Baisse de la consommation d’énergie d’ici 2050 : l’impasse des objectifs annoncés

Philippe Charlez

Expert en questions énergétiques, Institut Sapiens

Du discours délivré par le Président de la République à Belfort le 10 février 2022(1), on a surtout retenu la relance du nucléaire civil. En revanche, la mesure pourtant essentielle consistant à réduire de 40% la consommation d’énergie finale des Français à l’horizon 2050 est passée au second plan(2). Le chiffre n’a attiré que peu d’attention hormis celle de l’économiste Christian Saint Etienne qui avait judicieusement twitté juste après le discours du Président que « ce chiffre clé de son propos rendait impossible la réindustrialisation et la hausse du niveau de vie »(3).

Dans la plupart des scénarios prospectifs, ce chiffre de réduction de consommation est souvent préétabli sans vraiment se poser la question de sa compatibilité avec la croissance économique mise en parallèle. Les chiffres les plus déraisonnables circulent ainsi sans émouvoir personne : certains des scénarios récemment publiés par l’Ademe(4) misent sur une réduction de l’ordre de 55% alors que celui du collectif négaWatt frôle les 60% de réduction.

En déclarant sa volonté d’« atteindre en trente années la neutralité carbone » sans pour autant « faire preuve d’austérité énergétique » et tout en « assurant le développement industriel de notre pays », le Président présuppose implicitement que la consommation énergétique est décorrélée de la croissance économique du pays(5). Est-ce vraiment bien raisonnable ?

Il existe certes aujourd’hui d’importantes réserves d’optimisation de la consommation énergétique dans les transports, l’habitat et l’industrie. Toutefois, si à terme la croissance économique pourra se passer de carbone grâce au remplacement des énergies fossiles par des énergies décarbonées, elle ne pourra en revanche se passer d’énergie.

Le concept d’intensité énergétique

Pour anticiper l’impact de la réduction de la consommation d’énergie sur la croissance, on ne peut se contenter de la notion trop simpliste de sobriété énergétique (consommation annuelle d’énergie par habitant). Il est indispensable d’introduire le concept d’intensité énergétique égal au rapport entre la consommation d’énergie primaire d’une région ou d’un pays et sa production de richesse. S’exprimant en kWh/$, elle traduit la quantité d’énergie requise pour produire une unité de richesse. Plus elle est faible, plus l’économie s’avère performante.

Depuis le début du XXe siècle, l’intensité énergétique mondiale(6) est passée de 7 kWh/$ à moins de 2 kWh/$. Cette remarquable baisse cache toutefois une forte disparité géographique : les pays de l’OCDE se situent bien en dessous de la moyenne mondiale tandis que la plupart des pays émergents ont une intensité énergétique bien supérieure. Ainsi pour produire 1$ de richesse, la France et l’Allemagne consomment un peu moins de 1 kWh et la Grande-Bretagne 0,8 kWh. En revanche, pour produire ce même dollar de richesse, la Russie consomme 5 kWh, l’Inde 3,5 kWh et la Chine 2,8 kWh(7).

Cette forte hétérogénéité s’explique en partie par la désindustrialisation des pays de l’OCDE au profit des services. Toutefois compte tenu du poids moyen(8) de l’industrie dans la production de richesses nationales (< 30% au niveau mondial(9)), la différence s’explique surtout par l’inefficacité des systèmes énergétiques des pays émergents (habitat mal isolé, parc de voitures mal entretenu, outil industriel souvent obsolète).

L’extrapolation asymptotique des tendances historiques de l’intensité énergétique(10) montre qu’elle pourra difficilement descendre sous 0,5 kWh/$ dans les économies tertiaires les plus désindustrialisées. Ramener en France la part de l’industrie à 20% du PIB (contre 12% aujourd’hui) demandera une intensité énergétique supérieure à 0,5 kWh/$ (nous avons retenu une valeur de 0,6 kWh/$ dans nos travaux en prenant entre autres en compte le fait que la réindustrialisation rajouterait de l’ordre de 10% de demande énergétique). En dessous de ce seuil d’intensité énergétique, la richesse ne peut donc plus se découpler de l’énergie. Autrement dit, lorsqu’on atteint cette valeur minimale, tout accroissement de richesse demande un accroissement de consommation d’énergie et, inversément, sans accroissement de consommation d’énergie, la richesse ne peut plus croître.

Analyse de plusieurs scénarios de réduction de la consommation

Partant des 1 800 TWh consommée en France en 2019 (incluant la partie non énergétique dédiée à la pétrochimie), quatre scénarios de réduction de l’énergie finale ont été considérés : - 21% (valeur qui assure une croissance de 1% jusqu’à l’horizon 2050 tout en restant compatible avec l’intensité énergétique « minimale » de 0,6 kWh/$), - 40% (proposition présidentielle conforme aux scénarios RTE), - 54% (Ademe), - 60% (négaWatt 100% renouvelables). Dans tous les cas, la croissance économique retenue(11) est égale à 1% par an et, conformément aux données de l’Insee, une légère croissance démographique a été prise en compte (70 millions d’habitants à l’horizon 2050).

Parmi les quatre scénarios envisagés, seul le premier n’est pas contraint par le seuil d’intensité énergétique minimal. Pour le scénario « présidentiel », la valeur seuil serait atteinte en 2041 tandis que pour les deux autres scénarios, elle serait respectivement atteinte dès 2036 et 2030.

En termes économiques, seul le premier scénario assure ainsi une croissance économique continue du PIB/habitant (+ 29,3%) sur la période 2021 à 2050. Si pour le second scénario, la richesse reste quasiment stationnaire sur la période (le PIB/habitant progresse de 1,3%), sa décroissance s’amorce en 2041. Quant aux scénarios 3 et 4, ils sont tous deux profondément décroissantistes avec un PIB/habitant déclinant sur la période respectivement de 22% et 55%.

Sauf à envisager une décroissance économique, la stratégie présidentielle demande ainsi d’être corrigée sur deux points majeurs. Si l’on souhaite réindustrialiser la France et maintenir une croissance économique minimale, la réduction de la consommation d’énergie finale à l’horizon 2050 pourra difficilement excéder 25%. Ce qui impliquera de disposer de moyens de production bien plus importants que ceux anticipés, notamment en ce qui concerne les nouveaux réacteurs nucléaires(12).

Sources / Notes

  1. « Reprendre en main notre destin énergétique ! », discours d’Emmanuel Macron à Belfort, 10 février 2022.
  2. Emmanuel Macron a utilisé les scénarios RTE qui mentionnent « aujourd’hui » comme année de référence et prend comme base une consommation annuelle en énergie finale de 1 600 TWh. J’ai retenu ici comme énergie finale (incluant la part non énergétique) la valeur de 2019 pour m’affranchir de l’effet COVID en 2020 (soit 1780 TWh).
  3. « Pourquoi la politique énergétique française doit évoluer » – l’analyse de Christian Saint-Etienne, L’Opinion, 22 février 2022.
  4. Transition(s) 2050, Ademe.
  5. La question de la décorrélation est largement développée dans le chapitre 3 de l’ouvrage « Prospérité sans croissance » de Tim Jackson (Éditions De Boek Supérieur, 2017).
  6. Source des données : BP Statistical Review 2021 et Banque mondiale.
  7. « L’utopie de la croissance verte. Les lois de la thermodynamique sociale », Philippe Charlez, éditions JM Laffont, 2021.
  8. Source des données : AIE.
  9. Ibid.
  10. « L’utopie de la croissance verte. Les lois de la thermodynamique sociale », Philippe Charlez, éditions JM Laffont, 2021.
  11. Valeur retenue par l’Agence internationale de l’énergie dans ses différents scénarios pour les pays de l’OCDE.
  12. En supposant 15 GW de puissance nucléaire existante encore en service à l’horizon 2050, le scénario d’une réduction de 21% de la consommation d’énergie finale d’ici à 2050 demanderait la mise en œuvre de 31 EPR, soit le double de la projection présidentielle.

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Commentaire

APO
Et oui, le dilemme de la Croissance !!! Mais une croissance peut-elle être infinie ??? Ca c'est une "patate" chaude que personne ne veut entendre...
Yannick Augros
Argumentaire que je trouve très peu pertinent. L'article part du principe que l'intensité énergétique ne pourra pas descendre en dessous de 0.5kWh/$ sans aucune explication autre que deux renvois vers des livres (Renvois (5) et (10)). Cela reste un postulat très discutable. Aujourd'hui 80% de notre consommation finale d'énergie est réalisée par le transport et le bâtiment, deux secteurs pour lesquels les techniques pour tripler l'efficacité énergétique sont connues. (Le moteur thermique à une efficacité énergétique à peu prêts trois fois moindre que le moteur électrique et nous savons construire des bâtiments passifs). Il est donc très possible de diminuer drastiquement notre intensité énergétique... encore faut-il le vouloir et être capable de le financer.
APO
@Yannick Augros, Je suis assez d'accord avec votre conclusion surtout le "vouloir et être capable de le financer" (!?). Par contre, je mettrais un bémol sur les batiments "passifs", on sait faire certes des batiments consommant de moins en moins d'énergie et également renover beaucoup de "catégories" d'immeubles et de logements, toutefois certaines ne sont pas faciles à isoler par exemple beaucoup d'immeubles "Hausmaniens" de Paris. Les résultats du neuf/passif et de certaines rénovations ne sont pas souvent ceux qui sont espérés au départ, c'est pas mal, mais ce n'est pas l'objectif attendu (effet rebond du aux comportements, malfaçons diverses, etc...). Pour 2050, la France n'aura pas de très larges proportions de ces logements en Batiments réellement passifs, mais ce sera bien mieux qu'aujourd'hui... La France manque par ailleurs d'artisans qualifiées face à ces innombrables chantiers à mettre en route (ce qui sera aussi une limite à certains moments et l'est déjà), et les fournitures issues de l'industrie vont couter plus chères avec les prix de l'énergie car sont elles-mêmes consommatrices de pas mal d'énergie, notamment la Laine de Verre et les matériaux en Polystyrène... Je vous suis et suis d'accord sur le principe de la diminution de l'intensité énergétique en France (notamment le Transport), mais pour le Batiment cela risque de ne pas être des gains fulgurants par rapport à aujourd'hui (en espérant me tromper...) et les tendances risquent de se prolonger de manière assez linéaire (sauf si les hivers sont nettement plus doux, ce qui n'est pas à exclure en tendance également)...
Yannick Augros
@APO, Nous sommes assez d'accord. Je trouvais que l'article présentait cela comme une impossibilité technique. C'est contre cela que ne ne suis pas d'accord. Aujourd'hui les possibilité technique de faire baisser l'intensité énergétique en dessous de 0.5 kWh/$ existent et en plus cela progresse très rapidement (voiture électrique de plus en plus efficaces, pompes à chaleur...). Par contre je suis parfaitement d'accord que les blocages financiers, organisationnel, psychologique...rendent une telle évolution de notre société bien plus lente que ce qui serait nécessaire pour la planète.
Robin Girard
Je rejoins le commentaire de Yannick Augros ci-dessus, l'efficacité énergétique des véhicules électriques, des pompes à chaleur, justifient à elles seules une partie importante de la diminution de la consommation d'énergie, l'électricité n'est pas une énergie comme les autres c'est assez connu (je dirais du niveau lycée ?). Cette analyse par intensité énergétique est vraiment trop simpliste et passe à côté de l'essentiel de la transition énergétique, soit par méconnaissance du sujet soit par volonté de manipulation (bizarre sur connaissance des énergies). On pourra par exemple retrouver plus de détails sur ce qui se cache derrière ces évolutions de consommation dans le rapport de RTE d'où viennent les chiffres utilisés par le président (voir la modélisation usage par usage dont une synthèse est proposée ici avec un scénario ré-industrialisation https://assets.rte-france.com/prod/public/2022-02/BP50_Principaux%20re%CC%81sultats_fev2022_Chap3_consommation.pdf ). En outre, il y a des contraintes fortes sur le vitesses de développement des capacités de production (renouvelables et nucléaires), j'en parle ici https://www.energy-alternatives.eu/2021/10/25/rapport-RTE.html
APO
Bonjour, je me permets de commenter quelques-uns de vos points : - Les pompes à chaleur sont effectivement très efficaces (par exp perso + documentation générale), mais elles ne sont pas facilement généralisables à tous les types de Bati : 1 - Assez à très facile pour un pavillon/maison de banlieue/province surtout si le chauffage précédent était au fioul et/ou pour du neuf --> il y a encore beaucoup de logements à équiper dans l'ancien. Souvent les radiateurs dans les logements anciens n'ont pas à être changé... 2 - Assez à très compliqué pour des appartements en copropriété chauffés au gaz individuellement... --> Les raccordements à des systèmes de Chauffage urbain ne sont pas toujours faciles/possibles. De plus les radiateurs existants ne sont pas tous adaptés au chauffage par pompe à chaleur et nécessitent parfois d'être changé... Ces 2 catégories étant assez importantes dans le parc global de logement Français, il sera aisé d'avoir de bons résultats sur le parc 1, mais compliqué sur le parc 2. Cela va donc avancé pour les pompes à chaleur, mais avec des risques de tassements (sauf sur le neuf) dans le futur... Dernier point, les pompes à chaleur n'ont parfois pas été favorisées par les politiques publiques de ces 15 dernières années et beaucoup de chaudières à Gaz (à condensation et autres) ont été installées, cela risque de poser des problèmes l'hiver prochain d'une part et d'autre part, on ne change pas sa chaudière (ni les artisans) tous les 5-10-15 ans - Financement !? (Formation !?)... C'est encore un point dur devant nous parmi d'autres... Le métier de "chauffagiste" n'étant pas plébiscité chez les jeunes d'une part et d'autre part techniquement l'installation et l'entretien d'une chaudière à Gaz versus une pompe à chaleur ont certes des points communs mais aussi de notables différences...
APO
Je me permettrais de rajouter à votre commentaire que vu l'actualité, et les prix du Gaz, il y aura aussi un très gros travail sur les industries (Grandes, moyennes et aussi les petites-PME/PMI) toujours présentes en France sur la substitution du Gaz par l'électricité et ce au plus vite pour qu'elles restent concurrentielles et sur le territoire français... Non seulement il y a des gains potentiels en intensité énergétique, mais des filières d'excellence à promouvoir pour le Futur (le quasi-tout électrique sera un jour mondial dans quelque décennies).
poleoto
Les scenarios , du type ADEME, sont marqués par la seule prise en compte des données techniques . Or l'obstacle majeur à tout changement sociétal se trouve dans les comportements , bien difficiles à modifier .L'exemple des réactions aux augmentations du prix des carburants est là pour en montrer la force d'inertie ..le goût affiché pour l'habitat individuel en est un autre . Le refus des éoliennes imposées par le gouvernement témoigne de la nécessité de conjuguer production d'électricité et respect des personnes .Sauf à donner tout pouvoir aux technocrates .
jean-jacques Attia
Si les scénarios du type de ceux produits par l'ADEME étaient marqués par la seule prise en compte des données techniques, j'ai envie d'écrire que cela se saurait. Dans notre société, il n'y a pas de scénario énergétique neutre. Certains essaient de le faire croire, et tentent de masquer les intérêts idéologiques ou économiques qu'ils défendent. Je vous suis sur la nécessité de respecter les personnes. C'est vrai dans le domaine de l'énergie comme dans tous les domaines. Toute la question porte sur comment faire respecter l'intérêt de toutes les personnes, quand quelques uns n'ont qu'une idée : continuer à faire travailler les autres pour leur seul bénéfice.

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