Présidente de la Commission nationale du débat public
Ancienne secrétaire d'État chargée de l'Écologie
La Commission nationale du débat public (CNDP) veille depuis presque 25 ans à l’organisation de débats publics sincères sur les grands projets ayant un impact sur l’environnement. L’enjeu, qui a été posé par la loi en 1995, est bien d’éclairer le décideur sur ce que pense le public de son projet, ou plus exactement ce qu’il pense de l’idée de son projet. La CNDP intervient en effet très tôt dans la construction du projet, à un moment où l’opportunité de celui-ci, ses grandes caractéristiques, ses alternatives peuvent être mises au débat.
Dans un modèle démocratique et administratif aussi structuré que le nôtre, l’idée du débat public n’allait pas de soi. Elle est née d’un double constat : le constat d’une conflictualité croissante autour des grands projets d’infrastructures qui ne tiraient plus leur légitimité de la seule expertise des ingénieurs ou de leur rationalité économique ; le constat d’un enjeu inhérent aux biens environnementaux, biens communs qui par leur nature ne sont appropriables par personne et engagent la responsabilité de tous. De ces constats, la déclaration de Rio sur le développement durable et l’environnement en 1992 tire le principe que « la meilleure façon de traiter les questions d'environnement est d'assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient ». Depuis 1995, le chemin du débat public ne fut pas sans embûches. Il n’est pas d’année où son existence, ainsi que celle de la CNDP, ne sont pas remis en question. Pour autant, la participation ne cesse de se développer et son périmètre s’étend désormais à la plupart des projets énergétiques.
Quels constats faisons-nous de 25 ans de débat public dans le domaine de l’énergie ? La CNDP a conduit 31 débats publics sur des projets énergétiques majeurs, dont trois débats concernant des politiques nationales – le débat sur les options générales de gestion des déchets à haute activité et vie longue en 2005, la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) en 2018 et le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs en 2019. Par ailleurs, 7 débats ont concerné des projets de parcs éoliens en mer et 6 autres ont porté sur des projets concernant l’énergie nucléaire. Nous avons, par conséquent, une expérience particulièrement riche sur des projets parfois hautement conflictuels. Cette expérience se poursuit puisque la CNDP organise actuellement trois débats publics sur l’énergie concernant le projet d’éolien posé en mer en Normandie, le projet du parc éolien en mer de Dunkerque et le projet d’éolien flottant en mer en Bretagne.
Le public « élève » systématiquement l’objet du débat…
Le débat public dans le domaine de l’énergie ne déroge pas à deux constats communs à toutes les procédures participatives. Premier constat, les maîtres d’ouvrage pensent le débat sous l’angle de l’acceptabilité d’un projet qu’ils jugent incontournable tandis que le public l’envisage comme le questionnement d’un système de valeur. Le public « élève » systématiquement l’objet du débat. Deuxième constat, le public ne s’engage dans le débat que s’il considère que cela aura une influence sur la décision finale. Le défaut de confiance dans la volonté d’écoute du décideur est particulièrement fort.
Ces constats sont amplifiés sur la question énergétique compte tenu de l’histoire du projet nucléaire en France. Ainsi, cette énergie est-elle abordée par le public comme l’incarnation d’un système de valeur, d’un rapport au progrès technique, aux grandes entreprises et à la centralisation étatique. Elle demeure également, et plus encore aujourd’hui, le symbole d’une politique que le public juge « imposée » d’en haut, sans prise en considération de sa parole. Ce constat propre au nucléaire irrigue l’ensemble du débat sur l’énergie. Il est bien difficile de traiter de questions énergétiques tant la confiance est faible dans la capacité du décideur à écouter le grand public. Alors même que la participation se développe et que les lois en renforcent le champ institutionnel, la défiance du public ne s’estompe pas. Nous la retrouvons lors de procédures participatives sur des projets d’énergie renouvelables souvent suspectés d’être portés par des intérêts économiques et de ne pas être pensés à l’échelle du territoire.
Sur 31 projets, 18 ont été repensés autour des alternatives et options techniques discutées pendant le débat public…
Cependant, les procédures participatives que nous avons conduites dans le domaine de l’énergie ont toujours apporté des éclairages particulièrement forts et pertinents. Loin de l’idée reçue selon laquelle seuls les opposants se mobilisent, ces procédures ont permis de grandes avancées des projets. Ainsi, sur 31 projets, 18 ont été repensés autour des alternatives et options techniques discutées pendant le débat public. C’est d’ailleurs la participation dans le domaine de l’énergie qui fut la première à prouver que le public avait une expertise riche d’enseignements pour le décideur. Lors du débat sur la ligne à très haute tension Boutre-Carros en 1998, alors que les ingénieurs d’EDF étaient peu enclins à discuter les options techniques de leur projet, une responsable de l’entreprise les a néanmoins enjoints d’étudier les propositions portées par le public. Il s’est avéré que l’une d’elles était plus intéressante que le projet d’origine. Elle fut finalement retenue. Ce débat public est l’exemple de l’éclairage de la décision par le public.
Plus récemment, nous avons conduit deux débats publics sur des plans nationaux. Le débat conduit en 2018 sur la programmation pluriannuelle de l’énergie a démontré que le décideur devrait être plus à l’écoute du public. Le 30 juin 2018, lors des conclusions de ce débat, nous avons souligné deux enseignements majeurs : d’une part, l’aspiration forte à une territorialisation des politiques et projets énergétiques contre le sentiment de projets « imposés d’en haut » ; d’autre part, le sentiment fort que la transition énergétique était synonyme d’injustice sociale. Le Président de la commission particulière en charge de ce débat public a même souligné le risque imminent de « jacquerie fiscale ». Les faits ne nous ont pas démentis.
Lors du débat public sur le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs – le premier débat depuis 2006 qui a pu se dérouler sur ce sujet sensible sans violences – nous avons constaté que les grands choix de gestion opérés en 2006 n’étaient toujours pas partagés. Nous avons surtout invité le gouvernement et les pouvoirs publics à respecter les acteurs, notamment les acteurs associatifs et opposants, qui se sont engagés dans ce débat. Ils ont fait le pari que ce débat pouvait être utile, que la parole du public pouvait être écoutée par les décideurs, que des réponses claires et argumentées seraient apportées. Si les réponses apportées devaient être laconiques ou fermées, à l’évidence tout l’édifice de la participation du public dans un cadre institutionnel s’effondrera.