La vision de…
Thierry Gaudin
Président de la Fondation 2100
Compte tenu des ruptures qui se sont produites dans le système énergétique pendant la seconde moitié du XXe siècle (chocs pétroliers, démarrage du nucléaire et développement des énergies dites « nouvelles »), il semble difficile d’anticiper l’évolution d’ici 2050. L’exercice est, pour cette raison, stimulant. Je crois aussi que l’enjeu en vaut la peine car bien des indices laissent penser que la trajectoire de la première moitié du XXIe siècle a de grandes chances de s’écarter du prolongement des tendances actuelles. Ce qui suit n’est pas le fruit d’une enquête approfondie ; c’est un récit qui fait suite aux travaux de prospective que j’ai menés ou dirigés depuis une trentaine d’années.
Depuis la parution de « 2100, récit du prochain siècle » en 1990(1), l’espèce humaine a pris conscience d’être entrée dans l’anthropocène avec l’inversion du rapport de domination entre l’homme et la nature. Pallier les conséquences néfastes des modifications que nous avons apportées à la composition de l’atmosphère, aux cycles de l’eau et du carbone apparaît comme un impératif. Cela concerne au premier chef le système énergétique. Il faut passer en moins d’un siècle de 80 % de sources d’énergie fossiles à 80 % de sources sans émission de gaz à effet de serre (GES). Les instances internationales seront-elles suffisamment efficaces pour que cette transition nécessaire ait des effets visibles avant 2050 ?
Le développement de l’humanité a reposé sur des sources d’énergie abondantes et bon marché. Au cours actuel du brut (la référence) sur les marchés de gros, un litre de pétrole est moins cher qu’un litre d’eau minérale au supermarché. L’humanité saura-t-elle procéder en douceur à la transition vers un système plus écologique mais à énergie chère ?
Par ailleurs, la menace d’une crise planétaire majeure d’ici 2050 n’est pas à exclure, entraînant une transformation radicale du système énergétique. Pour commencer, essayons d’anticiper, comme le recommande Benjamin Dessus, les futurs usages de l’énergie. Dans les pays développés, trois grands types d’usages constituent schématiquement la consommation actuelle d’énergie : un tiers pour la production, l’industrie et l’agriculture, un tiers pour les transports et un tiers pour le chauffage des bâtiments, habitations et lieux de travail.
L’agriculture contribue de façon marginale à la consommation d’énergie (2%), mais pour près de 30% aux émissions de GES, la moitié étant due au changement d'utilisation des sols (déforestation). Une agriculture plus écologique devrait viser à réduire ces émissions.
Une part importante des fabrications industrielles est partie sous d’autres cieux, ce qui déplace la consommation mais ne l’abolit pas. On peut cependant estimer que les nouvelles installations étant plus performantes, il y a diminution de la consommation, en supposant que la demande finale ne change pas. Mais cette demande s’accroît à mesure que les pays s’industrialisent et s’urbanisent. Quant à l’agriculture, son mouvement vers l’écologie, de plus en plus nécessaire à cause de la pollution des sols et des nappes par les engrais et les pesticides, devrait diminuer sa consommation d’énergie.
La question du transport amène à anticiper des changements bien plus importants : d’abord, les performances du système de communication rendent bien des déplacements inutiles ou superflus. Ensuite, le pilotage automatique des transports (aujourd’hui le métro, demain les livraisons par véhicules autonomes de type « Google Car ») et la robotisation des stockages et des fabrications diminuent encore les déplacements obligatoires des personnes, remplacés par de la téléprésence, de la gestion et de la documentation à distance.
Les circuits économiques sont bouleversés par les formes nouvelles de communication, ce qui diminue le besoin d’énergie à niveau de vie égal. 2050 pourrait marquer le début d'un âge d'or de l'électricité, la part de ce vecteur dans la consommation d’énergie finale passant de 20% actuellement à plus de 50%. Il me semble que l’on s’oriente vers la coexistence de deux systèmes : d’une part, un système centralisé associé aux métropoles et aux grandes infrastructures de transport et, d’autre part, un système décentralisé avec des unités partiellement autonomes pour les régions rurales.
Quant au chauffage des locaux, les nouvelles constructions sont mieux isolées et les anciennes s’équipent en doubles fenêtres mais l’évolution des bâtiments est lente de telle sorte que l’effet en 2050 risque d’être de second ordre.
Néanmoins, je ne peux me limiter à cette vision, trop centrée sur la civilisation urbaine d’un pays riche et dépensier. Il faut tenir compte aussi des pays en développement, dont la consommation d’énergie va croître en raison du rattrapage de leur niveau de consommation. D’autre part, le flux de migrants, qu’il soit dû ou non au changement climatique, pose des problèmes nouveaux et aura des conséquences importantes sur l’énergie.
On dit parfois que le XXe siècle a été le siècle du pétrole et que le XXIe sera celui de l’eau. En effet, d’une part les zones de sécheresse se multiplient (pourtour de la Méditerranée, Moyen-Orient, Australie, sud-est de la Chine, Mexique, Californie, etc.). D’autre part, en accélérant la fonte des glaciers, le réchauffement rend le cours des fleuves issus de l’Himalaya ou des Andes plus irrégulier, justifiant la construction de barrages en aval comme c’est déjà le cas en Chine, en Inde et au Brésil. La montée du niveau des océans obligera sans doute à d’importants travaux portuaires, d’autant plus nécessaires qu’une migration vers les côtes a déjà commencé au XXe siècle.
Il faut donc s’attendre à une multiplication des usines de dessalement, lesquelles consomment beaucoup d’énergie. Les estimations du flux de migrants, effectuées après le travail de l’OCDE en 2015 sont de plusieurs centaines de millions pendant le XXIe siècle, une bonne partie causée par les sécheresses car même des migrations dues aux conflits ethniques et religieux sont en fait des conséquences d’un appauvrissement, notamment des populations de cultivateurs éleveurs.
Le scénario ci-dessus (publié en 1990 dans le livre « 2100, récit du prochain siècle ») montre l’ampleur des évolutions attendues du côté de la production d’énergie dans le monde. Il a été retravaillé depuis, notamment par Jean Louis Bobin, mais sa ligne générale subsiste.
Si les changements à attendre sont importants du côté de la production et des économies d’énergie, on peut s’attendre à des changements encore plus importants du côté du transport d’énergie et des usages.
En ce qui concerne le transport, l’interconnexion des réseaux électriques est en marche. Elle peut se faire d’ici 2050. L’exemple du projet Medgrid (interconnexion du pourtour de la Méditerranée), suspendu pour des motifs politiques, montre que les dossiers techniques sont prêts et qu’il suffit d’attendre qu’une génération de politiciens un peu plus raisonnable prenne la relève. Il est actuellement difficile d’estimer si le transport d’électricité se fera en 2050 par des lignes à très haute tension ou par supraconductivité.
Le stockage de l’énergie promet aussi d’évoluer assez vite (comme le montre l’exemple des batteries lithium-ion). L’électrification du transport et celle des communications seront demandeuses de grandes capacités nouvelles. Il est probable, l’exemple de l’automobile électrique le montre, que le stockage de l’électricité se substituera partiellement à l’usage des carburants liquides. Mais l'électrochimie a ses limites. A production d'énergie égale, une batterie sera toujours plus lourde qu'un plein d'essence : dans ce dernier cas, l'oxygène est fourni par l'air et sa masse n’est pas comptabilisée.
En ce qui concerne la production d’énergie, le gaz et le pétrole de schiste ont déjà changé le panorama des énergies fossiles. Néanmoins, on peut se demander si la population, saisie d’une prise de conscience des problèmes posés par l’effet de serre, ne préférera pas s’orienter vers des sources plus écologiques et plus autonomes telles que le solaire, l’éolien ou le biogaz. Ce dernier est d’ailleurs répandu dans les villages de Chine et d’Inde où des millions de fermenteurs fonctionnent depuis des décennies.
Il est vraisemblable que la population continuera à migrer vers les côtes, d’où le développement de différentes formes d’énergies marines, issues des marées, de la houle ou du potentiel thermique (énergie thermique des mers ou « ETM »).
Quant au nucléaire, il est vraisemblable qu’il subsistera, sans avoir toutefois le rôle dominant que ses promoteurs souhaitaient lui voir jouer au XXe siècle. Il est peu probable que la fusion contrôlée, qu’on tente de stabiliser depuis trente ans, soit opérationnelle d’ici 2050.
En conclusion, le paysage énergétique du XXIe siècle semble beaucoup plus diversifié que celui du XXe. Les risques de pénurie, qu’avaient fait craindre les crises pétrolières de la fin du siècle dernier, s’éloignent. Il est clair que cela ne sera pas sans conséquences géopolitiques.
Sources / Notes
- Ouvrage de Thierry Gaudin paru en 1990 (2e édition en 1993).