Professeur émérite à l’Université de Montpellier
Fondateur du CREDEN
Auteur de l’ouvrage « Les prix de l’électricité. Marchés et régulation », Presses des Mines
L’Agence nationale en charge de la gestion des déchets radioactifs (Andra) a publié une évaluation du projet de stockage géologique des déchets les plus radioactifs (projet Cigéo) dont l’originalité est de mener une analyse coûts-avantages des options de gestion de tels déchets pour la société, sur une très longue période en envisageant des avenirs possibles contrastés(1). Il ne s’agit pas d’en calculer le coût à court terme, déjà estimé, mais d’analyser sous l’angle socio-économique si un tel projet est profitable pour la société.
Les types de déchets
Rappelons d’abord que le principe pollueur-payeur en vigueur pour la déconstruction des centrales nucléaires s’applique également au cadre de la gestion des déchets radioactifs : ce sont les producteurs de déchets radioactifs (dont particulièrement ceux qui interviennent dans le cycle du combustible nucléaire : EDF, Orano et le CEA) qui doivent constituer des provisions sécurisées.
Les déchets radioactifs, qui sont considérés par définition comme non valorisables, à la différence des matières radioactives (telles que les combustibles usés dans la politique énergétique française actuelle), sont classés selon deux paramètres : le niveau de radioactivité et la période (durée nécessaire pour que le déchet perde la moitié de sa radioactivité). On distingue 4 catégories de déchets :
- les déchets de très faible activité (TFA), qui constituent le plus gros volume de déchets, sont stockés dans un centre en surface (le CIRES). On rappelle qu’il n’existe pas de seuil de libération en France, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays (dont l’Allemagne). Le plan de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) a ouvert une possibilité par dérogation pour des déchets métalliques ;
- les déchets de faible et moyenne activité à vie courte (FMA-VC) qui sont stockés en surface dans le centre de l’Aube (CSA) et qui l’étaient autrefois dans le centre de la Manche (CSM) qui a été fermé ;
- les déchets de faible activité à vie longue (FA-VL) pour lesquels le stockage à faible profondeur (de l’ordre de quelques dizaines de mètres dans une couche argileuse sur la communauté de communes de Vendreuvre-Soulaines dans l’Aube) est aujourd’hui à l’étude ;
- les déchets de moyenne activité à vie longue (MA-VL) et les déchets de haute activité (HA), qui représentent environ 95% de la radioactivité totale, mais seulement 0,2% du volume total des déchets radioactifs, et qui sont actuellement entreposés sur sites avant d’être stockés dans le futur dans une formation argileuse en grande profondeur (environ 500 m) à la frontière des départements de la Meuse et de la Haute-Marne. C’est le projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) qui a été déclaré d’utilité publique en juillet 2022. Ces déchets, issus du fonctionnement du parc nucléaire actuel et passé, représentent envion 83 000 mètres cubes (dont 10 000 mètres cubes de déchets HA et 73 000 de déchets MA-VL). Rappelons que ces déchets ont pour certains une durée de vie qui dépasse plusieurs dizaines de milliers d’années.
Les options
À l’appui de cette décision publique une étude de l’Andra menée par un bureau d’études sous la coordination d’un groupe d’experts, a procédé à une évaluation socioéconomique (ESE), comme le prévoit la loi, mettant en évidence les avantages et inconvénients des diverses solutions possibles. Deux solutions principales étaient en débat, même si juridiquement la loi française de 2006 avait déjà tranché en faveur de la seconde :
- l’entreposage de longue durée (ELD) en surface ;
- le stockage irréversible (ou de réversibilité limitée dans le temps) dans une formation géologique profonde et stable (projet Cigéo).
D’autres solutions envisageables n’ont pas été explorées en raison de leur caractère encore non opérationnel à court et moyen termes : il s’agit de la transmutation de ces déchets obtenue par exemple par laser ou avec les centrales de 4e génération (surgénérateurs) capables de recycler une partie de ces déchets. La transmutation consiste à réduire la radioactivité des déchets en transformant les isotopes les plus radioactifs en isotopes stables ou à vie plus courte. Une autre solution pourrait être le « deep borehole », stockage dans des puits à grande profondeur (plus de 5 000 mètres) dans un socle cristallin mais qui n’apporterait toutefois pas d’avantage majeur par rapport au stockage à 500 mètres.
La méthodologie
La solution d’entreposage de longue durée (ELD) est a priori moins coûteuse que celle du stockage définitif en couche géologique profonde, à court terme du moins, mais elle nécessite une surveillance et une maintenance continue, pendant des siècles, et une reconstruction périodique des entrepôts (une fois par siècle au moins). Les dépenses sont échelonnées dans le temps ce qui réduit la valeur actualisée, surtout si le taux d’actualisation est élevé. Après obtention de son décret d’autorisation de création, Cigéo se développerait suivant plusieurs étapes : d’abord une phase industrielle pilote puis une phase de déploiement progressif qui durera une centaine d’années. Vers 2145, le centre de stockage devrait être fermé et scellé et les installations de surface démantelées. À cette date, le stockage ne nécessitera plus d’intervention humaine (sûreté passive) et c’est alors la géologie qui se chargera d’assurer la sûreté du stockage sur le long terme. Bien que l’objectif soit de garder la mémoire du stockage aussi longtemps que possible, on ne peut pas exclure son oubli sur le long terme. Le coût de construction de ce centre est estimé à environ 25 milliards d’euros, selon l’arrêté de 2016.
La comparaison entre ces deux principales options peut être menée à travers une analyse coûts-avantages classique de type valeur actualisée nette (VAN), mais en sachant que la spécificité de cette comparaison tient à la longueur de la période à prendre en considération (plusieurs centaines d’années). Le choix du taux d’actualisation va donc revêtir une importance particulière. L’étude a retenu une plage de valeurs pour ce taux avec le principe d’une décroissance de cette valeur dans le temps (entre 3,5% et 0,1%). L’originalité de l’approche retenue tient aussi au fait qu’il a fallu envisager deux états alternatifs de nos sociétés : une société stable et prospère sur plusieurs siècles (scénario OK) ou à l’inverse une société durablement instable et déclinante (scénario KO). En effet qu’adviendra-t-il de la société française dans 500 ans voire dans 1 000 ans ou au-delà ?
Sachant qu’un saut de 300 ans en arrière nous place à l’époque de Louis XIV, 500 ans à celle de François Ier. Certaines constructions de l’époque sont toujours en bonne condition (comme les châteaux de Chambord et de Versailles) mais que dire au-delà ? Le scénario OK considère que la société continuera à être prospère et bénéficiera d’institutions en bon fonctionnement soucieuses de maintenir la sécurité des installations d’entreposage de déchets voire de l’améliorer grâce à de nouveaux progrès techniques. Le scénario KO à l’inverse correspond à une société qui s’est dégradée de façon durable, dont la croissance économique est durablement nulle et qui se préoccupe peu de la sûreté des entrepôts de déchets radioactifs car elle n’en a plus les moyens ni humains ni financiers.
Pendant des siècles, la croissance du PIB per capita a été nulle dans les pays développés ; le PIB croissait grosso modo au rythme du taux de croissance démographique, ce que retiennent les théories économiques de « l’état stationnaire » et c’est seulement à partir du 18e siècle que nous connaissons une croissance per capita positive. Ce PIB per capita a été multiplié par 20 depuis deux siècles et demi mais qu’en sera-t-il dans cinq ou dix siècles ? Une croissance exponentielle est-elle même concevable ? Un taux de croissance de 1,5% par an durant 500 ans conduit à des chiffres astronomiques à terme. La croissance actuelle ne participe-t-elle pas à la destruction de notre environnement ce qui pourrait compromettre la croissance de demain ? La croissance continue est-elle d’ailleurs compatible avec la défense de l’environnement ? Un état stationnaire peut-il s’imposer pour des décennies voire des siècles et déboucher sur une décroissance durable source de conflits mondiaux ? Ce sont là des questions qui ne peuvent pas ne pas être posées à partir du moment où l’on s’interroge sur la surveillance de déchets radioactifs qui seront encore dangereux dans plusieurs siècles. Pour y répondre, l’évaluation a ainsi retenu plusieurs valeurs concernant la probabilité d’occurrence d’un tel scénario KO.
Les résultats
Les résultats de l’Evaluation socioéconomique du projet global Cigéo font apparaître des valeurs pivots portant à la fois sur le taux d’actualisation et sur la probabilité d’un scénario KO pour lesquelles on bascule de la solution Cigéo à la solution d’entreposage de longue durée (ELD) ou inversement. La conclusion principale est que le choix de Cigéo est le plus profitable d’un point de vue collectif dès lors que l’on assigne au scénario KO une probabilité de réalisation d’au moins 15%, ce qui n’est pas négligeable. Dès qu’un scénario catastrophe devient possible (pandémie durable, guerre mondiale) l’intérêt de ne pas avoir à surveiller et à reconstruire des sites d’entreposage de déchets radioactifs dangereux est évident, d’autant que les compétences scientifiques et techniques ont des chances de se dégrader dans un tel environnement. Les populations auront d’ailleurs d’autres soucis. Faire confiance à la géologie est donc préférable. Pour dire les choses autrement l’entreposage de longue durée, sans cesse renouvelé, est préférable dans le cas d’une société à fonctionnement normal si l’on adopte un taux d’actualisation relativement élevé donc un taux qui valorise le présent par rapport au futur. Mais dès lors que l’on envisage la possibilité d’une baisse du taux d’actualisation, qui traduit un souci de bien-être pour les générations futures au sein d’une société normale, ou le cas d’une société chaotique, l’analyse montre que c’est Cigéo qui constitue le choix le meilleur.
Conclusion
L’entreposage de longue durée ne l’emporte sur Cigéo qu’à condition d’être optimiste pour l’avenir ou peu attentif aux générations futures et en excluant tout risque de basculement vers une société chaotique. Cigéo constitue en revanche une forme d’assurance face à un risque de dégradation de la société à l’horizon d’un siècle ou au-delà. C’est une sorte de prime assurantielle et les calculs menés par l’Andra dans le cadre de cette évaluation montrent que cette prime est modeste. À cela s’ajoute le fait que, d’un point de vue éthique, il est légitime que la génération actuelle ne transfère pas aux générations suivantes le soin de gérer des déchets liés à des activités dont elle a profité.
La France n’est pas le seul pays à opter pour ce type de stockage : la Finlande et la Suède ont déjà fait ce choix. En Suède, les combustibles usés (la Suède n’a pas fait le choix de leur retraitement) seront disposés dans des conteneurs en cuivre. Ces conteneurs seront ensuite insérés dans des puits scellés par des bouchons de bentonite (argile très peu perméable) à 500 mètres de profondeur dans de la roche granitique. La Finlande a retenu le même concept de stockage géologique.
Sources / Notes
- Évaluation socioéconomique du projet global Cigéo, Andra, août 2020.
L’Évaluation socioéconomique du projet global Cigéo peut être consultée sur le site de l’Andra : http://www.andra.fr/cigeo/les-documents-de-reference. Cette évaluation conduite par l’Andra a été réalisée avec le concours du bureau d’études Citizing (Julie de Brux) et d’un comité d’experts présidé par Emile Quinet (Ecole Nationale des Ponts et Chaussées) comprenant Patrice Geoffron (Université Paris Dauphine), Pierre-Benoît Joly (INRAE, Toulouse), Reza Lahidji (KPMG), et Jacques Percebois (Université de Montpellier). Pour une analyse plus complète on se reportera aux articles parus dans La Revue de l’Energie (« Déchets radioactifs : retour sur l’évaluation socio-économique du projet Cigéo », n° 659 novembre-décembre 2021) et dans Futuribles (« Que faire des déchets radioactifs ? Anticiper l’avenir à 1 000 ans », n° 452 janvier-février 2023).
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