La vision de…
Étienne Klein
Physicien et philosophe
Directeur de recherche au CEA
Quand on nous parle d’un hypothétique retour de la croissance, on ne précise que rarement de quelle croissance il est question. Je sais bien qu’il s’agit toujours de la croissance du PIB mais celui-ci peut croître de multiples façons. Alors que veut-on faire croître exactement, et que voudrait-on faire décroître ? Il faudrait le dire clairement au lieu d’invoquer le mot « croissance » de façon systématiquement dévote.
On connaît l’argument des « objecteurs de croissance » : l’économie a besoin pour croître de ressources énergétiques ; or, celles-ci étant limitées, la croissance est une impossibilité à long terme. Tout esprit peut en effet comprendre qu’une croissance continue est matériellement impossible dans un monde fini. Kenneth Boulding disait que, pour nier cette loi élémentaire, « il faut soit être un fou, soit être un économiste ». Dès lors, comment pouvons-nous être assez inconscients, disent les objecteurs de croissance, pour vouloir à tout prix l’augmentation de la production, qui implique une augmentation de la pollution, une diminution des emplois et du plaisir à travailler ? Il faudrait plutôt opter pour la décroissance économique, seule voie pour sauver la planète des excès de l’humanité, en commençant par décoloniser nos imaginaires galvanisés par les publicitaires.
En vertu de cette loi, le mode de développement du monde moderne apparaît comme la victime d’une contradiction douloureuse : il se pense comme universel, et pourtant il sait désormais que son extension à l’ensemble de l’humanité, tant dans l’espace que dans le temps, se heurte à des obstacles impitoyables, ne serait-ce que parce que l’atmosphère de notre globe ne supporterait ni sa généralisation ni son maintien. Il y a donc une contradiction entre notre exigence éthique d’égalité et notre mode de développement. D’où le dilemme : nous, les riches, ou bien nous nous coupons du reste du monde au moyen de boucliers divers, ou bien nous inventons un autre mode de développement qui aurait la propriété de pouvoir être étendu à l’échelle de l’humanité tout entière. Vaste programme…
Quant aux partisans de la croissance, ils défendent au contraire l’idée que nous n’avons pas d’autre choix que de continuer à désirer la croissance, car la décroissance nous exposerait à trois immenses problèmes. D’abord, elle laisserait à son sort le milliard d’êtres humains qui vivent avec moins d'un dollar par jour. Ensuite, elle rendrait difficile toute protection de l’environnement (car celle-ci coûte cher : nous devons donc devenir plus riches pour avoir les moyens de ces dépenses). Enfin, le remède au chômage, ce sont de nouveaux postes de travail, mais s’ils ne se financent pas sous la forme d’une augmentation de la production, ils ne se rentabilisent pas. Bref, une croissance économique continue semble une condition de la résolution des problèmes qu’une production industrielle intensive crée elle-même.
Le développement de la société se retrouve ainsi dans un cercle vicieux : le mouvement continu de ce cercle n’est possible qu’à la condition que la croissance ne s’arrête pas ; or le combustible de cette croissance, lui, risque de s’épuiser un jour…
La question est donc : que va-t-il se passer d’ici à 2050 ? La bonne réponse dépend de ce que nous faisons et de ce que nous allons faire dans les trois décennies qui viennent. Il est remarquable que ce soit un philosophe, Edmund Husserl, qui ait saisi l’importance de ces enjeux bien avant tout le monde, même si ce fut à partir d’arguments très différents de ceux que nous entendons aujourd’hui. Dès les années 1930, le vieil homme avait compris que la crise qui secouait alors l’Europe n’avait pas seulement à voir avec des pratiques dictatoriales, mais concernait aussi et surtout notre rapport au monde qui nous entoure et à la Terre qui nous soutient. En seulement trois jours, du 7 au 9 mai 1934, il rédigea un texte très étrange, intitulé La Terre ne se meut pas(1). Bien sûr, Husserl n’y contestait nullement la valeur de vérité des découvertes de Copernic et Galilée, mais affirmait simplement que la Terre n’est pas, pour nous, une planète comme une autre : elle est le sol originaire et insubstituable de notre ancrage corporel. Grâce aux travaux des astronomes et aux exoplanètes qu’ils découvrent, nous avons désormais tout lieu de croire que notre île cernée d’espace est d’une très grande banalité astrophysique. Il n’empêche : elle est la seule planète qui soit là où nous sommes…
Cette unicité irréductible qu’a pour nous la Terre devrait suffire à changer notre regard sur elle. Nous ne nous arracherons pas si facilement à elle, à son sol qui à la fois nous attire, nous nourrit et nous construit. Ou, plus précisément, nous ne pourrons la quitter que si, d’une façon ou d’une autre, nous pouvons l’emporter avec nous, ce qui ne sera pas simple. Alors, plutôt que d’imaginer que nous pourrions nous en échapper, essayons d’abord d’y sauver la possibilité de notre présence continuée. Étrange paradoxe : c’est au moment où nous découvrons que notre planète n’est peut-être qu’une parmi beaucoup d’autres que nous devons le plus penser son unicité relativement à nous.
Sources / Notes
- La Terre ne se meut pas. Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation habituelle du monde. Trad. de D. Franck, J.-F. Lavigne et D. Pradelle, Minuit, coll. « Philosophie », 1989.