Professeur de sciences économiques à l’Université Paris-Dauphine, PSL
Directeur du LEDa-CGEMP (Centre de Géopolitique de l’Énergie et des Matières Premières)
Le dimanche 12 avril 2020 constituera une date dans l’histoire, plus que centenaire, de l’industrie pétrolière : les négociations engagées le jeudi précédent sous l’égide de l’OPEP+ ont abouti à un accord de réduction de la production de pétrole de près de 10 millions de barils par jour – soit environ 10% de l'approvisionnement mondial – avec une perspective d’efforts collectifs à poursuivre jusqu'en avril 2022 – les restrictions décroissant jusqu’à environ 6 millions de barils par jour à partir de janvier 2021. Ces réductions représentent un ordre de grandeur deux fois supérieur aux coupes opérées au moment de la crise financière, à la fin des années 2000.
La loi antitrust américaine interdisant toute tentative de cartellisation d’un marché, les États-Unis ne sont pas directement engagés dans l’accord ; mais le Président américain n’a pas ménagé ses efforts auprès du Prince Ben Salman, notamment pour réduire la charge du Mexique qui retardait la conclusion d’un protocole. Pour arriver à ses fins, Donald Trump a même brandi l’arme d’une taxe à l’import – arme aux effets hypothétiques compte tenu du besoin des raffineries américaines auquel ne répond pas totalement la production locale.
Mettant en scène son « art du deal », Donald Trump s’est félicité de cette issue : “The big Oil Deal with OPEC Plus is done. This will save hundreds of thousands of energy jobs in the United States. I would like to thank and congratulate President Putin of Russia and King Salman of Saudi Arabia. I just spoke to them from the Oval Office. Great deal for all!” (via Twitter, 12 avril).
Le Président américain peut certes se prévaloir d’avoir contribué à repousser le pire pour l’industrie pétrolière américaine, c’est-à-dire une chute des prix à 10 $ par baril et une véritable thrombose avec la saturation rapide des capacités de stockage tout au long des chaînes logistiques. Mais l’effondrement de la demande impliquerait une baisse de volume de l'offre de 30 millions de barils par jour pour espérer une remontée significative des prix. Certes, des producteurs hors accord – mais dont les coûts de production sont les plus élevés (États-Unis, mais également Canada, Norvège, Brésil, etc.) – devraient également voir leurs volumes reculer, de sorte que la baisse réelle pourrait avoisiner les 20 millions de barils par jour. Un recul de 20% du volume de brut extrait serait évidemment, à l’image des temps, extraordinaire – si atteinte, ce qui reste hypothétique – mais sans doute néanmoins insuffisante pour sortir les prix d’une zone délétère pour beaucoup de producteurs.
Pour le Président américain, l’enjeu est tout autant économique que politique, à quelques mois des élections présidentielles : "This historic action will help nearly 11 million American workers who are supported by the US oil and gas industry." (via Twiter, 13 avril).
La réunion de l’OPEP+ en juin prochain sera cruciale.
Mais, pour éviter un ravage dans l’industrie américaine, Donald Trump devra affronter les problèmes classiques de stabilité d’un cartel, à avoir la tenue des engagements par les pays exportateurs les plus dépendants, comme le Nigéria, l’Algérie, l’Irak, etc.(1) L’Arabie saoudite a même indiqué qu’elle continuerait des livraisons ristournées en Asie. Surtout, la suite dans ce secteur – comme pour le reste de l’économie – est subordonnée aux incertitudes virales qui pourraient déprimer fortement la demande bien au-delà de l’élection.
La réunion de l’OPEP+ en juin prochain sera cruciale : si des restrictions additionnelles s’avéraient nécessaires, il serait difficile d’inviter Saoudiens et Russes à réduire plus encore leur production – l’effort est déjà de - 23 % pour chacun – et les États-Unis devront alors envisager des coupes « autoritaires ». Même si le fonctionnement libre du marché est la règle supérieure, outre-Atlantique, observons par exemple que l’Autorité de régulation texane – la Texas Railroad Commission – a bien dans son arsenal ce type de prérogative et que des contacts ont même été établis avec la direction de l’OPEP en mars. En restreignant administrativement la production, les États-Unis rejoindraient alors, de facto, les rangs de l’OPEP+.
L’impossible équilibre entre régulation et concurrence effrénée
Pour comprendre la portée de ce qui se joue, il faut remonter à l’été 2014 au moment où le prix du pétrole s’effondre, l’Arabie saoudite refusant de prolonger des efforts – sans doute vains – pour maintenir les cours du baril, en compensant la montée en puissance de la production d’huile de schiste américaine. S’ensuivront deux années de prix hors de tout contrôle, jusqu’au point bas de 30 $ par baril en janvier 2016. À l’initiative de l’Arabie saoudite, 2016 est consacrée à tisser les principes d’un partage d’efforts entre OPEP et NOPEP – groupement de 11 pays sous le leadership de la Russie – efforts aboutissant à un accord en fin d’année.
Pendant trois ans, Saoudiens et Russes ont coopéré pour stimuler les cours du baril – rehaussés dans la bande 50-80 $ par baril – dans un marché pourtant perturbé par les incertitudes sur les productions irakienne et libyenne et autres acteurs précaires, par les sanctions américaines sur les exportations iraniennes, la guérilla dans le détroit d’Ormuz, etc.
Début mars 2020, la Russie a décidé de rompre cette alliance, en ne prenant pas sa part des efforts préconisés par l’Arabie saoudite pour contrer la chute de la demande, alors que les cours reculaient pourtant de 30% depuis le début de l'année. L’objectif saoudien était de réduire la production de 1,5 millions de barils supplémentaires par jour, dont un tiers à la charge de la Russie et de ses alliés – en surplus des 2 Mb/j de recul du marché déjà enregistrés depuis le début de l’année. En réaction, l'Arabie saoudite a décidé d’ouvrir les vannes – en extrayant plus de 12 Mb/j, contre 9,7 Mb/j en mars – et d’accorder des ristournes massives à ses clients, renchérissant dans une guerre des prix brutale.
L’atout essentiel de la Russie est d’équilibrer son budget avec un baril aux alentours de 40 $ par baril...
Cette rupture résulte directement du leadership pétrolier des États-Unis, en ligne avec l’affirmation par Donald Trump d’une « puissance » énergétique, dès son élection, ambition qui a même conduit à attaquer le pré carré gazier russe en Europe. Cette offensive a été débordée sur le front géopolitique : Washington a pris des sanctions à l’encontre d’entreprises impliquées dans la construction du gazoduc Nord Stream 2, essentiel pour accroître les livraisons russes vers l’Europe. Mike Pompeo, Secrétaire d'État américain, a même promis – en mars 2020, lors d’une conférence en Allemagne sur la sécurité – d’investir un milliard de dollars en soutien à l’initiative dite des « Trois Mers » : cette dernière, inaugurée en 2016, réunit 12 États de l’est de l’UE autour des projets liés à la sécurité, énergie comprise. Ce soutien est clairement une faveur aux clients potentiels pour le gaz américain, dans la zone d’influence de Gazprom.
La décision russe de mars fut donc une contre-attaque, avec l’objectif d’affaiblir les producteurs américains de pétrole de schiste, dont la viabilité financière serait fragilisée par une longue période de prix bas. L’atout essentiel de la Russie est d’équilibrer son budget avec un baril aux alentours de 40 $ par baril, tandis que le niveau requis pour l’Arabie est de l’ordre de 80 $ par baril.
Les autorités russes auront donc considéré – non sans de robustes raisons – que, pendant toute la durée de vie d’OPEP+, la coalition avait fait des efforts pour soutenir les cours à un niveau qui bénéficiait mécaniquement aux producteurs américains, sans que ces derniers prennent une part quelconque de cet effort.
L’empreinte de la pandémie de Covid-19 aura fait avorter l’offensive, la Russie étant dans l’obligation de consentir aujourd’hui une réduction de 2,5 millions de barils par jour, après avoir refusé en mars une diminution de 500 000 b/j. Quant à l’Arabie saoudite, sa surenchère aura accéléré le glissement vers le chaos. Au total, Moscou et Riyad seront apparus comme les responsables de la déstabilisation des pays pétroliers les plus fragiles. Au point de conduire le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), Fatih Birol, à formuler une adresse très solennelle : « Les citoyens du monde se souviendront que des grandes puissances qui avaient le pouvoir de stabiliser l’économie de nombreux pays dans une période de pandémie sans précédent ont décidé de ne pas l’exercer. L’histoire les jugera »(2).
Fondamentalement, l’instabilité s’est imposée en régime permanent en raison de l’impossibilité de trouver un équilibre entre, d’une part, les mécanismes de régulation de l’OPEP – même étendue en OPEP+ – et, d’autre part, l’affirmation des États-Unis en puissance énergétique.
Quel « new normal » après la crise ?
Après l’effondrement des prix de 2014, l’industrie américaine du shale oil avait déjà fait la preuve de sa résilience – écrémage du marché, consolidation, optimisation des coûts, innovations – jusqu’à accéder au premier rang mondial en termes de volume de production. Mais le choc est cette fois d’une autre intensité.
Selon la durée de la crise sanitaire, les États-Unis pourraient devoir affronter un niveau de chômage jamais atteint depuis la Grande Dépression des années 1930, avec de nombreux secteurs en demande de soutiens bancaires et publics. Et Donald Trump risque, dans les temps à venir, de devoir choisir entre relancer son économie en laissant le prix du pétrole au plancher, et sauver ses pétroliers en participant à la remontée des prix – ou devoir les soutenir en injectant des dizaines de milliards dans le secteur(3).
Quoi qu’il en soit, le retour, après la crise, à une politique de forage sans limite est douteux, sous la présidence de Donald Trump ou de son éventuel successeur – évidemment moins « allant » du côté démocrate. Les chocs rapprochés de 2014-2016 et 2020-202… auront sans doute considérablement rehaussé l’appréhension du risque dans le shale oil américain – et plus globalement dans l’amont pétrolier. Ce qui revient à dire que la position américaine consistant à déléguer à l’OPEP+ la régulation de prix, tout en en sapant l’efficacité par une politique fossile agressive, est intenable.
L’ensemble de ces éléments invitent les Européens à la vigilance : à court terme (2021), et plus encore à moyen terme (2025), les traumatismes multiples de l’industrie pourraient conduire à une remontée des cours du pétrole – si réduction de la production américaine et affaiblissement des exportateurs les plus fragiles (le risque de « supply crunch » ne peut être exclu compte tenu de la baisse massive des investissements dans l'exploration) – rendant très aventureuse une relance dans l’UE qui édulcorerait le Green Deal.
Sources / Notes
- Sous l’hypothèse d’un prix moyen en 2020 de 30 $ le baril, les revenus pétroliers et gaziers de certains producteurs clés chuteraient entre 50 et 85 % en 2020, par rapport à 2019, tombant au niveau le plus faible depuis plus de deux décennies. Energy market turmoil deepens challenges for many major oil and gas exporters, Agence internationale de l’énergie, 16 mars 2020.
- Le marché du pétrole traverse une crise inédite depuis cent ans, Fatih Birol dans Les Échos, 25 mars 2020.
- À supposer de trouver un accord avec démocrates au Congrès.
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