La vision de…
Jean Jouzel
Directeur émérite de recherche au CEA
Ancien vice-président du groupe scientifique du GIEC (2002-2015)
Chercheur dans le domaine de l’évolution du climat, ce sont en premier lieu les conclusions des rapports successifs du GIEC - le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat – qui nourrissent ma réflexion sur le paysage énergétique mondial en 2050. Si rien n’était fait pour maîtriser l’augmentation de l’effet de serre liée aux activités humaines, nous irions à la fin de ce siècle vers un réchauffement moyen proche de 5°C par rapport à la période préindustrielle avec des conséquences auxquelles il sera difficile de faire face. Tous les voyants sont au rouge quelles que soient les conséquences concernées : acidification de l’océan, élévation du niveau de la mer, événements extrêmes, accès à l’eau, biodiversité, sécurité alimentaire, phénomènes irréversibles liés à la fonte du permafrost, etc. J’adhère donc pleinement à l’objectif de l’accord de Paris avec l’espoir que la limitation du réchauffement nettement en-dessous de 2°C par rapport à ce niveau préindustriel – soit environ 1°C par rapport aux conditions que nous connaissons aujourd’hui – préserverait notre capacité d’adaptation, au moins pour l’essentiel. En effet, même dans cette hypothèse, une élévation du niveau de la mer proche d’un mètre est inéluctable d’ici la fin du siècle prochain. Et certains pays – souvent parmi les plus pauvres – ont déjà dépassé leur seuil de vulnérabilité, ce qui apporte des arguments vis-à-vis de la poursuite d’un objectif « 1,5°C » encore plus ambitieux.
Or, il y a un lien très étroit entre l’augmentation de l’effet de serre et l’évolution du mix énergétique au cours des prochaines décennies. Environ les trois quarts de cette augmentation résultent des émissions de CO2 dont environ 85% sont dues à l’utilisation de combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz), le reste étant lié à la déforestation et à la production de ciment. Le dernier rapport du GIEC met ce lien en évidence en établissant que le niveau de stabilisation du réchauffement est fonction du cumul des émissions de CO2. A un objectif donné peut donc être associée une quantité de CO2 restant à émettre. En supposant que les émissions des autres gaz à effet de serre - en particulier le méthane et le protoxyde d’azote dont une part importante est liée à l’agriculture – n’augmentent pas, il faut limiter les futures émissions de CO2 liées aux activités humaines à 700 milliards de tonnes (Gt CO2). En 2016, celles liées aux combustibles fossiles et à l’industrie se sont établies à 36 Gt CO2 si bien qu’à ce rythme, il ne nous reste plus qu’une vingtaine d’années d’émissions. Or, s’appuyant également sur les chiffres publiés par le GIEC, les « réserves » qui peuvent être exploitées aux conditions techniques et économiques d’aujourd’hui sont évaluées à 2 600 Gt CO2 en tenant compte du pétrole, du gaz et du charbon. Mais elles ont plus que doublé avec l’exploitation du gaz de schiste et de pétrole non conventionnel et l’objectif 2°C requiert donc des émissions de CO2 correspondant à moins de 15% de l’ensemble – conventionnelles et non conventionnelles – de ces réserves.
Ce double constat illustre le changement rapide et extrêmement important qui devrait caractériser le système énergétique mondial d’ici 2050. Tous les scénarios compatibles avec l’objectif 2°C se traduisent par une diminution importante des émissions de CO2, de l’ordre d’un facteur 3 à cet horizon par rapport à 2020. Le défi est immense et nécessite l’adoption de nouveaux modes d’investissement. D’après le GIEC, les modifications les plus importantes des flux d’investissement associés, d’ici 2030, à ces scénarios « sobres en carbone » concernent par ordre décroissant l’efficacité énergétique, le développement des énergies renouvelables, le piégeage et stockage du CO2, et le nucléaire avec en parallèle des désinvestissements importants dans les domaines de l’extraction des combustibles fossiles et de leur utilisation, hors piégeage et stockage du CO2.
Je suis bien conscient de la très grande difficulté de mise en œuvre de cette transition énergétique, y compris dans un pays comme le nôtre, qui dès 2005, s’est doté d’un objectif ambitieux de division par 4 de ses émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2050, confirmé dans le cadre du Grenelle de l’Environnement, et repris en 2015 dans la loi sur « la transition énergétique pour la croissance verte. D’autant plus qu’il s’agit d’un objectif relatif à l’ensemble des gaz à effet de serre qui devrait donc être encore plus contraignant pour la partie énergie dans la mesure où une telle diminution n’est pas envisageable sur le volet agricole. Cette ambition est compatible avec l’objectif affiché dans l’accord de Paris qui, s'il n’était pas respecté, rendrait difficile – voire impossible dans certaines régions du globe – l’adaptation au réchauffement climatique dans la seconde partie du XXIe siècle et au-delà.
Sources / Notes
Le GIEC a reçu le prix Nobel de la paix en 2007 alors que Jean Jouzel était vice-président du groupe scientifique.