensemble diversifié de pays en développement, a choisi les Émirats arabes unis et Ahmed al Jaber.
Les préoccupations énergétiques des pays du Sud
Pour certains pays du Sud, la perspective d’une élimination progressive des énergies fossiles – demandée par de nombreux groupes militants et pays à l’approche de la COP28 – semble non seulement décourageante, mais aussi une menace pour le développement économique(7).
Sur les dizaines de pays producteurs de pétrole dans le monde, environ la moitié sont des pays en développement à revenu intermédiaire(8) dont les économies sont très vulnérables face à la volatilité des prix du pétrole et du gaz. Des études ont suggéré qu’une élimination rapide des énergies fossiles pourrait entraîner des milliers de milliards de dollars de pertes(9) dues aux investissements dans les infrastructures des pays producteurs de pétrole, s’ils n’y sont pas préparés.
En même temps, de nombreux États du Sud sont confrontés aux conséquences démesurées du changement climatique, qu’il s’agisse de phénomènes météorologiques extrêmes ou de l’élévation du niveau de la mer qui peuvent menacer l’existence même de leurs communautés.
Ahmed Al Jaber a qualifié l’élimination progressive des combustibles fossiles d’« inévitable » et d’« essentielle »(10), mais il a aussi déclaré que le système énergétique et les pays du Sud n’étaient pas prêts pour une élimination rapide du fossile(11) tant que les énergies renouvelables ne seront pas davantage développées, et que le sommet devrait se concentrer sur l’adaptation(12). Ce point de vue, bien que soutenu par certains pays du Sud, a suscité de vives critiques.
Al Jaber, Masdar et l’Adnoc
La présidence de la COP28 par Ahmed Al-Jaber a été décrite par certains comme une tentative des Émirats arabes unis de « verdir »(13) les plans d’expansion pétrolière et gazière d’Adnoc, l’une des plus grandes compagnies pétrolières au monde.
Bien que je sois sensible à cette préoccupation, mes collègues et moi-même l’avons trouvée beaucoup trop simpliste. Al-Jaber a passé l’essentiel de sa carrière dans le secteur des énergies renouvelables(14). En 2006, il a fondé et dirigé la société d’État des Émirats arabes unis spécialisée dans les énergies renouvelables, Masdar(15), qu’il a aidée à devenir le plus grand opérateur d’énergies renouvelables en Afrique(16).
L’Adnoc a été fortement critiquée pour avoir prévu d’investir 150 milliards de dollars dans l’expansion de ses capacités pétrolières et gazières au cours de cette décennie.
Il a été nommé PDG de l’Adnoc en 2016, dans le cadre du lancement officiel par les Émirats arabes unis d’une stratégie nationale pour l’après-pétrole(17). L’année précédente, le prince héritier Mohammed bin Zayed avait prononcé un discours déclarant que les Émirats arabes unis célébreraient « le dernier baril de pétrole » d’ici le milieu du siècle(18).
L’Adnoc a été fortement critiquée pour avoir prévu d’investir 150 milliards de dollars dans l’expansion de ses capacités pétrolières et gazières au cours de cette décennie. Je partage ces inquiétudes. Pour rester dans les limites de 1,5°C de réchauffement climatique adoptées dans le cadre de l’accord de Paris, le monde pourrait devoir cesser les nouveaux investissements dans les combustibles fossiles, comme l’a préconisé l’Agence internationale de l’énergie, et aussi déclasser quelque 40% des réserves de combustibles fossiles déjà exploitées(19).
Cependant, je pense également qu’il faut replacer cette question dans un contexte mondial lorsque l’on discute de la présidence de la COP28 : des plans de croissance des énergies fossiles bien plus importants que ceux des Émirats arabes unis sont menés(20) par les États-Unis, le Canada, la Russie, l’Iran, la Chine et le Brésil. La majeure partie du financement des énergies fossiles dans le monde provient de banques des États-Unis, du Canada et du Japon(21). Et depuis 2015, les banques européennes ont versé un montant colossal de 1,3 billion de dollars dans les combustibles fossiles(22), dont 130 milliards de dollars pour la seule année 2022.
Le programme de la COP28
Dans notre évaluation, nous avons constaté que les Émirats arabes unis font déjà preuve d’un leadership qui va au-delà des présidences précédentes de la COP. Notre rapport(23) a révélé que la valeur totale des projets d’énergie renouvelable prévus par les Émirats arabes unis avec divers partenaires au cours de la décennie s’élève à plus de 300 milliards de dollars. Selon notre analyse, ce montant est considérablement plus élevé que les investissements dans les énergies propres mobilisés par les présidences précédentes de la COP.
Le programme de la COP28 que les Émirats arabes unis promeuvent(24) offre également une voie prometteuse pour accélérer la transition vers l’abandon des énergies fossiles. Il prévoit de tripler la capacité des énergies renouvelables au cours des sept prochaines années, en réduisant encore les coûts pour concurrencer rapidement les combustibles fossiles(25), potentiellement au cours des 20 prochaines années(26).
Il demande également aux pays d’accepter de cesser la production d’énergies fossiles lorsque les émissions de CO2 ne sont pas capturées d’ici au milieu du siècle, ce qui pourrait accélérer le développement de la capture, de l'utilisation et du stockage du CO2 à des fins commerciales.
Enfin, la restructuration du financement de la lutte contre le changement climatique pour le rendre moins coûteux et réduire le fardeau de la dette, comme le propose la présidence des Émirats arabes unis, pourrait débloquer les milliers de milliards de dollars dont le monde en développement a désespérément besoin(27) pour soutenir ses transitions énergétiques tout en s’industrialisant. Étant donné que le manque de financement est le principal obstacle à la transition énergétique dans les pays en développement(28), il est essentiel que la COP28 se concentre sur ce point.
Certes, le fait qu’un PDG du secteur pétrolier dirige un sommet sur le climat est inquiétant pour tous ceux qui prônent une réduction progressive et rapide des combustibles fossiles, et il reste à voir dans quelle mesure les Émirats arabes unis sont attachés à ces politiques. Mais mes coauteurs et moi-même avons conclu que si le sommet de la COP28 parvient à conclure des accords historiques sur les questions susmentionnées, il s’agira d’une avancée significative dans l’accélération d’une transition juste vers l’abandon des énergies fossiles. Mais aussi d’une amélioration considérable par rapport à ce qui a été proposé lors des précédents sommets de la COP.
Sources / Notes
- United Nations Framework Convention on Climate Change, New York, 9 May 1992.
- Climate Talks Ahead of COP28 Raise Concerns of Weak Outcome, Bloomberg, 15 juin 2023.
- More Than 100 US, EU Politicians Want Oil CEO Removed as COP28 Head, Bloomberg, 23 mai 2023.
- Unseen urgency: Delay as the new denial, WIREs Climate Change, 2 novembre 2022.
- COP28 Progress or Regression? An Empirical and Historical Comparative Analysis of COP Summits, septembre 2023.
- How COPs are organized - Questions and answers.
- Energy, Economic Growth, and Poverty Reduction, Banque mondiale, 2016.
- To Shift Away from Oil and Gas, Developing Countries Need a ‘Just Transition’ to Protect Workers and Communities, World Resources Institute, 26 janvier 2023.
- Macroeconomic impact of stranded fossil fuel assets, nature climate change, 4 juin 2018.
- Phase down of fossil fuel inevitable and essential, says Cop28 president, The Guardian, 13 juillet 2023.
- World not ready to ‘switch off’ fossil fuels, UAE says, Al Jazeera, 10 mai 2023.
- UAE's al-Jaber says Cop 28 must focus on adaptation, Argus, 8 octobre 2023.
- Fake Twitter profiles, Wikipedia editing and PR battles: Inside the push to greenwash the COP28 climate summit, CNN, 18 juillet 2023.
- ‘I wasn’t the obvious choice’: meet the oil man tasked with saving the planet, The Guardian, 7 octobre 2023.
- Site de Masdar.
- UAE and Egypt advance development of Africa's biggest wind farm, Energy Global, 7 juin 2023.
- The post-oil strategy of the UAE: An examination of diversification strategies and challenges, Politics & Policy, 7 mars 2022.
- Abu Dhabi’s journey towards celebrating the last barrel of oil gathers pace, The National News, 6 juin 2018.
- Existing fossil fuel extraction would warm the world beyond 1.5 °C, Environmental Research, mai 2022.
- US behind more than a third of global oil and gas expansion plans, report finds, The Guardian, 12 septembre 2023.
- Banking on climate chaos, report 2023.
- European banks are among the biggest drivers of fossil fuel expansion, Reclaim Finance, 13 avril 2023.
- COP28 Progress or Regression? An Empirical and Historical Comparative Analysis of COP Summits, septembre 2023.
- What is the UAE Cop28 plan of climate action?, The Guardian, 13 juillet 2023.
- Impact on solar energy costs of tripling renewables capacity by 2030, Oxford Smith School of Enterprise and the Environment, 17 mai 2023.
- Empirically grounded technology forecasts and the energy transition, Joule, septembre 2022.
- COP 28 president: ‘It’s time to transform climate finance–and bridge its $2.4 trillion gap’, Finance, 19 septembre 2023
- Global 100% energy transition by 2050: A fiction in developing economies?, Joule, juillet 2021.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.