Chercheur associé à Mines ParisTech-PSL
Directeur général de Zenon Research, Mines ParisTech
Un laboratoire américain a annoncé en août 2021(1) de nouveaux résultats en fusion nucléaire « inertielle », avec une production d’énergie de 1,3 mégajoule. Que représente cette avancée pour la fusion, cette « éternelle » énergie du futur ?
Entre le mégaprojet ITER(2), dont la construction avance mais qui a connu des débuts difficiles, les projets lancés par différents pays, les initiatives privées qui se multiplient et qui annoncent des réacteurs de fusion d’ici 10 ou 15 ans, et les résultats obtenus par le Lawrence Livermore National Laboratory le 8 août 2021, il est difficile d’y voir clair. Voici un petit tour d’horizon pour mettre tout ceci en perspective.
Confinement magnétique ou inertiel : deux voies possibles pour la fusion nucléaire
Il existe deux façons d’utiliser l’énergie nucléaire : la fission qui est à l’œuvre dans les centrales nucléaires actuelles, et la fusion.
Un réacteur de fusion est un amplificateur de puissance : la réaction de fusion doit produire plus d’énergie qu’il n’en faut pour chauffer le plasma à la température requise et le confiner. Le record actuel a été obtenu en 1997 par le « Joint European Torus » ou JET au Royaume-Uni(3), où une puissance de 16 mégawatts a été générée par la fusion magnétique, mais il a fallu 23 mégawatts pour la déclencher.
Obtenir enfin un « gain » supérieur à 1 et démontrer la faisabilité de la production d’énergie par la fusion est un objectif majeur de différents projets en cours.
Il y a deux voies possibles pour réaliser la fusion nucléaire : le confinement magnétique qui utilise des aimants puissants pour confiner le plasma pendant des durées très longues, et le confinement inertiel qui utilise des lasers très puissants mais très brefs pour comprimer le combustible et le faire réagir. Historiquement, la fusion magnétique a été privilégiée, car la technologie nécessaire pour la fusion inertielle (lasers notamment) n’était pas disponible. Cette dernière nécessite également des gains bien plus élevés pour compenser l’énergie consommée par les lasers.
Confinement inertiel
Les deux plus gros projets sont le National Ignition Facility du Lawrence Livermore National Laboratory (NIF) aux États-Unis et le Laser MégaJoule en France(4), dont les applications sont principalement militaires (simulations d’explosion nucléaires) et financées par les programmes de défense. Le NIF poursuit également des recherches pour l’énergie.
Le NIF utilise 192 faisceaux laser, d’une énergie totale de 1,9 mégajoule et d’une durée de quelques nanosecondes, pour déclencher la réaction de fusion selon une approche dite « indirecte ». En effet, le combustible est placé à l’intérieur d’une capsule métallique de quelques millimètres, qui, chauffée par les lasers, émet des rayons X. Ceux-ci chauffent et compriment le combustible. L’alignement des lasers est plus aisé que si ceux-ci visaient directement la cible, mais seule une partie de leur énergie est convertie en rayons X et sert au chauffage.
Le NIF a récemment fait l’objet d’une forte attention médiatique après un record de production d’énergie obtenu le 8 août 2021. Durant cette expérience, une énergie de 1,3 mégajoule a été produite(5), la valeur la plus élevée jamais enregistrée par cette approche.
Le « gain » global de 0,7 égale le record obtenu par JET en 1997 par confinement magnétique, mais si on s’intéresse au bilan énergétique du combustible lui-même (cible d’hydrogène), on comprend l’excitation dans le domaine. Celui-ci a en effet absorbé 0,25 mégajoule (la conversion laser-rayons X entraîne des pertes) et généré 1,3 mégajoule : la fusion a donc généré une bonne partie de la chaleur nécessaire à la réaction, s’approchant de l’ignition. Un réacteur devra atteindre des gains bien plus élevés (supérieurs à 100) pour être économiquement intéressant.
Chambre d'expérience du NIF (©NIF)
Confinement magnétique
Le confinement magnétique est la voie privilégiée pour l’énergie, car il offre de meilleures perspectives de développement et bénéficie d’un retour d’expérience plus important.
La grande majorité des recherches se concentre sur le tokamak, une configuration inventée en URSS dans les années 1960 où le plasma est confiné sous la forme d’un « tore » par un champ magnétique puissant. C’est la configuration choisie par ITER, réacteur de démonstration en construction à Cadarache dans le sud de la France, dont l’objectif est de démontrer un gain de 10 – le plasma sera chauffé par 50 mégawatts de puissance et doit générer 500 mégawatts de puissance de fusion. Si ce projet titanesque impliquant 35 nations a connu des débuts difficiles, la construction avance à rythme soutenu et le premier plasma est attendu officiellement pour fin 2025, avec une démonstration de la fusion prévue vers la fin des années 2030.
Le Royaume-Uni a récemment lancé le projet STEP (Spherical Tokamak for Electricity Production)(6) qui vise à développer un réacteur connecté au réseau dans les années 2040. La Chine poursuit avec CFETR(7) un ambitieux programme visant à démontrer la production électrique et de tritium dans les années 2040. Enfin, l’Europe prévoit après ITER un démonstrateur tokamak (DEMO)(8) pour les années 2050, ce qui implique un déploiement seulement dans la deuxième partie du siècle.
Une autre configuration – le stellarator – est explorée notamment en Allemagne avec Wendelstein-7X qui démontre de très bons résultats. Si le confinement dans un stellarator est en deçà de ce qu’un tokamak peut atteindre, sa stabilité intrinsèque et les résultats récents en font une alternative sérieuse.
Les initiatives privées
En parallèle de ces projets publics, on entend de plus en plus parler d’initiatives privées, parfois soutenues par des grands noms comme Jeff Bezos ou Bill Gates. L’entreprise la plus ancienne (TAE) a été fondée en 1998 mais une accélération s’est produite après 2010 et on compte en 2021 environ une trentaine d’initiatives ayant attiré environ 2 milliards de dollars de capitaux au total. La majorité de ces initiatives promettent un réacteur dans les 10 ou 20 prochaines années et se posent comme une alternative à la lenteur de la filière classique.
Elles utilisent les développements technologiques récents (aimants supraconducteurs à haute température par ex), ou diverses configurations dont certaines n’avaient jamais été vraiment explorées : General Fusion utilise par exemple des pistons pour compresser le combustible(9). Si les résultats ne sont pas toujours publiés dans la littérature scientifique, on voit régulièrement des annonces démontrant des progrès réels. Si l’une de ces entreprises venait à démontrer la production d’énergie dans les délais promis, cela pourrait fortement accélérer les possibilités d’utiliser la fusion nucléaire.
Un déploiement qui prendra du temps
Il faut cependant garder en tête que le développement d’un premier réacteur est certes extrêmement important, mais que le déploiement d’une flotte de réacteur prendra du temps. Si on regarde les taux de déploiement du photovoltaïque, de l’éolien, et du nucléaire, on constate que dans leur phase de croissance exponentielle le taux de croissance de la puissance installée était entre 20 et 35% par an(10).
Si on suppose que la fusion parvient à suivre le même rythme, on voit que la fusion pourrait représenter 1% de la demande énergétique mondiale (valeur 2019) vers 2090. Si on considère un réacteur dans les années 2030, ce seuil pourrait être atteint vers 2060 et la fusion pourrait jouer un rôle plus important dans la deuxième partie du siècle. La fusion reste donc une aventure au long cours.
Sources / Notes
- National Ignition Facility experiment puts researchers at threshold of fusion ignition, 18 août 2021.
- Site d'Iter.
- The Joint European Torus (JET), EFDA.
- Le Laser Mégajoule (LMJ), CEA.
- With explosive new result, laser-powered fusion effort nears ‘ignition’, Science, 17 août 2021.
- Spherical Tokamak for Energy Production, UK Atomic Energy Authority.
- Overview of the present progress and activities on the CFETR, Nuclear Fusion, juin 2017.
- DEMO design activity in Europe: Progress and updates, Fusion Engineering and Design, novembre 2018.
- Site de General Fusion.
- No quick switch to low-carbon energy, Nature, décembre 2009.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.